vendredi 15 février 2019

« Le Maître du Haut Château. » par Philip K. Dick


Les premiers techniciens ! L’homme préhistorique dans sa blouse blanche stérile d’un quelconque laboratoire universitaire de Berlin, testant les différents usages auxquels soumettre la peau, les oreilles, la graisse, le squelette humains. Ja, ja, Herr Doktor. Une nouvelle utilisation du gros orteil ; il est possible d’en adapter l’articulation pour fabriquer un mécanisme de briquet ultra-rapide, vous voyez. Ah, si seulement Herr Krupp pouvait le produire en quantité…


Cette pensée horrifia Frink : Le gigantesque cannibale quasi humain d’antan s’est épanoui ; il domine le monde, une fois de plus. On a passé un million d’années à lui échapper, et le voilà de retour. Pas en simple adversaire, non, en maître.

 
« … nous pouvons déplorer », disaient à la radio les petits foies jaunes de Tokyo. « Mon Dieu, songea encore Frink. Quand je pense qu’on les traitait de singes. Des gringalets aux jambes arquées qui n’auraient ni installé de grands fours à gaz ni fait fondre leurs femmes pour obtenir de la cire à cacheter. »

 





 « M. Childan avait beau scruter son courrier avec anxiété depuis une semaine, le précieux colis en provenance des Rocheuses n’arrivait pas. Lorsqu’il ouvrit son magasin, le vendredi matin, seules quelques lettres l’attendaient à l’intérieur, devant la porte. Je connais un client qui ne va pas être content, se dit-il.

Il prit une tasse de thé instantané au distributeur mural à cinq cents, s’empara du balai et se mit au travail. Quelques minutes plus tard, la devanture d’American Artistic Handcrafts Inc. était prête :  propre comme un sou neuf, la caisse enregistreuse pleine de monnaie, un vase de soucis frais sur le comptoir, une discrète musique de fond, diffusée par la radio. Sur le trottoir, des hommes d’affaires se hâtaient vers leurs bureaux de Montgomery Street. Plus loin, un tramway passait ; Childan s’interrompit le temps de le suivre des yeux avec plaisir. Des femmes en longues robes de soie colorées… il les suivit des yeux aussi. Ce fut alors que le téléphone sonna. Il pivota pour décrocher.

« Oui », lança une voix familière en réponse à son salut. Son cœur se serra. « Ici M. Tagomi. Mon affiche de recrutement de la guerre de Sécession est-elle enfin arrivée, monsieur ? Je vous ai bien remis un acompte à cette condition, n’est-il pas vrai ? Il s’agit d’un cadeau, comprenez-vous. Je vous l’ai expliqué. Pour un client.
— M. Tagomi, l’enquête que j’ai menée à mes frais sur le paquet attendu – paquet qui, vous en êtes conscient, provient d’une région du monde extérieure et donc…
— Il n’est pas arrivé.
— Non, monsieur, en effet. »
Silence glacial. Puis : « Je ne peux attendre plus longuement.
— Non, monsieur. »
Childan fixait d’un regard morose les immeubles de bureaux de San Francisco, baignés d’un soleil éclatant.
« Alors un substitut. Vos recommandations, M. Childan ? »
La prononciation volontairement erronée de son nom constituait d’après le code une insulte qui lui échauffa les oreilles. Chacun restait à sa place, situation terriblement humiliante. Ses aspirations, ses peurs, ses angoisses s’épanouirent, se déployèrent, l’engloutirent, lui paralysèrent la langue. Il se mit à bégayer, la main moite autour du combiné. La musique et l’odeur des soucis baignaient toujours le magasin, mais il lui semblait sombrer dans quelque lointain océan.

