dimanche 26 mai 2019

" La Faute de l’abbé Mouret " par Émile Zola ( 1875 )


— Le Paradou n’est donc pas aussi beau que tu l’avais rêvé ? demanda-t-elle encore.
Il dégagea sa face, il répondit :
— Je ne sais plus. C’était tout petit, et voilà que ça grandit toujours… Emporte-moi, cache-moi.
Elle le ramena à son lit, le tranquillisant comme un enfant, le berçant d’un mensonge.
— Eh bien ! non, ce n’est pas vrai, il n’y a pas de jardin. C’est une histoire que je t’ai contée. Dors tranquille. 


La Teuse, en entrant, posa son balai et son plumeau contre l’autel. Elle s’était attardée à mettre en train la lessive du semestre. Elle traversa l’église, pour sonner l’Angélus, boitant davantage dans sa hâte, bousculant les bancs. La corde, près du confessionnal, tombait du plafond, nue, râpée, terminée par un gros nœud, que les mains avaient graissé ; et elle s’y pendit de toute sa masse, à coups réguliers, puis s’y abandonna, roulant dans ses jupes, le bonnet de travers, le sang crevant sa face large.

Après avoir ramené son bonnet d’une légère tape, essoufflée, la Teuse revint donner un coup de balai devant l’autel. La poussière s’obstinait là, chaque jour, entre les planches mal jointes de l’estrade. Le balai fouillait les coins avec un grondement irrité. Elle enleva ensuite le tapis de la table, et se fâcha, en constatant que la grande nappe supérieure, déjà reprisée en vingt endroits, avait un nouveau trou d’usure au beau milieu ; on apercevait la seconde nappe, pliée en deux, si émincée, si claire elle-même, qu’elle laissait voir la pierre consacrée, encadrée dans l’autel de bois peint. 

Elle épousseta ces linges roussis par l’usage, promena vigoureusement le plumeau le long du gradin, contre lequel elle releva les cartons lithurgiques. Puis, montant sur une chaise, elle débarrassa la croix et deux des chandeliers de leurs housses de cotonnade jaune. Le cuivre était piqué de taches ternes.
— Ah bien ! murmura la Teuse à demi-voix, ils ont joliment besoin d’un nettoyage ! Je les passerai au tripoli.

Alors, courant sur une jambe, avec des déhanchements et des secousses à enfoncer les dalles, elle alla à la sacristie chercher le Missel, qu’elle plaça sur le pupitre, du côté de l’Épître, sans l’ouvrir, la tranche tournée vers le milieu de l’autel. Et elle alluma les deux cierges. En emportant son balai, elle jeta un coup d’œil autour d’elle, pour s’assurer que le ménage du bon Dieu était bien fait. L’église dormait ; la corde seule, près du confessionnal, se balançait encore, de la voûte au pavé, d’un mouvement long et flexible.

L’abbé Mouret venait de descendre à la sacristie, une petite pièce froide, qui n’était séparée de la salle à manger que par un corridor.
— Bonjour, monsieur le curé, dit la Teuse en se débarrassant. Ah ! vous avez fait le paresseux, ce matin ! Savez-vous qu’il est six heures un quart.
Et sans donner au jeune prêtre qui souriait le temps de répondre :
— J’ai à vous gronder, continua-t-elle. La nappe est encore trouée. Ça n’a pas de bon sens ! Nous n’en avons qu’une de rechange, et je me tue les yeux depuis trois jours à la raccommoder… Vous laisserez le pauvre Jésus tout nu, si vous y allez de ce train. 

L’abbé Mouret souriait toujours. Il dit gaiement :
— Jésus n’a pas besoin de tant de linge, ma bonne Teuse. Il a toujours chaud, il est toujours royalement reçu, quand on l’aime bien.
Puis, se dirigeant vers une petite fontaine, il demanda :
— Est-ce que ma sœur est levée ? Je ne l’ai pas vue.
— Il y a beau temps que mademoiselle Désirée est descendue, répondit la servante, agenouillée devant un ancien buffet de cuisine, dans lequel étaient serrés les vêtements sacrés. Elle est déjà à ses poules et à ses lapins… Elle attendait hier des poussins qui ne sont pas venus. Vous pensez quelle émotion !

