mardi 7 mai 2019

" RECOLTES ET SEMAILLES " par Alexandre GROTHENDIECK

Le petit enfant, lui, n’a aucune difficulté à être seul. Il est solitaire par nature, même si la compagnie occasionnelle ne lui déplaît pas et qu’il sait réclamer la totosse de maman, quand c’est l’heure de boire. Et il sait bien, sans avoir eu à se le dire, que la totosse est pour lui, et qu’il sait boire. 

Mais souvent, nous avons perdu le contact avec cet enfant en nous. Et constamment nous passons à côté du meilleur, sans daigner le voir. . .

La magie des choses

Quand j’étais gosse, j’aimais bien aller à l’école. On avait le même maître pour nous enseigner à lire et à écrire, le calcul, le chant (il jouait d’un petit violon pour nous accompagner), ou les hommes préhistoriques et la découverte du feu. Je ne me rappelle pas qu’on se soit jamais ennuyé à l’école, à ce moment. Il avait la magie des nombres, et celle des mots, des signes et des sons. Celle de la rime aussi, dans les chansons ou dans les petits poèmes. Il semblait y avoir dans la rime un mystère au delà des mots. Il en a été ainsi, jusqu’au jour ou quelqu’un m’a expliqué qu’il y avait un "truc" tout simple ; que la rime, c’est tout simplement quand on fait se terminer par la même syllabe deux mouvements parlés consécutifs, qui du coup, comme par enchantement, deviennent des vers.

 C’était une révélation ! A la maison, où je trouvais du répondant autour de moi, pendant des semaines et des mois, je m’amusais à faire des vers. A un moment, je ne parlais plus qu’en rimes. Ça m’a passé, heureusement. Mais même aujourd’hui à l’occasion, il m’arrive encore de faire des poèmes - mais sans plus guère aller chercher la rime, si elle ne vient d’elle-même.
A un autre moment un copain plus âgé, qui allait déjà au lycée, m’a appris les nombres négatifs. 

C’était un autre jeu bien amusant, mais plus vite épuisé. Et il y avait les mots croisés - je passais des jours et des semaines à en fabriquer, de plus en plus imbriqués. Dans ce jeu se combinait la magie de la forme, et celle des signes et des mots. Mais cette passion-là m’a quitté, sans apparemment laisser de traces.

Au lycée, en Allemagne d’abord la première année, puis en France, j’étais bon élève, sans être pour autant "l’élève brillant". Je m’investissais sans compter dans ce qui m’intéressait le plus, et avait tendance à négliger ce qui m’intéressait moins, sans trop me soucier de l’appréciation du "prof" concerné. La première année de lycée en France, en 1940, j’étais interné avec ma mère au camp de concentration, à Rieucros près de Mende. 

C’était la guerre, et on était des étrangers - des "indésirables", comme on disait. Mais l’administration du camp fermait un oeil pour les gosses du camp, tout indésirables qu’il soient. On entrait et sortait un peu comme on voulait. J’étais le plus âgé, et le seul à aller au lycée, à quatre ou cinq kilomètres de là, qu’il neige ou qu’il vente, avec des chaussures de fortune qui toujours prenaient l’eau.

Je me rappelle encore la première "composition de maths", où le prof m’a collé une mauvaise note, pour la démonstration d’un des "trois cas d’égalité des triangles". Ma démonstration n’était pas celle du bouquin, qu’il suivait religieusement. Pourtant, je savais pertinemment que ma démonstration n’était ni plus ni moins convainquante que celle qui était dans le livre et dont je suivais l’esprit, à coups des sempiternels "on fait glisser telle figure de telle façon sur telle autre" traditionnels. 

Visiblement, cet homme qui m’enseignait ne se sentait pas capable de juger par ses propres lumières (ici, la validité d’un raisonnement). Il fallait qu’il se reporte à une autorité, celle d’un livre en l’occurrence. Ça devait m’avoir frappé, ces dispositions, pour que je me sois rappelé de ce petit incident. Par la suite et jusqu’à aujourd’hui encore, j’ai eu ample occasion pourtant de voir que de telles dispositions ne sont nullement l’exception, mais la règle quasi universelle. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet - un sujet que j’effleure plus d’une fois sous une forme ou sous une autre, dans Récoltes et Semailles. Mais aujourd’hui encore, que je le veuille ou non, je me sens décontenancé, chaque fois que je m’y trouve à nouveau confronté. . .

