dimanche 12 mai 2019

« KALPA IMPÉRIAL » par Angélica Gorodischer

Bib était petit et maigre, il avait eu plusieurs maladies, il avait failli mourir deux fois, il n’avait pas encore la force de lever une lance, mais il savait déjà que la peur habite les hommes mais pas les choses, pas même les palais démolis. Il ne savait pas, c’est clair, que ces bâtiments encore imposants malgré le feu, la folie et le temps, avaient été des palais. 

Il n’était pas non plus parvenu, grâce à la raison, à en conclure que la peur est fille des hommes et non des choses, ni à le dire clairement à personne, pas même à lui-même. Mais il le savait.   

Le narrateur dit : À présent que soufflent des vents cléments, à présent que sont révolus les jours d’incertitude et les nuits de terreur, à présent qu’il n’y a plus de délations, de persécutions ou d’exécutions secrètes, à présent que le caprice et la folie ont disparu du cœur de l’Empire, à présent que ni nous ni nos enfants ne sommes assujettis à l’aveuglement du pouvoir ; 

à présent qu’un homme juste se tient sur le trône d’or et que les gens sortent tranquillement de leurs maisons pour voir s’il fait beau et vaquent à leurs occupations et planifient leurs vacances et les enfants vont à l’école et les acteurs jouent leur rôle du fond du cœur et les filles tombent amoureuses et les vieux meurent dans leur lit et les poètes chantent et les joailliers pèsent l’or derrière leurs petites vitrines et les jardiniers arrosent les parcs et les jeunes discutent et les aubergistes mettent de l’eau dans le vin et les maîtres enseignent ce qu’ils savent et nous autres les conteurs de contes contons de vieilles histoires et les archivistes archivent et les pêcheurs pêchent et tout un chacun peut  décider selon ses vices et ses vertus ce qu’il doit faire de sa vie, 

maintenant n’importe qui peut entrer dans le palais de l’Empereur, par nécessité ou par curiosité ; n’importe qui peut visiter cette grande maison qui des années durant a été voilée, interdite, défendue par les armes, fermée et obscure comme le furent les âmes des Empereurs Guerriers de la dynastie des Ellydróvides. À présent n’importe qui peut marcher dans les larges couloirs tapissés, s’asseoir dans les patios pour écouter l’eau des fontaines, s’approcher des cuisines et se voir donner un beignet des mains d’un gros commis souriant, couper une fleur dans les jardins, se regarder dans les miroirs des galeries, voir passer les femmes de chambre qui portent des corbeilles de linge propre, 

toucher d’un doigt irrévérencieux la jambe d’une statue de marbre, saluer les précepteurs du prince héritier, rire avec les princesses qui jouent au ballon dans le pré ; et peut aussi s’arrêter devant la porte de la salle du trône et simplement attendre son tour, pour s’approcher de l’Empereur et lui dire, par exemple :

« — Sire, j’aime beaucoup le théâtre, mais dans mon village il n’y a pas de théâtre. Ne crois-tu pas que tu pourrais donner l’ordre d’en construire un ?

Ekkemantes I sourira probablement car lui aussi aime beaucoup le théâtre et il se mettra à parler avec enthousiasme de la dernière tragédie en vers d’Orab’Maagg dont la première fut donnée dans la capitale quand soudain l’un de ses conseillers lui fera remarquer avec une petite toux discrète qu’il ne peut pas passer une heure à bavarder avec chacun de ses sujets car sinon il n’aura plus le temps de gouverner. 

Et probablement le brave Empereur, qui ne semble fait que pour le sourire et le geste débonnaire mais qui sut prendre les armes et les manier comme l’ange de la guerre aux ailes noires lorsque dans l’Empire il fut question d’annihiler la cupidité et la cruauté d’une caste maudite, répondra au conseiller que bavarder une heure avec chacun de ses sujets est une manière de gouverner, et pas des pires, mais que monsieur le conseiller a raison et afin de ne pas perdre plus de ce temps précieux, que monsieur le conseiller rédige un décret que l’Empereur signera, dans lequel sera donné l’ordre de construire un théâtre dans le village de Sariaband. » (…)

« Longue est l’histoire de l’Empire, très longue ; à tel point que la vie d’un homme vouée à l’étude et à la recherche pour la connaître dans son ensemble ne suffit pas. Il y a des noms, des épisodes, des années et des siècles qui demeurent dans l’ombre, qui figurent sur un feuillet quelconque d’une archive quelconque, disponibles pour qu’une mémoire quelconque les repêche ou qu’un quelconque conteur de contes les ramène à la vie à un moment donné dans un pavillon comme celui-ci pour des gens comme vous qui retourneront ensuite chez eux en pensant à ce qui a été dit et regarderont leurs enfants avec fierté et avec un peu de tristesse. 