« Eh bien… parvint-il à balbutier. Une baratte. Une sorbetière des années 1900. » Son esprit refusait de fonctionner. À l’instant où on oubliait ; « à l’instant où on se persuadait que. Il avait trente-huit ans ; il se souvenait de l’avant-guerre, d’une autre époque. Franklin D. Roosevelt et l’Exposition universelle ; le monde meilleur d’autrefois. « Désirez-vous que j’apporte divers artefacts du plus grand intérêt à vos bureaux, monsieur ? » marmonna-t-il.
Rendez-vous fut pris à deux heures de l’après-midi. Je vais devoir fermer, se dit-il en raccrochant. Obligé. Il faut rester en bons termes avec ce genre de clients ; les affaires en dépendent.
 
Ebranlé par le coup de fil, il prit soudain conscience que quelqu’un venait d’entrer. Un couple. Jeune, beau, bien habillé. L’idéal. Childan, calmé, s’approcha des nouveaux venus avec l’aisance du professionnel, le sourire aux lèvres. Penchés sur un présentoir, ils examinaient un charmant cendrier. Mariés, probablement. Installés aux Brumes Onduleuses, le nouveau quartier sélect dominant Belmont.
« Bonjour », lança-t-il.
Il se sentait mieux. Les inconnus lui sourirent sans la moindre condescendance, tout de gentillesse. Le contenu de ses vitrines les avaient un peu impressionnés – c’était vraiment ce qui se faisait de mieux dans le genre, sur la côte. Childan s’en aperçut et leur en fut reconnaissant : ils comprenaient.
« Très belles pièces, monsieur », déclara l’homme.
« Son hôte s’inclina spontanément.

Le regard chaleureux que les visiteurs fixaient sur lui s’expliquait par le lien d’humanité, mais aussi par l’admiration qu’ils éprouvaient pour les œuvres exposées dans sa boutique, par les goûts et les plaisirs qu’ils partageaient avec lui ; ils le remerciaient d’offrir à leur vue des objets pareils, de leur donner l’occasion de les toucher, de les examiner, de les manipuler sans même les acheter. Oui, se dit Childan, ils savent dans quel genre d’endroit ils se trouvent ; il ne s’agit pas de cochonneries pour touristes, de plaques en séquoia gravées – MUIR WOODS, MARIN COUNTY, P.S.A. –, de pancartes idiotes, de  « bagues en toc ou de cartes postales du Golden Gâte. Ses yeux à elle surtout, immenses et sombres. Je tomberais facilement amoureux d’une femme pareille. Ma vie serait une tragédie. Comme si tout n’allait pas déjà assez mal. Les cheveux noirs élégants, les ongles vernis, les oreilles percées pour les longues boucles d’oreille artisanales en cuivre oscillantes.

« Ces bijoux… murmura-t-il. Vous les avez trouvés ici, peut-être ?
— Non, répondit-elle. Chez nous. »
Il hocha la tête. Pas d’art américain contemporain ; seul le passé avait droit de cité dans une boutique telle que la sienne.
« Vous comptez rester un peu dans la région ?
— Je suis en poste pour une durée indéterminée, expliqua le jeune homme. À la Commission d’Enquête Préparatoire pour le Niveau de Vie des Régions Défavorisées. »

Son travail lui inspirait visiblement une certaine fierté. Ce n’était pas un militaire, un de ces appelés mal dégrossis qui mâchouillaient du chewing-gum, de ces paysans avides qui parcouraient Market Street en ouvrant de grands yeux devant les affiches des spectacles indécents, des films obscènes, des clubs de tir, des boîtes de nuit bon marché – où s’étalaient en vitrine des photos de blondes trop mûres à l’air polisson, soulevant« leurs seins de leurs mains ridées –, des bouges de jazz. Ces bicoques branlantes avaient colonisé de leurs tôles et de leurs planches presque toute la zone plane de San Francisco, où elles avaient poussé sur les ruines avant même que ne s’abatte la dernière bombe. Mais cet homme-là faisait partie de l’élite. Cultivé, instruit, plus encore que M. Tagomi, lequel n’était après tout qu’un membre éminent de l’Estimable Mission Commerciale de la côte Pacifique ; un vieillard, aux attitudes forgées à l’époque du Cabinet de guerre.
« Désirez-vous vous procurer des objets d’art ethnique traditionnel pour les offrir en cadeaux ? s’enquit Childan. À moins que vous ne songiez à la décoration de l’appartement chargé d’abriter votre séjour dans la région ? »
Si cette supposition se révélait exacte… Son pouls s’emballa.

