mardi 28 mai 2019

Sally Mann ou la vie dans les bois par Thierry Grizard

Sally Mann s’est fait connaître par son second livre « Immédiate Family » (1984-1992) qui souleva rapidement une polémique qui lui reprochait son exhibitionnisme à l’égard de sa famille, en particulier ses enfants et lui prêtait des intentions ambiguës relativement à ses images de nudités juvéniles qui parfois miment les attitudes adultes dans des poses volontairement provocantes, considérées par certains comme inappropriées. Il s’agit bien plus, évidemment, d’une question de codes culturels et dans certains cas de relents puritanistes.



Quant à Sally Mann, elle a déclaré a de multiples reprises que ces scènes photographiques n’avaient pas de caractère autobiographique ou intime, qu’elles prétendaient à une forme d’universalité abordant la réflexion sur l’adolescence, l’enfance, la perte de l'innocence et le regard d’un adulte, en l’occurrence leur mère, observant, dans le « souci » de l’autre, le basculement du jeu vers l’entrée dans l’âge adulte. On peut supposer que la question est plus complexe, les artistes brouillent souvent les pistes concernant leur travail que ce soit de bonne ou mauvaise foi.




Néanmoins, quand on considère le parcours universitaire de Sally Mann qui a étudié la photographie et la littérature au Summa Cum Laude, Hollins College, qu’on la lise ou l’écoute dans ses interviews, on constate que si elle n’intellectualise pas nécessairement, il n’en demeure pas moins que son travail est très marqué par le récit et la littérature qui accompagne ses photos comme elle inspire ses compositions. Les photographies de Sally Mann fonctionnent souvent comme des aphorismes, voire des allégories, sur la Nature et l’union ou la séparation d’avec elle. Dés lors le procès sur l’éventuelle « perversité » de ses images ne tient plus et oriente l’interprétation vers une vision très proche de la philosophie américaine, dans sa version transcendantaliste et romantique, de l’osmose avec la Nature, dont la nudité est une forme de manifestation.




Il est impossible de ne pas voir dans cette vision d’un Eden menacé de la jeunesse et de la fusion avec la Nature l’influence de la pensée d’Emerson et Thoreau. Le romantisme d’Emerson, qui a essaimé toute la culture américaine, prône l’union avec la Nature pour mieux révéler la sienne et acquérir ainsi confiance en soi et acceptation des cycles naturels. Cette confiance en soi-mène, comme l’a réalisée Henry David Thoreau dans sa propre existence et notamment dans sa retraite à Walden, conduit à la libération de l'aliénation ultra-matérialiste et sociale tout en demeurant agissant, ainsi que pragmatique, mais hors de tout conformisme social ou intellectuel.



Les photographies de famille et des proches de Sally Mann semblent constamment se proclamer de cette source d’inspiration avec une mélancolie spécifique à l’artiste. En effet, elle paraît sans cesse anticiper la rupture à venir de ces moments d'équilibre, qu'il s'agisse du basculement de l’adolescence vers l’univers des adultes, ou du temps, de la mort qui d’emblée fragilisent chaque « haeccéité », chaque instant singulier et compromettent par conséquent inexorablement la perfection fugace des instants d’équilibre ou d’ « extase » esthétique, voire morale.

Dans le même temps, la photographe dans sa contemplation quasi bouddhique de la mort _de la maladie de son mari atteint de dystrophie musculaire (Proud Flesh, 2003-2009), la décomposition des cadavres à l'institut d’anthropologie judiciaire de l’université du Tennessee (Body Farm, 2000-2001) , ou l'étrange rituel de restitution à la mémoire de son chien exhumé et recomposé depuis ses restes_ procède à un exercice d’exorcisme par l’acceptation de la corruption et la destruction en tant que cycle positif de la Nature, une manière proche d’Emerson de se rendre plus fort, plus vivant, de s’affirmer dans une conciliation intime avec la Nature.