Elle s’interrompit, disant :
— La chasuble d’or, n’est-ce pas ?
Le prêtre, qui s’était lavé les mains, recueilli, les lèvres balbutiant une prière, fit un signe de tête affirmatif. La paroisse n’avait que trois chasubles, une violette, une noire et une d’étoffe d’or. Cette dernière, servant les jours où le blanc, le rouge ou le vert étaient prescrits, prenait une importance extraordinaire. La Teuse la souleva religieusement de la planche garnie de papier bleu, où elle la couchait après chaque cérémonie ; elle la posa sur le buffet, enlevant avec précaution les linges fins qui en garantissaient les broderies. Un agneau d’or y dormait sur une croix d’or, entouré de larges rayons d’or. 

Le tissu, limé aux plis, laissait échapper de minces houppettes ; les ornements en relief se rongeaient et s’effaçaient. C’était, dans la maison, une continuelle inquiétude autour d’elle, une tendresse terrifiée, à la voir s’en aller ainsi paillette à paillette. Le curé devait la mettre presque tous les jours. Et comment la remplacer, comment acheter les trois chasubles dont elle tenait lieu, lorsque les derniers fils d’or seraient usés ! (...)

En mai, une végétation formidable, que brûlerait bientôt le ciel ardent de juin, crevait ce sol de cailloux. Des lavandes colossales, des buissons de genévriers, des nappes d’herbes rudes, montaient sur le perron, plantaient des bouquets de verdure sombre jusque sur les tuiles. La première poussée de la séve menaçait d’emporter l’église, dans le dur taillis des plantes noueuses, qui se coulaient au bord des moindres fissures, qui arrachaient les pierres sous les longs doigts nerveux de leurs racines.

 À cette heure matinale, en plein travail de croissance, c’était un bourdonnement de chaleur, un long effort silencieux soulevant les roches d’un frisson. Mais l’abbé ne sentait pas l’entêtement de vie, l’ardeur de ces couches laborieuses ; il crut que la marche basculait ; il s’adossa contre l’autre battant de la porte, cherchant toujours au loin.

Le pays s’étendait à deux lieues, fermé par un mur de collines jaunes, que des bois de pins tachaient de noir ; pays terrible aux landes séchées, aux arêtes rocheuses déchirant le sol. Les quelques coins de terre labourable étalaient des mares saignantes, des champs rouges, où s’alignaient des files d’amandiers maigres, des têtes grises d’oliviers, des traînées de vignes, rayant la campagne de leurs souches brunes.

 On aurait dit qu’un immense incendie avait passé là, semant sur les hauteurs les cendres des forêts, brûlant les prairies, laissant son éclat et sa chaleur de fournaise dans les creux. À peine, de loin en loin, le vert pâle d’un carré de blé mettait-il une note tendre. L’horizon restait farouche, sans un filet d’eau, mourant de soif, s’envolant par grandes poussières aux moindres haleines. Et, tout au bout, par un coin écroulé des collines de l’horizon, on apercevait un lointain de verdures humides, une échappée de la vallée voisine, que fécondait la Viorne, une rivière descendue des gorges de la Seille.

L’abbé Mouret, ne trouvant pas ce qu’il cherchait au loin, les yeux éblouis, abaissa les regards sur le village, dont les quelques maisons s’en allaient à la débandade, en bas de l’église. Misérables maisons, faites de pierres sèches et de planches maçonnées, jetées le long d’un étroit chemin, sans rues indiquées. Elles étaient au nombre d’une trentaine, les unes tassées dans le fumier, noires de misère, les autres plus vastes, plus gaies, avec leurs tuiles roses. 

