vendredi 15 juin 2012

KUBARK Le manuel secret de manipulation mentale et de torture psychologique de la CIA.



Ce document confidentiel, rédigé en 1963, fut tenu secret jusqu'en 1997, date à laquelle des journalistes du Baltimore Sun purent obtenir sa déclassification au nom de la loi sur la liberté de l'information. ( ... )

Avec le temps, à mesure que la douleur augmente, l'individu prend conscience que, dans une certaine mesure, c'est sa propre détermination à résister qui entraîne la perpétuation de la douleur. Se développe alors un conflit au sein même de l'individu entre sa détermination morale et son désir de s'effondrer afin que la douleur cesse. C'est ce conflit interne additionnel qui tend à rendre cette méthode de torture si efficace pour briser l'individu. » Déjà isolé, le sujet s'enferme dans un combat autodestructeur avec lui-même, devenant alors son propre bourreau. ( ... )

Mais ces procédés ont encore d'autres vertus politiques. Non seulement ils ne laissent pas de traces compromettantes sur les corps, mais ils ôtent aussi à leurs victimes la possibilité de témoigner de l'intensité de leur calvaire. Une fois mis en mots, les tourments qu'elles ont endurés paraîtront quasiment anodins, sans rien de spectaculairement terribles. Si l'on est, bien sûr, immédiatement révulsé par le récit d'une séance de brûlures à la cigarette, de tabassages ou de viols, on l'est plus difficilement peut-être par le compte rendu de longues heures passées debout contre un mur.

Un colonel américain qui avait été soumis en Corée à l'ancêtre de ce genre de tortures no touch expliquait, en 1963, comment l'usage intensif de ces méthodes simples avait suffi à le plonger dans une réalité parallèle, « un monde de délire impossible à décrire », et concluait, amer : « Peut-être aurait-il mieux valu la torture physique, parce que les gens, au moins, comprennent de quoi il s'agit. » ( ... )

En 1971, des militants présumés de l'IRA avaient été soumis par les autorités britanniques à une série de traitements coercitifs dans lesquels le lecteur reconnaîtra l'esprit du présent manuel. Cinq techniques de base avaient été utilisées : 1) positions de stress et douleur auto-infligée ; 2) cagoule opaque placée en permanence sur la tête des détenus ; 3) exposition de longue durée à des sons à plein volume ; 4) privation de sommeil ; 5) privation de nourriture. À ce régime, certains prisonniers étaient devenus psychotiques au bout de vingt-quatre heures. ( ... )

Sur ce point, l'historiographie critique de la torture, tout comme la clinique des victimes, sont aujourd'hui parvenues à des conclusions claires. Comme le rappelle la psychothérapeute Françoise Sironi, « le but majeur de la torture n'est pas la recherche du renseignement. L'intention première de la torture est de briser les résistants au système et de terroriser la population entière ».

Elle poursuit : « Contrairement aux idées reçues, le but réel de la torture mise en œuvre par le bourreau n'est assurément pas de faire parler, contrairement à ce qu'il peut prétendre, lui aussi. En fait, si l'on torture c'est pour faire taire. » C'est cela le secret des tortionnaires, le mieux gardé de leurs secrets. Il concerne non pas leurs moyens, mais leurs fins. Pour énoncer le véritable mot d'ordre de la torture, il faut en renverser diamétralement la maxime de façade : ce n'est pas « Nous avons les moyens de vous faire parler », mais bien plutôt : « Nous avons les moyens de vous faire taire. » Ne croyez pas qu'ils veulent votre vérité ; ils veulent votre destruction. ( ... )

Premier principe, première stratégie exportable : la désorientation ou la confusion, ce que KUBARK appelle aussi la méthode d'Alice au pays des merveilles. Son objectif est simple : « Bouleverser les attentes et les réactions conditionnées de la personne interrogée. Elle est habituée à un monde qui fait sens, tout au moins pour elle ; un monde de continuité et de logique, prévisible. Et elle s'y cramponne pour préserver son identité et sa capacité de résistance. » ( ... )

Dans l'espace clos de la détention, l'entreprise de déstabilisation passe d'abord par une perturbation systématique des régularités temporelles : horloges trafiquées, qui avancent puis retardent, horaires irréguliers, nuits à géométrie variable… Le contrôle total de l'environnement du détenu permet aux interrogateurs, devenus maîtres de l'espace et du temps, de s'attaquer à la texture même du réel, d'en détraquer les rythmes et les pulsations habituels afin de plonger le sujet dans un état de désorientation complète, l'équivalent d'une sorte de jet-lag permanent. Les formes de la sensibilité se disloquent et le monde sort de ses gonds.