La photographie, qui est la machine par excellence de l'arrêt du temps, manifeste aussi dans cette fixation d’un instant sa ruine, la "présence du présent" qui se manifeste dans une photographie est toujours révolue, morte ou tout du moins déjà absente. Les premiers travaux de Sally Mann « At Twelve » et « Immediate Family » portent d’ailleurs essentiellement sur la fragilité et la perte à travers le récit familial étendu. Le reproche d'exhibitionnisme fait à la photographe américaine semble donc reposé sur un malentendu, certes il y a dans son œuvre une part évidente de provocation et de macabre, mais l’essentiel réside plutôt dans l’expression d’une mélancolie profonde d’inspiration pour partie autobiographique et d’autre part attribuable à l'héritage du romantisme américain. La suite du travail de la photographe le montrera de plus en plus explicitement tant la mort, la décrépitude deviendront omniprésentes.

Alors que la photographie d’inspiration conceptuelle ou minimaliste domine à partir des années 1980 avec l’Ecole de Dusseldorf, notamment à travers Thomas RuffThomas Struth et Andreas Gursky ou pour les Etats-Unis, Iroshi Sugimoto et que d’autre part la « Staged Photography » s’impose également avec Jeff Wall ou que la photographie subjective de témoignage avec Nan Goldin ou Larry Clark connaît un grand retentissement, Sally Mann opte pour une voie à contre-courant qui s’inspire du pictorialisme pourtant rejeté par le modernisme et le post modernisme.


Sally Man ne reporte pas photographiquement, elle construit des images photographiques à partir du réel, en l’occurrence du quotidien. Plus précisément son environnement proche, social, familial et géographique, la Virginie où elle réside dans sa propriété de Lexington, entourée des montagnes Blue Ridge. Parfois, elle s’éloigne du cocon familial avec quelques incursions dans l’histoire de la Virginie ou des sujets moins personnels tels que les transformations organiques mais toujours sur la base d’un référent concret. Ce n’est donc pas non plus une photographie de l’imaginaire, du fantasme ou de la rêverie. Il s’agit plutôt d’une réflexion personnelle d’ordre universel prenant forme par le truchement d’un témoignage intime et ordinaire. L’aspect pictorialiste permet à Sally Mann de se distancier quand la forme devient prégnante ou, au contraire, de dramatiser afin d'élargir, par la théâtralité, la portée de son propos.

Alors que le pictorialisme voulait donner des lettres de noblesse à la photographie en la rapprochant de la picturalité et en s’évadant dans l’imaginaire et la référence à l’histoire de l’art, Sally Mann n’emprunte en réalité au pictorialisme que la facture lyrique voire expressionniste en utilisant les diverses techniques que ces derniers ont pu expérimenter au début du XX° siècle. L’expérimentation est d’ailleurs un aspect important de l’œuvre de la photographe qui s’est constamment efforcée de dépasser la froideur lisse du support photographique.

La reproduction mécanique de la photographie n’exclut donc pas nécessairement la main, tout du moins à ses premières heures et pour ceux qui pratiquent encore le développement au collodion humide sur verre comme Sally Mann. Cette technique lui permet d’obtenir une créativité supplémentaire propre à remettre l’accidentel en jeu ainsi que la matérialité par le biais de la chimie délicate du collodion qui implique le pinceau, la main, la dextérité et la durée. L’utilisation de matériaux qui fonctionnent par réaction chimiques et donc transformations procure en outre une dimension symbolique au processus photographique, une sorte d’alchimie minérale évoquant métaphoriquement les cycles du vivant, qui sont au centre des préoccupations artistiques de Mann. Le collodion lui permet de donner l’illusion d’une matérialité sujette aux altérations physiques évoquant principalement la décrépitude et donc le temps, les cycles de la « phusis » et la dialectique de la mort et du vivant. Elle est allée de tirages aux contrastes dramatiques ou oniriques à une forme de matérialité.

Les tirages monumentaux des portraits d’Emmett, Virginia et Jessie (série « Faces ») ainsi que les autoportraits ambrotypes de la série « Sally Mann, (Faces) » sont une autre illustration du transcendantalisme sous-jacent de Sally Mann. La première série a été entreprise à la suite d’un accident d’équitation lors duquel la photographe se blessa très grièvement au dos, la contraignant à une longue convalescence. Elle entama durant cette période une série d’autoportraits au collodion positif. Le visage ou le buste de Sally Mann sont à peine reconnaissables, ils sont à la frontière de la radiographie, de l’examen introspectif et le spectacle d’un corps soumis à la douleur qui isole la personne, la conscience qui se voit martyrisée par un organisme devenu indépendant, incontrôlable, presque étranger.