Des bouts de jardin, conquis sur le roc, étalaient des carrés de légumes, coupés de haies vives. À cette heure, les Artaud étaient vides ; pas une femme aux fenêtres, pas un enfant vautré dans la poussière ; seules, des bandes de poules allaient et venaient, fouillant la paille, quêtant jusqu’au seuil des maisons, dont les portes laissées ouvertes bâillaient complaisamment au soleil. Un grand chien noir, assis sur son derrière, à l’entrée du village, semblait le garder. (...)

À la Croix-Verte, comme l’abbé allait traverser la route qui mène de Plassans à la Palud, un cabriolet qui descendait la rampe, l’obligea à se garer derrière un tas de cailloux. Il coupait le carrefour, lorsqu’une voix l’appela.
— Eh ! Serge, eh ! mon garçon ! 

Le cabriolet s’était arrêté, un homme se penchait. Alors, le jeune prêtre reconnut un de ses oncles, le docteur Pascal Rougon, que le peuple de Plassans, où il soignait les pauvres gens pour rien, nommait « monsieur Pascal » tout court. Bien qu’ayant à peine dépassé la cinquantaine, il était déjà d’un blanc de neige, avec une grande barbe, de grands cheveux, au milieu desquels sa belle figure régulière prenait une finesse pleine de bonté.

— C’est à cette heure-ci que tu patauges dans la poussière, toi ! dit-il gaiement, en se penchant davantage pour serrer les deux mains de l’abbé. Tu n’as donc pas peur des coups de soleil ?
— Mais pas plus que vous, mon oncle, répondit le prêtre en riant.
— Oh ! moi, j’ai la capote de ma voiture. Puis, les malades n’attendent pas. On meurt par tous les temps, mon garçon.

Et il lui conta qu’il courait chez le vieux Jeanbernat, l’intendant du Paradou, qu’un coup de sang avait frappé dans la nuit. Un voisin, un paysan qui se rendait au marché de Plassans, était venu le chercher.
— Il doit être mort à l’heure qu’il est, continua-t-il. Enfin, il faut toujours voir… Ces vieux diables-là ont la vie joliment dure.
Il levait le fouet, lorsque l’abbé Mouret l’arrêta.

— Attendez… Quelle heure avez-vous, mon oncle ?
— Onze heures moins un quart.
L’abbé hésitait. Il entendait à ses oreilles la voix terrible de la Teuse, lui criant que le déjeuner allait être froid. Mais il fut brave, il reprit aussitôt :
— Je vais avec vous, mon oncle… Ce malheureux voudra peut-être se réconcilier avec Dieu, à sa dernière heure.

Le docteur Pascal ne put retenir un éclat de rire.
— Lui ! Jeanbernat ! dit-il, ah ! bien ! si tu le convertis jamais, celui-là !… Ça ne fait rien, viens toujours. Ta vue seule est capable de le guérir.
Le prêtre monta. Le docteur, qui parut regretter sa plaisanterie, se montra très-affectueux, tout en jetant au cheval de légers claquements de langue. Il regardait son neveu curieusement, du coin de l’œil, de cet air aigu des savants qui prennent des notes. Il l’interrogea, par petites phrases, avec bonhomie, sur sa vie, sur ses habitudes, sur le bonheur tranquille dont il jouissait aux Artaud. Et, à chaque réponse satisfaisante, il murmurait, comme se parlant à lui-même, d’un ton rassuré :

— Allons, tant mieux, c’est parfait.
Il insista surtout sur l’état de santé du jeune curé. Celui-ci, étonné, lui assurait qu’il se portait à merveille, qu’il n’avait ni vertiges, ni nausées, ni maux de tête.
— Parfait, parfait, répétait l’oncle Pascal. Au printemps, tu sais, le sang travaille. Mais tu es solide, toi… À propos, j’ai vu ton frère Octave, à Marseille, le mois passé. Il va partir pour Paris, il aura là-bas une belle situation dans le haut commerce. Ah ! le gaillard, il mène une jolie vie !

