mercredi 29 mai 2019

" LA MAL-MESURE DE L’HOMME" par Stephen Jay-Gould

Les propos de Glaucon étaient prophétiques. C’est la même histoire, colportée sous des versions différentes, à laquelle on croit depuis. La justification de la classification des groupes suivant leurs mérites a changé selon les courants de l’histoire occidentale.

 Platon s’est appuyé sur la dialectique, l’Église sur le dogme. Depuis deux siècles, ce sont les thèses scientifiques qui jouent le rôle principal dans la survie du mythe de Platon.

Les métaux ont aujourd’hui cédé la place aux gènes, mais l’argument de base ne s’est pas modifié : les rôles sociaux et économiques reflètent exactement la construction innée des individus. Un aspect de la stratégie intellectuelle a changé cependant : Socrate savait qu’il mentait.

Grande est notre faute, si la misère de nos pauvres découle non pas des lois naturelles, mais de nos institutions.
Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde.

Les citoyens de la République devaient, selon Socrate, être élevés et classés d’après leurs mérites en trois classes : les dirigeants, les auxiliaires et les artisans. Une société stable exige que ces rangs soient respectés et que les citoyens acceptent le statut qui leur a été attribué. Mais comment s’assurer de cet accord ? 

Socrate, dans l’incapacité d’avancer un raisonnement logique, invente un mythe. Avec quelque gêne, il dit à Glaçon :

Eh bien ! Je vais parler. Je ne sais cependant pas comment te regarder en face ni en quels termes je m’exprimerai […] : « En fin de compte, dirai-je aux citoyens que j’entreprendrai de persuader, ces principes d’éducation et d’instruction dont vous avez été pourvus par nous, c’était une manière de rêve […] tandis que la vérité est que, en ce temps-là, vous étiez façonnés et élevés dans les profondeurs souterraines. »

« Ce n’est pas pour rien, s’écria Glaucon, atterré, que depuis longtemps tu rougissais de recourir au mensonge dans ton langage ! »
— « Et entièrement à bon droit ! repartit Socrate, mais ce n’est pas fini, écoute encore le reste de l’histoire. »

Vous tous qui faites partie de la Cité (voilà ce que nous déclarerons, en leur contant cette histoire), c’est entendu désormais, vous êtes frères ! Mais le Dieu qui vous façonne en produisant ceux d’entre vous qui sont faits pour commander, a mêlé de l’or à leur substance, ce qui explique qu’ils soient au rang le plus honorable ; de l’argent, chez ceux qui sont faits pour servir d’auxiliaires ; du fer et du bronze, dans les cultivateurs et dans les hommes de métier en général. 

En conséquence, puisque entre vous tous il y a communauté d’origine, il est probable que généralement vous engendrerez des enfants à votre propre ressemblance […]. Attendu qu’un oracle prédit la ruine totale de l’État, le jour où ce sera le gardien de fer ou celui de bronze qui le gardera ! Or, cette histoire, possèdes-tu quelque moyen de faire qu’on y croie ?

« Pas le moindre moyen, répondit Glaucon, du moins pour la génération actuelle. Je le posséderais cependant, s’il s’agissait de leurs fils, de la postérité de ceux-ci, enfin de toute l’humanité future ! »

Les propos de Glaucon étaient prophétiques. C’est la même histoire, colportée sous des versions différentes, à laquelle on croit depuis. La justification de la classification des groupes suivant leurs mérites a changé selon les courants de l’histoire occidentale. Platon s’est appuyé sur la dialectique, l’Église sur le dogme. Depuis deux siècles, ce sont les thèses scientifiques qui jouent le rôle principal dans la survie du mythe de Platon.

Ce livre traite de la version scientifique du récit de Platon. On peut en résumer la philosophie générale sous le terme de déterminisme biologique. Selon cette doctrine, les normes de comportement des groupes humains et les différences économiques et sociales entre eux – en premier lieu, les races, les classes et les sexes – sont issues de distinctions héritées, innées, et que la société, en ce sens, est bien un exact reflet de la biologie. 