« Dans cette atmosphère déconcertante, elle comprend rapidement que le type de discours et de pensée qu'elle a toujours considéré comme normal a été remplacé par un étrange et inquiétant non-sens. […] Mais, à mesure que le processus se poursuit, sur plusieurs jours si nécessaire, la source va s'ingénier à donner du sens à une situation devenue mentalement insupportable. » ( ... )

La stratégie confusionniste prend appui sur la tendance « herméneutique » du sujet : l'élan spontané qui le pousse à faire sens de ce qu'on lui dit. Le risque est évidemment pour lui de s'épuiser dans une tâche d'interprétation sans fin. La stratégie d'Alice procède donc non seulement par désorientation du sujet, mais aussi par saturation de sa puissance interprétative. Face aux non-sens dont on l'inonde, le faire s'égarer jusqu'à la folie dans une spirale d'hypothèses interprétatives aussi vaines qu'infinies. Le laisser désespérément chercher à comprendre là où il n'y a en réalité rien d'autre à comprendre que le fait qu'il n'y a rien à comprendre. ( ... )

On retrouve ce type de démarche dans les procédés de confusion aujourd'hui massivement mobilisés par la parole politique : dire tout et le contraire de tout, quitte à accoupler sans cesse dans sa bouche des références inconciliables tout en jouissant secrètement des réactions de perplexité que l'on suscite ainsi que des trésors d'inventivité déployés par les commentateurs afin de découvrir le principe de cohérence, la logique secrète qui peut bien commander un tel flot d'absurdités dissonantes. Le secret est qu'il n'y en a pas. Le sens de tels énoncés réside non pas dans un éventuel signifié caché, mais uniquement dans leur fonction tactique de parasitage et de saturation des capacités intellectuelles et politiques des destinataires.

Le principe de rétrécissement du monde


Deuxième stratégie : celle du rétrécissement ou de la miniaturisation du monde. L'un des principes essentiels de ce manuel est, on l'a vu, d'isoler le sujet.

Les auteurs du manuel le savent, et leur premier souci est de produire des individus désaffiliés, isolés des liens qui les constituent. Le sentiment de cette séparation doit être intensifié, par tous les moyens, de sorte que le prisonnier en vienne à se persuader qu'il « est coupé de toutes forces amies capables de le soutenir. Si c'est le cas, il devient lui-même sa seule planche de “salut” ». ( ... )

Mais on ne veut pas seulement le couper du monde. On lui en recrée aussi un autre à la place : un monde factice, miniature, qui doit se substituer à l'ancien. Un petit monde infernal et glauque, un théâtre d'ombres dans lequel on l'invite à jouer son rôle afin de mieux oublier qui il est : « À mesure que l'ambiance et les repères du monde extérieur se font plus lointains, leur importance pour la personne interrogée se réduit. Ce monde est alors remplacé par la salle d'interrogatoire, ses deux occupants et la relation dynamique qui s'instaure entre eux. Et au fil de la progression du processus, le sujet se fonde de plus en plus sur les valeurs du monde de l'interrogatoire, plutôt que sur celles du monde extérieur. » C'est ce que les auteurs appellent « la substitution du monde de l'interrogatoire au monde extérieur ». Le monde du dehors s'efface et la vie s'étiole pour se mettre aux normes d'un micro-monde, un « petit monde comptant deux habitants », un huis clos en tête à tête entre quatre murs. Principe de rapetissement et de rabougrissement du monde.
L'Australien David Hicks, après des mois passés à Guantanamo, finit par écrire à ses parents : « J'en suis arrivé à un point où je suis totalement confus, complètement perdu – dépassé, si vous voulez […]. Mon monde tout entier est devenu cette petite pièce et tout le reste n'est plus qu'un écho. Je vous aime, David. » ( ... )

Fabriquer des individus esseulés ou recroquevillés dans de petits mondes aux préoccupations à la fois vitales et mesquines, tout entières accaparées par des nécessités matérielles ; faire s'enfermer mentalement les sujets dans des univers à quelques personnages, dont les micro-drames éclipsent ceux du monde véritable ; nous faire nous taper la tête contre les murs d'existences trop étriquées ; nous faire restreindre notre espace de pensée, de vie et de désir à celui de petites sphères qui nous prennent au jeu de leurs problèmes grossis à la loupe, de leurs vains rapports de forces ou de leurs fixations obsessionnelles dérisoires – voilà autant de phénomènes familiers qui correspondent, hors les murs, dans la sphère de la vie sociale ordinaire, au principe du rapetissement du monde exposé par KUBARK. Ce que nous apprend ce texte, c'est que capturer des sujets dans des micro-mondes est l'un des moyens les plus efficaces pour éroder leurs capacités de résistance, qui, elles, ont par contraste toujours à voir avec la persistance, en chacun de nous, de l'horizon d'un monde commun.

Troisième principe stratégique : l'autoprédation, qui correspond au procédé, déjà évoqué, de l'autodouleur où l'on retourne le sujet contre lui-même « jusqu'à finalement en faire l'agent de sa propre défaite».( ... )

Il n'y a de résistance possible que face à un oppresseur repérable. Pour qui veut supprimer la résistance, la solution la plus simple est encore de faire disparaître l'oppresseur, de le rendre introuvable. Le pari est alors que la lutte, ne se trouvant plus de cible, se retournera contre elle-même. Ce que théorise KUBARK, c'est l'enrôlement actif du sujet contre lui-même : replier le sujet sur lui-même afin d'en faire l'agent de ses propres tourments, le bourreau de soi-même. ( ... )

De façon plus générale, on reconnaît ici le principe fondamental commun à toutes les stratégies d'autodomination, qui transfèrent aux oppressés la tâche d'autogérer leur oppression. Celles-ci ont aujourd'hui pris une place centrale dans les formes de domination : devenez entrepreneurs de vous-mêmes, soyez votre propre patron, votre propre maître et votre propre contremaître. Vous serez alors les agents actifs, les seuls identifiables, et par conséquent les seuls responsables de votre propre servitude. ( ... )

Grégoire Chamayou




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