— Quelle vie ? demanda naïvement le prêtre.
Le docteur, pour éviter de répondre, claqua de la langue. Puis, il reprit :
— Enfin, tout le monde se porte bien, ta tante Félicité, ton oncle Rougon, et les autres… Ça n’empêche pas que nous ayons bon besoin de tes prières. Tu es le saint de la famille, mon brave ; je compte sur toi pour faire le salut de toute la bande.
Il riait, mais avec tant d’amitié, que Serge lui-même arriva à plaisanter.

— C’est qu’il y en a, dans le tas, continua-t-il, qui ne seront pas aisés à mener en paradis. Tu entendrais de belles confessions, s’ils venaient à tour de rôle… Moi, je n’ai pas besoin qu’ils se confessent, je les suis de loin, j’ai leurs dossiers chez moi, avec mes herbiers et mes notes de praticien. Un jour, je pourrai établir un tableau d’un fameux intérêt… On verra, on verra !
Il s’oubliait, pris d’un enthousiasme juvénile pour la science. Un coup d’œil jeté sur la soutane de son neveu, l’arrêta net.

— Toi, tu es curé, murmura-t-il ; tu as bien fait, on est très-heureux, curé. Ça t’a pris tout entier, n’est-ce pas ? de façon que te voilà tourné au bien… Va, tu ne te serais jamais contenté ailleurs. Tes parents, qui partaient comme toi, ont eu beau faire des vilenies ; ils sont encore à se satisfaire… Tout est logique là dedans, mon garçon. Un prêtre complète la famille. C’était forcé, d’ailleurs. Notre sang devait aboutir là… Tant mieux pour toi, tu as eu le plus de chance.

Mais il se reprit, souriant étrangement.
— Non, c’est ta sœur Désirée qui a eu le plus de chance.
Il siffla, donna un coup de fouet, changea de conversation. Le cabriolet, après avoir monté une côte assez roide, filait entre des gorges désolées ; puis, il arriva sur un plateau, dans un chemin creux, longeant une haute muraille interminable. Les Artaud avaient disparu ; on était en plein désert.
— Nous approchons, n’est-ce pas ? demanda le prêtre.

— Voici le Paradou, répondit le docteur, en montrant la muraille. Tu n’es donc point encore venu par ici ? Nous ne sommes pas à une lieue des Artaud… Une propriété qui a dû être superbe, ce Paradou. La muraille du parc, de ce côté, a bien deux kilomètres. Mais, depuis plus de cent ans, tout y pousse à l’aventure.

— Il y a de beaux arbres, fit remarquer l’abbé, en levant la tête, surpris des masses de verdure qui débordaient.
— Oui, ce coin-là est très-fertile. Aussi le parc est-il une véritable forêt, au milieu des roches pelées qui  l’entourent… D’ailleurs, c’est de là que le Mascle sort. On m’a parlé de trois ou quatre sources, je crois.

Et, en phrases hachées, coupées d’incidentes étrangères au sujet, il raconta l’histoire du Paradou, une sorte de légende qui courait le pays. Du temps de Louis XV, un seigneur y avait bâti un palais superbe, avec des jardins immenses, des bassins, des eaux ruisselantes, des statues, tout un petit Versailles perdu dans les pierres, sous le grand soleil du Midi. Mais il n’y était venu passer qu’une saison, en compagnie d’une femme adorablement belle, qui mourut là sans doute, car personne ne l’avait vue en sortir. L’année suivante, le château brûla, les portes du parc furent clouées, les meurtrières des murs elles-mêmes s’emplirent de terre ; si bien que, depuis cette époque lointaine, pas un regard n’était entré dans ce vaste enclos, qui tenait tout un des hauts plateaux des Garrigues.