Ce livre présente, dans une perspective historique, un des thèmes principaux du déterminisme biologique : l’estimation de la valeur des individus et des groupes par la mesure de l’intelligence en tant qu’entité séparée et quantifiable. Deux sources principales de données sont venues tour à tour étayer cette argumentation : la craniométrie et certains modes d’utilisation des tests psychologiques.

Les métaux ont aujourd’hui cédé la place aux gènes, mais l’argument de base ne s’est pas modifié : les rôles sociaux et économiques reflètent exactement la construction innée des individus. Un aspect de la stratégie intellectuelle a changé cependant : Socrate savait qu’il mentait.

Les déterministes se sont souvent servis du prestige de la science comme d’une connaissance objective, libre de toute influence sociale et politique. Ils se sont décrits eux-mêmes comme des propagateurs de la pure vérité et ont présenté leurs adversaires comme des idéologues à la sensiblerie déplacée et des utopistes prenant leurs désirs pour des réalités. Louis Agassiz (1850, p. 111) en défendant sa thèse qui faisait des Noirs une race séparée, écrivait : « Les naturalistes ont le droit de considérer les questions que posent les rapports physiques des hommes comme de simples questions scientifiques et de les étudier sans référence à la politique ou à la religion. »

 Carl C. Brigham (1923), préconisant le refoulement des immigrants de l’Europe du Sud et de l’Est ayant obtenu de faibles résultats aux prétendus tests d’intelligence innée, déclara : « Les mesures qui devraient être prises pour préserver ou augmenter notre présente capacité intellectuelle doivent être bien évidemment dictées par la science et non par des considérations politiques. » 

Cyril Burt, mettant en avant des données truquées dressées par ce personnage inventé qu’était Mme J. Conway, se plaignait que les doutes sur la base génétique du QI « semblaient reposer plus sur les idéaux sociaux ou les préférences subjectives des adversaires que sur l’examen direct des preuves étayant la thèse opposée » (in Conway, 1959, p. 15).

Les groupes au pouvoir trouvant dans le déterminisme biologique une utilité évidente, on pourrait excuser celui qui suspecte cette théorie d’éclore également dans un contexte politique, en dépit des dénégations citées plus haut. Après tout, si le statu quo est un prolongement de la nature, tout changement majeur, si tant est qu’il est possible, doit imposer un coût énorme – psychologique pour les individus, économique pour la société – car il oblige les gens à adopter des arrangements contre nature. 

Dans un livre qui marqua son époque, An American Dilemma(1944), le sociologue suédois Gunnar Myrdal commenta l’influence grandissante exercée par les arguments biologiques et médicaux sur la nature humaine : « On les a associés aux États-Unis, comme dans le reste du monde, à des idéologies conservatrices et même réactionnaires. Sous leur longue hégémonie, on a eu tendance à admettre sans se poser de questions qu’il existait une relation biologique de cause à effet et à n’accepter les explications d’ordre social que sous la contrainte de preuves irréfutables. Dans le domaine politique, cette tendance a favorisé les décisions attentistes. »

 Comme Condorcet le disait il y a longtemps, beaucoup plus brièvement : ils « rendent la nature complice du crime d’inégalité politique ».
Ce livre cherche tout à la fois à mettre en évidence les faiblesses scientifiques des arguments déterministes et à présenter le contexte politique dans lequel ils ont été élaborés. Mais je n’entends pas pour autant opposer les vilains déterministes, égarés loin du chemin de l’objectivité scientifique, aux antidéterministes éclairés qui examinent les données avec l’esprit ouvert et découvrent ainsi la vérité. 

Bien au contraire, je m’élève contre le mythe selon lequel la science est en soi une entreprise objective qui n’est menée à bien que lorsque les savants peuvent se débarrasser des contraintes de leur culture et regarder le monde tel qu’il est réellement.