En plus d’être longue, l’histoire de l’Empire est compliquée : ce n’est pas un conte facile dans lequel on énumère un événement puis un autre et dans lequel les causes expliquent les effets et les effets ont la même ampleur que les causes. Non, ça n’a rien à voir : l’histoire de l’Empire est semée de surprises, de contradictions, d’abîmes, de morts et de résurrections. Et moi je vous dis dès à présent que ces pierres dans ce salon vide du palais de l’Empereur représentent  précisément la mort, mais qu’elles représentent également la résurrection.

Car l’Empire est mort, plusieurs fois, avec beaucoup de morts, lentes ou subites, douloureuses ou placides, ridicules ou tragiques, mais il est mort, et il s’est relevé et est revenu de la mort. Une de ses morts, il y a déjà plusieurs milliers d’années, fut plus profonde et plus noire que les autres. Elle ne fut ni ridicule ni tragique : elle fut stupide, déchirante et démente. Et elle le fut parce que les hommes s’entretuèrent pour la plus futile et dangereuse des passions : pour le pouvoir, pour monter sur le trône d’or, s’y asseoir et y rester assis le plus longtemps possible. 

Un général ambitieux tua un empereur inepte. L’impératrice veuve, qui avait toujours vécu dans l’ombre et dont on ne se souvient même plus du nom, vengea son mari et par la même occasion se fraya un chemin vers le trône en tuant le général avec son épée régicide avant qu’il ait pu s’emparer du palais. Ensuite elle cultiva le ressentiment des soldats dépourvus de chef, chose qu’elle put faire à la perfection car elle connaissait très bien le ressentiment, elle les monta contre leurs officiers et  fit tuer tous les généraux de l’Armée Impériale, histoire qu’aucun autre ne se mette en tête la même idée que celle de l’assassin de son mari. 

Les frères de l’empereur mort s’armèrent et accoururent au palais, d’après eux au secours de la veuve sans défense, mais en vérité dans le dessein d’occuper le trône à sa place. Les provinces de l’est se soulevèrent là où un noble ruiné qui disait être descendant d’une vieille dynastie réclamait son droit de régir l’Empire. Quelqu’un étrangla l’impératrice dans son lit et poignarda ses enfants, bien que l’on raconte qu’une fille échappa à la tuerie. 

Des marais et des forêts du sud montèrent des hordes de déguenillés qui pillèrent les villes en profitant de la confusion que semait le passage des armées. Dans le nord un charlatan dit avoir entendu des voix qui descendaient du ciel et lui ordonnaient de se proclamer empereur et de donner la mort à ceux qui s’opposeraient à lui, et le mal voulut qu’ils soient nombreux à le croire. En l’espace de quelques mois une guerre éclata, au sein de laquelle les hommes en vinrent à ne pas savoir et à ne pas vouloir savoir contre qui ils se battaient et dans laquelle il ne s’agissait pas de tuer ou de mourir mais de tuer et de mourir. 

La peste fit son apparition. Un an plus tard la population de l’Empire était réduite à moins de la moitié et cette fraction de la moitié continuait de lutter, de tuer, d’incendier et de détruire. Dans la capitale, des officiers de ce qui avait été l’armée la plus orgueilleuse de tous les temps trouvèrent une gamine et dirent qu’elle était la fille de l’empereur mort qui avait survécu à la nuit de l’égorgement. Peut-être qu’elle l’était, peut-être que non.

 La gamine monta sur le trône, non pas en grande pompe et fanfaronnade mais entre bûchers et hurlements, et une fois là elle essaya de mettre de l’ordre, d’abord dans le palais, ensuite dans les rues et les maisons de la ville, et il sembla qu’elle allait y arriver. Mais les hommes en uniforme s’alarmèrent : si au lieu de leur servir de tremplin pour gouverner la fille présumée de l’empereur mort s’accrochait à son trône, aucun d’entre eux n’aurait dès lors l’opportunité d’être empereur. Alors ils redoublèrent d’efforts pour que tous ses plans échouent et que ses ordres ne soient pas exécutés. 