« Vous avez deviné, dit la jeune femme. Nous commençons à décorer. Non sans hésitation. Peut-être pourriez-vous nous informer ?
— Je peux prendre mes dispositions pour me rendre à votre domicile, oui, acquiesça Childan. Apporter quelques mallettes. Vous conseiller dans le contexte. Mon domaine d’expertise, évidemment. » Il baissa les yeux afin de dissimuler ses espoirs.  »
« Des milliers de dollars étaient peut-être en jeu. « Je vais recevoir sous peu une table de Nouvelle-Angleterre en érable, entièrement chevillée de bois, sans le moindre clou. D’une beauté et d’une valeur extrêmes. Un miroir de l’époque de la seconde guerre d’indépendance. Ainsi que des objets d’art aborigènes : un lot de petits tapis en poil de chèvre colorés à la teinture végétale.
— Personnellement, je préfère l’art citadin, intervint le jeune homme.
— Bien sûr, monsieur, acquiesça Childan avec empressement. Figurez-vous que je dispose d’un original de la période W.P.A. de la Poste, peint sur quatre panneaux en bois, représentant Horace Greeley. Une pièce de collection sans prix.
— Ah. »
Le regard de l’inconnu étincelait.
« Et d’un Victrola transformé en bar.
— Ah.
— Et, rendez-vous compte, monsieur, d’une photographie dédicacée et encadrée de Jean Harlow. » Le visiteur ouvrait maintenant de grands yeux. « Peut-être pourrions-nous prendre rendez-vous ? » continua Childan, profitant de l’instant psychologique. Il tira de sa poche intérieure son calepin et son « stylo. « Je vais noter vos nom et adresse, messieurs-dames. »

Lorsque le couple repartit d’un pas tranquille, il resta immobile à regarder dehors, les mains derrière le dos. Heureux. Si toutes ses journées de travail ressemblaient à ça… mais œuvrer au succès de son magasin n’avait rien d’un simple travail. C’était une chance de rencontrer de jeunes Japonais dans un contexte social, en partant du principe qu’ils considéraient l’homme en lui, pas le yank ou, au mieux, le marchand d’art.
Oui, les jeunes de ce genre, la génération montante qui n’avait aucun souvenir de l’avant-guerre ni même de la guerre – cette génération incarnait l’espoir du monde entier. Les différences de position ne représentaient rien pour elle.
On n’en parlera plus, se dit Childan. Un jour. L’idée même de position. Ni gouvernants ni gouvernés, juste des gens.
Il tremblait pourtant de peur en s’imaginant frapper à leur porte. Un coup d’œil à ses notes. Les Kasoura. Ils le recevraient ; ils lui offriraient sans doute une tasse de thé. Se conduirait-il convenablement ? Saurait-il dire et faire à chaque instant ce qu’on attendrait de lui ? Ou se déshonorerait-il telle une bête par un lamentable faux pas ?

« La jeune femme s’appelait Betty. Elle avait l’air si compréhensive. Des yeux pleins de douceur, de compassion. Sans doute les quelques instants passés dans le magasin lui avaient-ils suffi pour entrevoir les espoirs et les défaites de Childan.
Ses espoirs… il en eut soudain le tournis. N’avait-il pas des aspirations quasi démentes, voire suicidaires ? Mais il était de notoriété publique que des relations se nouaient entre Japonais et yanks, même s’il s’agissait le plus souvent d’hommes japonais et de femmes yanks. Tandis que là… il renâclait à cette idée. Et puis elle était mariée. Il chassa de son esprit la cavalcade de ses pensées involontaires en s’affairant à ouvrir le courrier du matin.