Les dernières années de la guerre, alors que ma mère restait internée au camp, j’étais dans une maison d’enfants du "Secours Suisse", pour enfants réfugiés, au Chambon sur Lignon. On était juifs la plupart, et quand on était averti (par la police locale) qu’il y aurait des rafles de la Gestapo, on allait se cacher dans les bois pour une nuit ou deux, par petits groupes de deux ou trois, sans trop nous rendre compte qu’il y allait bel et bien de notre peau. La région était bourrée de juifs cachés en pays cévenol, et beaucoup ont survécu grâce à la solidarité de la population locale.

Ce qui me frappait surtout au "Collège Cévenol" (où j’étais élevé), c’était à quel point mes camarades s’intéressaient peu à ce qu’ils y apprenaient. Quant à moi, je dévorais les livres de classe en début d’année scolaire, pensant que cette fois, on allait enfin apprendre des choses vraiment intéressantes ; et le reste de l’année j’employais mon temps du mieux que je pouvais, pendant que le programme prévu était débité inexorablement, à longueur de trimestres. On avait pourtant des profs sympa comme tout. Le prof d’histoire naturelle, Monsieur Friedel, était d’une qualité humaine et intellectuelle remarquable. Mais, incapable de "sévir", il se faisait chahuter à mort, au point que vers la fin de l’année, il devenait impossible de suivre encore, sa voix impuissante couverte par le tohu-bohu général. C’est pour ça, si ça se trouve, que je ne suis pas devenu biologiste !

Je passais pas mal de mon temps, même pendant les leçons (chut. . . ), à faire des problèmes de maths. Bientôt ceux qui se trouvaient dans le livre ne me suffisaient plus. Peut-être parce qu’ils avaient tendance, à force, à ressembler un peu trop les uns aux autres ; mais surtout, je crois, parce qu’ils tombaient un peu trop du ciel, comme ça à la queue-leue-leue, sans dire d’où ils venaient ni où ils allaient. C’étaient les problèmes du livre, et pas mes problèmes. Pourtant, les questions vraiment naturelles ne manquaient pas. 

Ainsi, quand les longueurs a, b, c des trois cotés d’un triangle sont connues, ce triangle est connu (abstraction faite de sa position), donc il doit y avoir une "formule" explicite pour exprimer, par exemple, l’aire du triangle comme fonction de a, b, c. Pareil pour un tétraèdre dont on connaît la longueur des six arêtes - quel est le volume ? Ce coup-là je crois que j’ai dû peiner, mais j’ai dû finir par y arriver, à force. De toutes façons, quand une chose me "tenait", je ne comptais pas les heures ni les jours que j’y passais, quitte à oublier tout le reste ! (Et il en est ainsi encore maintenant. . . ) (...)

L’importance d’être seul

Quand j’ai finalement pris contact avec le monde mathématique à Paris, un ou deux ans plus tard, j’ai fini par y apprendre, entre beaucoup d’autres choses, que le travail que j’avais fait dans mon coin avec les moyens du bord, était (à peu de choses près) ce qui était bien connu de "tout le monde", sous le nom de théorie de la mesure et de l’intégrale de Lebesgue". Aux yeux des deux ou trois aînés à qui j’ai parlé de ce travail (voire même, montré un manuscrit), c’était un peu comme si j’avais simplement perdu mon temps, à refaire du "déjà connu". 

Je ne me rappelle pas avoir été déçu, d’ailleurs. A ce moment-là, l’idée de recueillir un "crédit", ou ne serait-ce qu’une approbation ou simplement l’intérêt d’autrui, pour le travail que je faisais, devait être encore étrangère à mon esprit. Sans compter que mon énergie était bien assez accaparée à me familiariser avec un milieu complètement différent, et surtout, à apprendre ce qui était considéré à Paris comme le B.A.BA du mathématicien.