Et lorsqu’ils réalisèrent que la gamine était plus habile et plus forte que ce qu’ils avaient envisagé, une nuit ils se réunirent en secret et palabrèrent des heures durant. Elle mourut donc ; ne me demandez pas comment car personne ne le sait. Elle était très jeune, peut-être était-elle très belle, même si elle avait passé beaucoup de temps cachée et sous-alimentée, et elle régna pendant cinquante-quatre jours.  (…)

 Bien, bien, mes chers amis qui m’écoutez, réfléchissons un peu maintenant et pensons que tout autre cap eût pu être suivi et que les hommes eussent pu adopter une autre manière de s’organiser qui ne fût pas celle de l’Empire mort. Peut-être en petits royaumes, peut-être en villes indépendantes et souveraines, peut-être en communautés pastorales et agricoles enracinées à la terre, peut-être en sociétés théocratiques, peut-être en hordes prédatrices, qui sait. 

La mort est résurrection, mais nous ignorons tout de la teneur de cette résurrection tant que cela ne s’est pas produit et il est déjà trop tard, si ce n’est pour méditer sur ce qui s’est passé et, si cela nous est possible, apprendre quelque chose de plus sur nous-mêmes.

Bien, bien, voyons maintenant pourquoi l’Empire renaquit comme d’un rêve et pourquoi il se mit à nouveau à être ce qu’il avait été. Je vais vous raconter qu’il y eut une fois un enfant, dans une de ces tribus indécises entre la charrue et la lance, un enfant curieux que l’on surnommait Bib, qui était particulièrement doué pour sortir des sons des cannes trouées. Si quelqu’un avait été suffisamment sensible et perspicace, s’il y avait eu du temps pour autre chose que la subsistance, le feu et la défense, on eût découvert que Bib avait d’autres dons spéciaux, certains d’entre eux assez développés : par exemple, il était désobéissant. 

Il était téméraire aussi et, comme je vous l’ai déjà dit, il était curieux. Il était insatiablement curieux. Quand les autres enfants somnolaient au soleil dans des hamacs tissés avec soin, Bib levait sa tête ronde pour regarder les feuilles des arbres bouger avec le vent. Quand les autres enfants rampaient autour de leurs mères, Bib glissait jusqu’à la porte de la hutte et prêtait attention à ce qui se passait dehors. Quand les autres enfants jouaient au milieu de la boue et des animaux, Bib allait jusqu’aux ruines et creusait à la recherche d’objets étranges qu’il nettoyait et cachait ensuite dans un lieu secret dans lequel il pouvait les étudier et les regrouper sans que nul ne le dérange.

Il était interdit de traîner dans les ruines : voilà quelque chose qui était interdit à tous et spécialement aux enfants. Il est vrai que parfois quelqu’un y allait, parfois, lorsqu’un chaudron ou une lance se cassait ou quelque chose d’indispensable. Mais dans ce cas les hommes et les femmes demandaient l’autorisation au Chef ou au Plus Ancien d’aller Là-bas chercher de quoi le remplacer. Non, non, je ne sais pas pourquoi c’était interdit, mais je peux me l’imaginer. 

C’est que ces murs encore dressés, ces pièces labyrinthiques, ces énormes grilles ouvragées, encore sur pied ou tombées au milieu des broussailles, ces larges et hautes ouvertures comme des bouches de fauves, étaient si différentes des constructions de terre rondes et fragiles dotées d’un seul espace, sans fenêtre, avec un toit de paille, si différentes, que les gens de la tribu sentaient que là-bas habitait La Peur. 


Bib était petit et maigre, il avait eu plusieurs maladies, il avait failli mourir deux fois, il n’avait pas encore la force de lever une lance, mais il savait déjà que la peur habite les hommes mais pas les choses, pas même les palais démolis. Il ne savait pas, c’est clair, que ces bâtiments encore imposants malgré le feu, la folie et le temps, avaient été des palais. Il n’était pas non plus parvenu, grâce à la raison, à en conclure que la peur est fille des hommes et non des choses, ni à le dire clairement à personne, pas même à lui-même. Mais il le savait.  

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