Ainsi s’aperçut-il qu’il avait toujours les mains tremblantes. Alors lui revint le souvenir de son rendez-vous avec M. Tagomi ; le tremblement disparut, tandis que la nervosité cédait le pas à la détermination. Il faut que je trouve quelque chose d’acceptable. Mais où ? Comment ? Quoi ? Coups de fil. Informateurs. Capacités commerciales. Assembler une Ford 1929 parfaitement restaurée, y compris le toit en tissu (noir). Grand chelem pour conserver à jamais la clientèle. « Trimoteur d’origine de la Poste découvert dans une caisse, au fin fond d’une grange d’Alabama, etc. Tête momifiée de M. B. Bill, y compris les longs cheveux blancs ; artefact américain sensationnel. Établir ma réputation parmi les cercles de connaisseurs les plus sélects du Pacifique, y compris peut-être dans l’archipel nippon. »
« En quête d’inspiration, Childan alluma une cigarette de marie-jeanne de l’excellente marque Land-O-Smiles.

                                                
           *
                                                         *  *

Frank Frink se demandait comment se lever. Le soleil qui brillait derrière le store de sa chambre de Hayes Street tombait sur ses vêtements, jetés en tas par terre. Sur ses lunettes aussi. Allait-il marcher dessus ? Essaie d’aller à la salle de bains par un autre chemin, se dit-il. En rampant ou en te roulant par terre. Il avait mal à la tête, mais n’éprouvait aucun regret. Ne jamais regarder en arrière. L’heure ? La pendule, sur la commode. Onze heures et demie ! Nom de Dieu. N’empêche qu’il restait au lit.
Viré.
La veille, il s’était mal débrouillé à l’usine. Il n’avait pas dit ce qu’il fallait à M. Wyndam-Matson aux joues creuses, au nez camus à la Socrate, à la chevalière endiamantée et à la braguette dorée. En d’autres termes, une puissance. Un trône. Les pensées de Frink erraient, titubantes.
Me voilà sur la liste noire. Ça ne me sert à rien d’être doué, je n’ai pas de clientèle. Quinze ans d’expérience. Fini.
 
Il allait être obligé de comparaître devant la Commission de Justification des Ouvriers pour changer de catégorie de travailleurs. Comme il n’avait jamais réussi à déterminer qui servait d’intermédiaire entre Wyndam-Matson et les pinocs – le gouvernement blanc fantoche de Sacramento –, il ne comprenait pas par quels moyens son ex-employeur parvenait à influencer les véritables autorités, c’est-à-dire les Japonais. C’étaient les pinocs qui dirigeaient la C.J.O. Il allait donc affronter quatre ou cinq blancs d’âge mûr corpulents, du genre de Wyndam-Matson. S’il n’arrivait pas à obtenir d’eux une justification, il se rendrait à l’une des Missions Commerciales d’Import-Export basées à Tokyo et possédant des bureaux en Californie, en Oregon, dans l’État de Washington et la partie du Nevada intégrée aux États-Pacifiques d’Amérique. Mais si sa requête y était rejetée…

Le regard fixé sur le vieux lustre accroché au plafond, il laissait toutes sortes de plans lui tourner dans la tête. Il pourrait par exemple passer la frontière des États des Rocheuses… lesquels avaient malheureusement de vagues accords avec les P.S.A. et risquaient de l’extrader. Alors le Sud ? Son corps se raidit. Beurk. Pas ça. En tant que blanc, il y trouverait une situa« tion favorable – meilleure que dans les P.S.A., pour tout dire –, mais… il ne voulait pas de ce genre de situation.