La souffrance nous rend parfois extérieurs à notre propre corps vécu tel un chaos effrayant. Sans l'unité de la conscience et du corps la personne se délite, la conscience isolée ne se reconnait plus, le corps se noie dans l’organique indifférencié. Le visage devient un masque où se lit le naufrage de la désunion. Ces autoportraits sont des « persona » c’est-à-dire des masques telles des dépouilles mortuaires qui d’ailleurs font beaucoup penser à certaines œuvres de Marlene Dumas. Ils oscillent entre les vanités chrétiennes et le dépouillement des oripeaux de la représentation du moi.


« Faces » est une série employant la même technique mais ayant pour objet les enfants de Sally Mann. Ces « portraits » se situent entre stèles funéraires et reliquaires tant ce qui s’offre au regard relève davantage de la texture et la forme que du portrait.  Les « Faces » des enfants de Sally Mann sont comme des visages en perte d’identité, ils fuient dans un passé que leur mère semble anticiper, ils ne sont plus présents, ils appartiennent déjà à la mémoire et ses méandres subjectifs, perceptuels et émotionnels. La monumentalité des clichés est utilisée à dessein, elle permet d’observer les détails de surfaces mais aussi certains traits persistants des visages, les ridules, les éphélides, l’intensité du regard d’Emmett, ou les lèvres pulpeuses de Virginia. Il s’agit donc encore une fois d’une réflexion sur l’en-soi, la présence délicate, contingente, temporaire, des êtres comme Personne.

Lorsque Sally Mann passe du tirage sombre et aux contrastes théâtraux pour se consacrer au collodion, dans une veine encore plus pictorialiste, on peut déceler l’influence de Cy Twombly, dont elle était proche et qui a, comme sa benjamine, beaucoup pratiqué la photographie dans un registre formel très sensuel et expressif.
Cy Twombly utilisait surtout la photographie picturalement dans le souci de révéler l’« inconscient optique », ce que l’œil ne peut naturellement voir sinon de par les qualités de cadrages, fragmentations et de captation analytique de la photographie, à l’opposé de l’œil humain qui synthétise et de la peinture qui agrège en une surface et un temps unique la pluralité spatiale et temporelle. Cy Twombly prenait ses clichés au Polaroïd puis les faisait tirer, dans les ateliers Fresson  et plus tard chez Schirmer-Mosel, en Dry-Print afin de donner un supplément de texture aux images qui des lors s’effilochent, perdent en netteté et gagnent en texture.

Or Sally Mann, à l’instar de Cy Twombly photographe, semble être constamment à l'affût de la mise présence spécifique de la photographie. Dans les premières séries elle procède en étageant les plans par des tirages aux noirs très charbonneux et aux blancs éclatants qui dirigent l’attention du regardeur, de surcroît les flous n’isolent pas seulement, ce qui est une fonction classique de la prise de vue, mais procurent une sensualité supplémentaire aux tirages, enfin les relations entre les modèles est souvent profondément intime sans pourtant qu’il y ait nécessairement de regards échangés, la communion est plus tactile que visuelle, y compris dans le regard posé par la photographe.

Avec le Collodion Sally Mann passe une étape et semble avoir complètement adopté la démarche sensualiste de Cy Twombly, la surface photographique devient vivante et sujette à des altérations qui parfois oblitèrent le sujet. Quant au référent, il parait de plus en plus abstrait, impersonnel, quoiqu’extrêmement épidermique, physiologique, presque palpable. Il ne s’agit plus de portraits ou de scènes mais de sensualité y compris dans l’observation fascinée des cadavres sans identité et livrés aux cycles organiques dans la série « Body Farm ». Les images de Sally Mann passent du récit à la fragmentation charnelle, émotionnelle. C’est notamment le cas dans la série dédiée à la maladie de son mari, ici elle se concentre sur sa perception du corps malade et en mutation de son conjoint dans une sorte d’ode à la vie et l’amour malgré la mort omniprésente.

Sally Mann est bien plus qu’une photographe, elle utilise ce médium comme un journal où se mêlent réflexions proches de la philosophie, l’introspection et toutes les émotions ordinaires mais parfois extatiques du quotidien, à l’image d’une révélation sensuelle, parfois mystique, qui dans le cas de la photographe américaine se rapporte constamment à la Nature entendue comme un cosmos où l’individu prend activement sa place.

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