jeudi 23 mai 2019

" LA VIE MODE D’EMPLOI " par Georges Perec


Au départ, l’art du puzzle semble un art bref, un art mince, tout entier contenu dans un maigre enseignement de la Gestalttheorie : l’objet visé — qu’il s’agisse d’un acte perceptif, d’un apprentissage, d’un système physiologique ou, dans le cas qui nous occupe, d’un puzzle de bois — n’est pas une somme d’éléments qu’il faudrait d’abord isoler et analyser, mais un ensemble, c’est-à-dire une forme, une structure : 

l’élément ne préexiste pas à l’ensemble, il n’est ni plus immédiat ni plus ancien, ce ne sont pas les éléments qui déterminent l’ensemble, mais l’ensemble qui détermine les éléments : la connaissance du tout et de ses lois, de l’ensemble et de sa structure, ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qui le composent :

 cela veut dire qu’on peut regarder une pièce d’un puzzle pendant trois jours et croire tout savoir de sa configuration et de sa couleur sans avoir le moins du monde avancé : seule compte la possibilité de relier cette pièce à d’autres pièces, et en ce sens il y a quelque chose de commun entre l’art du puzzle et l’art du go ; seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens : 

considérée isolément une pièce d’un « puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question impossible, défi opaque ; mais à peine a-t-on réussi, au terme de plusieurs minutes d’essais et d’erreurs, ou en une demi-seconde prodigieusement inspirée, à la connecter à l’une de ses voisines, que la pièce disparaît, cesse d’exister en tant que pièce : l’intense difficulté qui a précédé ce rapprochement, et que le mot puzzle — énigme — désigne si bien en anglais, non seulement n’a plus de raison d’être, mais semble n’en avoir jamais eu, tant elle est devenue évidence : 

les deux pièces miraculeusement réunies n’en font plus qu’une, à son tour source d’erreur, d’hésitation, de désarroi et d’attente. L’art du puzzle commence avec les puzzles de bois découpés à la main lorsque celui qui les fabrique entreprend de se poser toutes les questions que le joueur devra résoudre lorsque, au lieu de laisser le hasard brouiller les pistes, il entend lui substituer la ruse, le piège, l’illusion : 

d’une façon préméditée, tous les éléments figurant sur l’image à reconstruire — tel fauteuil de brocart d’or, tel chapeau noir à trois cornes garni d’une plume noire un peu délabrée, telle livrée jonquille toute couverte de galons d’argent — serviront de départ à une information trompeuse : l’espace organisé, cohérent, structuré, signifiant, du tableau sera découpé non seulement en éléments inertes, amorphes, pauvres de signification et d’information, mais en éléments falsifiés, porteurs d’informations fausses : 

deux fragments de corniches s’emboîtant exactement alors qu’ils appartiennent en fait à deux portions très éloignées du plafond, la boucle de la ceinture d’un uniforme qui se révèle in extremis être une pièce de métal retenant une torchère, plusieurs pièces découpées de façon presque identique appartenant, les unes à un oranger nain posé sur une cheminée, les autres à son reflet à peine terni dans un miroir, sont des exemples classiques des embûches rencontrées par les amateurs.

On en déduira quelque chose qui est sans doute l’ultime vérité du puzzle : en dépit des apparences, ce n’est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur de puzzle l’a fait avant lui ; chaque pièce qu’il prend et reprend, qu’il examine, qu’il caresse, chaque combinaison qu’il essaye et essaye encore, chaque tâtonnement, chaque intuition, chaque espoir, chaque découragement, ont été décidés, calculés, étudiés par l’autre. (…)

CHAPITRE I

Dans l’escalier, 1


Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une manière un peu lourde et lente, dans cet endroit neutre qui est à tous et à personne, où les gens se croisent presque sans se voir, où la vie de l’immeuble se répercute, lointaine et régulière. De ce qui se passe derrière les lourdes portes des appartements, on ne perçoit le plus souvent que ces échos éclatés, ces bribes, ces débris, ces esquisses, ces amorces, ces incidents ou accidents qui se déroulent dans ce que l’on appelle les « parties communes », 

ces petits bruits feutrés que le tapis de laine rouge passé étouffe, ces embryons de vie communautaire qui s’arrêtent toujours aux paliers. Les habitants d’un même immeuble vivent à quelques centimètres les uns des autres, une simple cloison les sépare, ils se partagent les mêmes espaces répétés le long des étages, ils font les mêmes gestes en même temps, ouvrir le robinet, tirer la chasse d’eau, allumer la lumière, mettre la table, quelques dizaines d’existences simultanées qui se répètent d’étage en étage, et d’immeuble en immeuble, et de rue en rue.  

Ils se barricadent dans leurs parties privatives — puisque c’est comme ça que ça s’appelle — et ils aimeraient bien que rien n’en sorte, mais si peu qu’ils en laissent sortir, le chien en laisse, l’enfant qui va au pain, le reconduit ou l’éconduit, c’est par l’escalier que ça sort. Car tout ce qui se passe passe par l’escalier, tout ce qui arrive arrive par l’escalier, les lettres, les faire-part, les meubles que les déménageurs apportent ou emportent, le médecin appelé en urgence, le voyageur qui revient d’un long voyage. 