Pire encore, le Sud entretenait avec le Reich une véritable toile d’araignée de liens économiques, idéologiques et Dieu savait quoi encore. Or Frank Frink était juif.
Il s’appelait bel et bien Frank Frink, était né sur la côte Est, à New York, et avait été incorporé à l’armée des États-Unis d’Amérique en 1941, juste après l’effondrement de la Russie. Quand les Japonais avaient pris Hawaï, il avait été envoyé sur la côte Ouest. Il s’y trouvait encore à la fin de la guerre, du côté japonais de la ligne de démarcation. Il s’y trouvait toujours, quinze ans plus tard.

En 1947, le jour de la Capitulation, il était plus ou moins devenu fou. Dans sa haine des Japs, il avait juré de se venger. Depuis, ses armes de service, graissées et emballées avec soin, attendaient dans une cave sous trois mètres de terre le jour où ses potes et lui se soulèveraient. Il avait oublié à l’époque que le temps soigne toutes les plaies. Lorsqu’il y repensait maintenant – au grand bain de sang, à la purge des pinocs«  et de leurs maîtres –, il lui semblait feuilleter un de ses albums de classe défraîchis, datant du lycée, et tomber sur un compte rendu de ses aspirations d’adolescent. Frank Frink « le Friqué » sera  « paléontologiste et fait serment d’épouser Norma Prout. Norma Prout, la schönes Mädchen de la classe qu’il avait effectivement fait serment d’épouser. Ça remontait à tellement loin, nom de Dieu, comme les sketchs de Fred Allen ou les films de W.C. Fields. Depuis 1947, Frink avait bien dû croiser six cent mille Japonais, il avait parlé à certains, et l’envie de les écrabouiller, tous ou chacun, ne s’était purement et simplement jamais matérialisée passé les premiers mois. Ce n’était plus pertinent, voilà tout.

Attends, attends. Il y en avait un, un certain M. Omuro, qui avait acheté une vaste zone d’immeubles d’habitation dans le centre de San Francisco et qui avait loué un moment une de ses chambres à Frink. Une vraie pourriture. Un requin qui ne faisait jamais de réparations, divisait les pièces en réduits de plus en plus minuscules, augmentait les loyers… Omuro extorquait leur argent aux pauvres, surtout les anciens appelés au chômage, quasi sans ressources, pendant la dépression du début des années 1950. C’était pourtant une des Missions Commerciales japonaises qui avait fini par avoir sa tête de profiteur de guerre. De nos jours, on n’entendait plus parler de violations pareilles du code civil japonais, sévère, rigide, mais juste. Il fallait porter cette amélioration au crédit des occupants haut placés : ils étaient incorruptibles, notamment les plus jeunes, arrivés après la chute du Cabinet de guerre.

L’évocation de la rude et stoïque honnêteté des Missions Commerciales rassura Frink. Wyndam-Matson en personne y serait écarté d’un geste négligent, telle une mouche bourdonnante. Peu importait qu’il fût propriétaire de la W.M. Corporation. Du moins était-il permis de l’espérer. On dirait que je crois vraiment à leur truc, là, l’Alliance Pacifique de Coprospérité, se dit Frink. Bizarre. Quand on repense à ses débuts… ça avait tellement l’air d’une arnaque, à l’époque. Propagande pure et simple. Alors que maintenant…
Il se leva pour gagner la salle de bains d’une démarche hésitante. Pendant qu’il se lavait et se rasait, la radio diffusait les nouvelles de midi.
« … Ne nous gaussons pas de cet effort », disait-elle au moment où il coupa l’eau chaude.
Non, non, nous ne nous en gausserons pas, songea-t-il avec amertume. Il savait pertinemment de quel effort il était question. N’empêche que ça avait un côté comique : l’image d’Allemands trapus, renfrognés, très occupés à parcourir Mars, à fouler le sable rouge sur lequel aucun homme n’avait encore jamais posé le pied. Frink se mit à fredonner une petite chanson satirique en se couvrant de mousse le menton et les joues. Gott, Herr Kreisleiter. Ist dies vielleicht der Ort wo man das Kon-zentrationslager bilden kann ? Das Wetter ist so shön. Heiss, aber doch schön…
 