Parmi les hommes de science, peu nombreux sont, dans les deux camps, les idéologues conscients qui ont abordé ces sujets. Il n’est pas nécessaire que les savants soient des prosélytes déclarés de leur classe ou de leur culture pour être le reflet de ces aspects envahissants de la vie. Je ne prétends pas que les tenants du déterminisme biologique étaient de mauvais savants ni même qu’ils aient toujours eu tort. 

Je pense plutôt que l’on doit appréhender la science comme un phénomène social, comme une entreprise humaine dynamique, et non comme le travail de robots programmés pour recueillir de pures informations. Je considère également cette thèse comme une vision optimiste de la science et non comme une sombre épitaphe dédiée à une noble espérance sacrifiée sur l’autel des limites humaines.

La science, puisque ce sont des individus qui la font, est une activité qui plonge ses racines dans la société. Elle progresse par pressentiment, vision et intuition. Une grande part de sa transformation dans le temps ne doit pas être considérée comme une approche plus fine de la vérité absolue, mais comme la modification des contextes culturels qui l’influencent si fortement. 

Les faits ne sont pas des éléments d’information purs et sans tache ; la culture également influe sur ce que nous voyons et sur la manière dont nous voyons les choses. Les théories, en outre, ne sont pas des déductions inexorables que l’on tire des faits. Les théories les plus créatrices sont souvent des visions que l’imagination a imposées aux faits ; la source de l’imagination est souvent aussi d’origine fortement culturelle.

Cette argumentation, bien qu’elle résonne toujours aux oreilles de nombreux hommes de science comme un anathème, serait, je pense, acceptée par presque tous les historiens de la science. En m’en faisant le défenseur, cependant, je ne désire pas m’associer à cette extrapolation relativiste que l’on rencontre maintenant fréquemment dans certains cercles historiques, selon laquelle le changement scientifique ne traduit que la modification des contextes sociaux, que la vérité est une notion sans signification en dehors des postulats de la culture où elle a été élaborée et que la science ne peut donc fournir aucune réponse définitive.

 En tant que chercheur en exercice, je partage le credo de mes collègues : je crois qu’une réalité des faits existe et que la science, bien que souvent de manière bornée ou capricieuse, peut accroître nos connaissances sur cette réalité. On n’a pas menacé Galilée de subir les affres de la torture au cours d’un débat abstrait sur les mouvements lunaires. 

Sa théorie avait mis en danger l’argument utilisé alors par l’Église pour maintenir la stabilité sociale et doctrinale, celui d’un ordre mondial statique avec des planètes tournant autour d’une Terre, centre de l’univers, un clergé soumis au pape et des serfs à leur seigneur. Mais l’Église fit bientôt la paix avec la cosmologie galiléenne. Elle n’avait pas le choix : c’est bien la terre qui se trouve dans l’orbite du soleil.

Cependant l’histoire de nombreux sujets scientifiques est pratiquement dépourvue de ces contraintes liées aux faits pour deux raisons principales. Tout d’abord, certains d’entre eux revêtent une très grande importance sociale mais ne bénéficient que de fort peu d’informations dignes de foi. Lorsque la proportion des données par rapport à l’impact social est très faible, l’histoire des attitudes scientifiques ne peut guère être plus qu’une façon détournée de présenter les changements sociaux. 

L’histoire des thèses scientifiques sur les races, par exemple, sert de miroir aux mouvements sociaux (Provine, 1973). Ce miroir renvoie l’image de son époque, des bonnes périodes et des mauvaises, de celles où l’on croit à l’égalité et de celles où domine le racisme. Le glas du vieil eugénisme a sonné aux États-Unis davantage à cause de l’usage particulier qu’Hitler fit des arguments jadis en vogue sur la stérilisation et la purification de la race que par les progrès réalisés dans nos connaissances sur la génétique.

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