C’est à cause de cela que l’escalier reste un lieu anonyme, froid, presque hostile. Dans les anciennes maisons, il y avait encore des marches de pierre, des rampes en fer forgé, des sculptures, des torchères, une banquette parfois pour permettre aux gens âgés de se reposer entre deux étages. 

Dans les immeubles modernes, il y a des ascenseurs aux parois couvertes de graffiti qui se voudraient obscènes et des escaliers dits « de secours », en béton brut, sales et sonores. Dans cet immeuble-ci, où il y a un vieil ascenseur presque toujours en panne, l’escalier est un lieu vétuste, d’une propreté douteuse, qui d’étage en étage se dégrade selon les conventions de la respectabilité bourgeoise : deux épaisseurs de tapis jusqu’au troisième, une seule ensuite, et plus du tout pour les deux étages de combles.

Oui, ça commencera ici : entre le troisième et le quatrième étage, 11 rue Simon-Crubellier. Une femme d’une quarantaine d’années est en train de monter l’escalier, elle est vêtue d’un long imperméable de skaï et porte sur la tête une sorte de bonnet de feutre, en forme de pain de sucre, un peu l’idée que l’on se fait d’un chapeau de lutin, et qui est divisé en carreaux rouges et gris. 

Un grand fourre-tout de toile bise, un de ces sacs que l’on appelle vulgairement un baise-en-ville, pend à son épaule droite. Un petit mouchoir de batiste est noué autour d’un des anneaux de métal chromé rattachant le sac à sa bretelle. Trois motifs imprimés comme au pochoir se répètent régulièrement sur toute la surface du sac : une grosse horloge à balancier, un pain de campagne coupé en son milieu, et une sorte de récipient en cuivre sans anses.

La femme regarde un plan qu’elle tient dans la main gauche. C’est une simple feuille de papier dont les cassures encore visibles attestent qu’elle fut pliée en quatre, et qui est fixée au moyen d’un trombone sur un épais volume multigraphié : le règlement de copropriété concernant l’appartement que cette femme va visiter.

Sur la feuille ont été en fait esquissés non pas un, mais trois plans : le premier, en haut et à droite, permet de localiser l’immeuble, à peu près au milieu de la rue Simon-Crubellier qui partage obliquement le quadrilatère que forment entre elles, dans le quartier de la Plaine Monceau, XVIIe arrondissement, les rues Médéric, Jadin, de Chazelles et Léon-Jost ; le second, en haut et à gauche, est un plan en coupe de l’immeuble indiquant schématiquement la disposition des appartements, précisant le nom de quelques occupants : 

Madame Nochère, concierge ; Madame de Beaumont, deuxième droite ; Bartlebooth, troisième gauche ; Rémi Rorschash, producteur de télévision, quatrième gauche ; Docteur Dinteville, sixième gauche, ainsi que l’appartement vacant, au sixième droite, qu’occupa jusqu’à sa mort Gaspard Winckler, artisan ; le troisième plan, sur la moitié inférieure de la feuille, est celui de l’appartement de Winckler : trois pièces en façade sur la rue, une cuisine et un cabinet de toilette donnant sur la cour, un débarras sans fenêtre. (…)

La femme qui monte les escaliers n’est pas la directrice de l’agence, mais son adjointe ; elle ne s’occupe pas des questions commerciales, ni des relations avec les clients, mais seulement des problèmes techniques. Du point de vue immobilier, l’affaire est saine, le quartier valable, la façade en pierres de taille, l’escalier est correct malgré la vétusté de l’ascenseur, et la femme vient maintenant inspecter avec davantage de soin l’état des lieux, dresser un plan plus précis des locaux avec, par exemple, des traits plus épais pour distinguer les murs des cloisons et des demi-cercles fléchés pour indiquer dans quel sens s’ouvrent les portes, et prévoir les travaux, préparer un premier devis chiffré de la remise à neuf :

 la cloison séparant le cabinet de toilette du débarras sera abattue, permettant l’aménagement d’une salle d’eau avec baignoire sabot et w.—c. ; le carrelage de la cuisine sera remplacé ; une chaudière murale à gaz de ville, mixte (chauffage central, eau chaude) prendra la place de la vieille chaudière à charbon ; le parquet à bâtons rompus des trois pièces sera déposé et remplacé par une chape de ciment que viendront recouvrir une thibaude et une moquette.  

 De ces trois petites chambres dans lesquelles pendant presque quarante ans a vécu et travaillé Gaspard Winckler, il ne reste plus grand-chose. Ses quelques meubles, son petit établi, sa scie sauteuse, ses minuscules limes sont partis. Il n’y a plus sur le mur de la chambre, en face de son lit, à côté de la fenêtre, ce tableau carré qu’il aimait tant : 

il représentait une antichambre dans laquelle se tenaient trois hommes. Deux étaient debout, en redingote, pâles et gras, et surmontés de hauts-de-forme qui semblaient vissés sur leur crâne. Le troisième, vêtu de noir lui aussi, était assis près de la porte dans l’attitude d’un monsieur qui attend quelqu’un et s’occupait à enfiler des gants neufs dont les doigts se moulaient sur les siens.


La femme monte les escaliers. Bientôt, le vieil appartement deviendra un coquet logement, double liv. + ch., cft., vue, calme. Gaspard Winckler est mort, mais la longue vengeance qu’il a si patiemment, si minutieusement ourdie, n’a pas encore fini de s’assouvir.  

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