« … La civilisation de la coprospérité doit à présent prendre le temps de se demander si sa quête, qui vise à une équité équilibrée où devoirs et responsabilités mutuels sont couplés aux rémunérations… » continuait la radio. Le jargon caractéristique de la hiérarchie dominante. « … ne l’a pas empêchée de percevoir l’arène future dans laquelle se joueront les affaires de l’homme, qu’il soit nordique, japonais, négroïde… »
Et ainsi de suite.
En s’habillant, Frink tournait et retournait avec plaisir sa petite satire dans sa tête. Le temps est beau, oui, si schön, mais on ne peut pas respirer…
 
Le fait n’en demeurait pas moins : le Pacifique n’avait rien tenté pour coloniser les autres planètes. Il s’était engagé – ou, plutôt, enlisé – en Amérique du Sud. Pendant que les nazis envoyaient avec ardeur dans l’espace d’énormes engins de construction robotiques, « les Japonais en étaient toujours à incendier la jungle brésilienne et à bâtir des immeubles en terre de huit étages pour d’anciens chasseurs de têtes. Quand les Japs feraient décoller leur premier vaisseau spatial, les Allemands tiendraient déjà tout le système solaire. À l’époque surannée dont parlaient les livres d’histoire, ils avaient raté le coche alors que les autres pays d’Europe mettaient la touche finale à leurs empires coloniaux. Cette fois, ils n’arriveraient pas bons derniers ; ils avaient appris.
Ce fut alors que Frink pensa à l’Afrique et aux expériences menées par les nazis sur le continent noir. Son sang se figea dans ses veines, hésita puis reprit sa course.

Cette immense ruine déserte.
« … il faut toutefois considérer avec fierté l’accent que nous avons mis sur les besoins physiques des peuples du monde entier, les aspirations sous-spirituelles qu’il convient de… » poursuivait la radio.
Frink l’éteignit. Puis, plus calme, la ralluma.

Par la grande chiasse divine. L’Afrique. Les fantômes des tribus défuntes. Balayées de la surface du globe pour céder la place à un pays de… de quoi ? Qui savait ? Peut-être les maîtres architectes de Berlin l’ignoraient-ils eux-mêmes. Des nuées d’automates, œuvrant et bâtissant. « Bâtissant ? Réduisant en poussière. Des ogres tout droit sortis d’une exposition de paléontologie, fabriquant un bol à partir du crâne de leur ennemi qu’ils s’appliquaient en famille à vider de sa cervelle crue – se nourrir avant tout. Ensuite, confectionner de précieux ustensiles avec les os des jambes. Il fallait avoir le sens de l’économie pour penser non seulement à manger les gens qu’on n’aimait pas, mais aussi à les servir dans leur propre crâne. Les premiers techniciens ! L’homme préhistorique dans sa blouse blanche stérile d’un quelconque laboratoire universitaire de Berlin, testant les différents usages auxquels soumettre la peau, les oreilles, la graisse, le squelette humains. Ja, ja, Herr Doktor. Une nouvelle utilisation du gros orteil ; il est possible d’en adapter l’articulation pour fabriquer un mécanisme de briquet ultra-rapide, vous voyez. Ah, si seulement Herr Krupp pouvait le produire en quantité…

Cette pensée horrifia Frink : Le gigantesque cannibale quasi humain d’antan s’est épanoui ; il domine le monde, une fois de plus. On a passé un million d’années à lui échapper, et le voilà de retour. Pas en simple adversaire, non, en maître.
 
« … nous pouvons déplorer », disaient à la radio les petits foies jaunes de Tokyo. « Mon Dieu, songea encore Frink. Quand je pense qu’on les traitait de singes. Des gringalets aux jambes arquées qui n’auraient ni installé de grands fours à gaz ni fait fondre leurs femmes pour obtenir de la cire à cacheter. »

 


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