Pourtant, en repensant maintenant à ces trois années, je me rends compte qu’elles n’étaient nullement gaspillées. Sans même le savoir, j’ai appris alors dans la solitude ce qui fait l’essentiel du métier de mathématicien - ce qu’aucun maître ne peut véritablement enseigner. Sans avoir eu jamais à me le dire, sans avoir eu a rencontrer quelqu’un avec qui partager ma soif de comprendre, je savais pourtant, "par mes tripes" je dirais, que j’étais un mathématicien : quelqu’un qui "fait" des maths, au plein sens du terme - comme on "fait" l’amour. 

La mathématique était devenue pour moi une maîtresse toujours accueillante à mon désir. Ces années de solitude ont posé le fondement d’une confiance qui n’a jamais été ébranlée - ni par la découverte (débarquant à Paris à l’âge de vingt ans) de toute l’étendue de mon ignorance et de l’immensité de ce qu’il me fallait apprendre : ni (plus de vingt ans plus tard) par les épisodes mouvementés de mon départ sans retour du monde mathématique ; ni, en ces dernières années, par les épisodes souvent assez dingues d’un certain "Enterrement" (anticipé et sans bavures) de ma personne et de mon oeuvre, orchestré par mes plus proches compagnons d’antan. . .

Pour le dire autrement : j’ai appris, en ces années cruciales, à être seul. J’entends par là : aborder par mes propres lumières les choses que je veux connaître, plutôt que de me fier aux idées et aux consensus, exprimés ou tacites, qui me viendraient d’un groupe plus ou moins étendu dont je me sentirais un membre, ou qui pour toute autre raison serait investi pour moi d’autorité. Des consensus muets m’avaient dit, au lycée comme à l’université, qu’il n’y avait pas lieu de se poser de question sur la notion même de "volume", présentée comme "bien connue", "évidente", "sans problème".

 J’avais passé outre, comme chose allant de soi - tout comme Lebesgue, quelques décennies plus tôt, avait dû passer outre. C’est dans cet acte de "passer outre", d’être soi-même en somme et non pas simplement l’expression des consensus qui font loi, de ne pas rester enfermé à l’intérieur du cercle impératif qu’ils nous fixent - c’est avant tout dans cet acte solitaire que se trouve "la création". Tout le reste vient par surcroît.

Par la suite, j’ai eu l’occasion, dans ce monde des mathématiciens qui m’accueillait, de rencontrer bien des gens, aussi bien des aînés que des jeunes gens plus ou moins de mon âge, qui visiblement étaient beaucoup plus brillants, beaucoup plus "doués" que moi. Je les admirais pour la facilité avec laquelle ils apprenaient, comme en se jouant, des notions nouvelles, et jonglaient avec comme s’ils les connaissaient depuis leur berceau -

 alors que je me sentais lourd et pataud, me frayant un chemin péniblement, comme une taupe, à travers une montagne informe de choses qu’il était important (m’assurait-on) que j’apprenne, et dont je me sentais incapable de saisir les tenants et les aboutissants. En fait, je n’avais rien de l’étudiant brillant, passant haut la main les concours prestigieux, assimilant en un tournemain des programmes prohibitifs.

La plupart de mes camarades plus brillants sont d’ailleurs devenus des mathématiciens compétents et réputés. Pourtant, avec le recul de trente ou trente-cinq ans, je vois qu’ils n’ont pas laissé sur la mathématique de notre temps une empreinte vraiment profonde. Ils ont fait des choses, des belles choses parfois, dans un contexte déjà tout fait, auquel ils n’auraient pas songé à toucher. Ils sont restés prisonniers sans le savoir de ces cercles invisibles et impérieux, qui délimitent un Univers dans un milieu et à une époque donnée. Pour les franchir, il aurait fallu qu’ils retrouvent en eux cette capacité qui était leur à leur naissance, tout comme elle était mienne : la capacité d’être seul.

Le petit enfant, lui, n’a aucune difficulté à être seul. Il est solitaire par nature, même si la compagnie occasionnelle ne lui déplaît pas et qu’il sait réclamer la totosse de maman, quand c’est l’heure de boire. Et il sait bien, sans avoir eu à se le dire, que la totosse est pour lui, et qu’il sait boire. Mais souvent, nous avons perdu le contact avec cet enfant en nous. Et constamment nous passons à côté du meilleur, sans daigner le voir. . .

https://www.quarante-deux.org/archives/klein/prefaces/Romans_1965-1969/Recoltes_et_semailles.pdf

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