— Les orties ne doivent pas manquer, dit en riant l’abbé Mouret… Ça sent l’humide tout le long de ce mur, vous ne trouvez pas, mon oncle ?
Puis, après un silence :
— Et à qui appartient le Paradou, maintenant ? demanda-t-il.
— Ma foi, on ne sait pas, répondit le docteur. Le propriétaire est venu dans le pays, il y a une vingtaine d’années. Mais il a été tellement effrayé par ce nid à couleuvres, qu’il n’a plus reparu… Le vrai maître est le gardien de la propriété, ce vieil original de Jeanbernat, qui a trouvé le moyen de se loger dans un pavillon, dont les pierres tiennent encore… 

Tiens, tu vois, cette masure grise, là bas, avec ces grandes fenêtres mangées de lierre. Le cabriolet passa devant une grille seigneuriale, toute saignante de rouille, garnie à l’intérieur de planches maçonnées. Les sauts-de-loup étaient noirs de ronces. À une centaine de mètres, le pavillon habité par Jeanbernat se trouvait enclavé dans le parc, sur lequel une de ses façades donnait. Mais le gardien semblait avoir barricadé sa demeure, de ce côté ; il avait défriché un étroit jardin, sur la route ; il vivait là, au midi, tournant le dos au Paradou, sans paraître se douter de l’énormité des verdures débordant derrière lui.

Le jeune prêtre sauta à terre, regardant curieusement, interrogeant le docteur qui se hâtait d’attacher le cheval à un anneau scellé dans le mur.
— Et ce vieillard vit seul, au fond de ce trou perdu ? demanda-t-il.
— Oui, complétement seul, répondit l’oncle Pascal.
Mais il se reprit.
— Il a avec lui une nièce qui lui est tombée sur les bras, une drôle de fille, une sauvage… Dépêchons. Tout a l’air mort, dans la maison. 

Au soleil de midi, la maison dormait, les persiennes closes, dans le bourdonnement des grosses mouches qui montaient le long du lierre, jusqu’aux tuiles. Une paix heureuse baignait cette ruine ensoleillée. Le docteur poussa la porte de l’étroit jardin, qu’une haie vive, très-élevée, entourait. Là, à l’ombre d’un pan de mur, Jeanbernat, redressant sa haute taille, fumait tranquillement sa pipe, dans le grand silence, en regardant pousser ses légumes.

— Comment ! vous êtes debout, farceur ! cria le docteur stupéfait.
— Vous veniez donc m’enterrer, vous ! gronda le vieillard rudement. Je n’ai besoin de personne. Je me suis saigné…
Il s’arrêta net en apercevant le prêtre, et eut un geste si terrible, que l’oncle Pascal s’empressa d’intervenir.
— C’est mon neveu, dit-il, le nouveau curé des Artaud, un brave garçon… Que diable ! nous n’avons pas couru les routes à pareille heure pour vous manger, père Jeanbernat.

Le vieux se calma un peu.
— Je ne veux pas de calotin chez moi, murmura-t-il. Ça suffit pour faire crever les gens. Entendez-vous, docteur, pas de drogues et pas de prêtres quand je m’en irai ; autrement, nous nous fâcherions… Qu’il entre tout de même, celui-là, puisqu’il est votre neveu.

L’abbé Mouret, interdit, ne trouva pas une parole. Il restait debout, au milieu d’une allée, à examiner cette étrange figure, ce solitaire couturé de rides, à la face de brique cuite, aux membres séchés et tordus comme des paquets de cordes, qui semblait porter ses quatre-vingts ans avec un dédain ironique de la vie. Le docteur ayant tenté de lui prendre le pouls, il se fâcha de nouveau.

— Laissez-moi donc tranquille ! Je vous dis que je me suis saigné avec mon couteau ! C’est fini, maintenant… Quelle est la brute de paysan qui est allé vous déranger ? Le médecin, le prêtre, pourquoi pas les croque-morts !… Enfin, que voulez-vous, les gens sont bêtes. Ça ne va pas nous empêcher de boire un coup.
Il servit une bouteille et trois verres, sur une vieille table, qu’il sortit, à l’ombre. Les verres remplis jusqu’au bord, il voulut trinquer. Sa colère se fondait dans une gaieté goguenarde.

— Ça ne vous empoisonnera pas, monsieur le curé, dit-il. Un verre de bon vin n’est pas un péché… Par exemple, c’est bien la première fois que je trinque avec une soutane, soit dit sans vous offenser. Ce pauvre abbé Caffin, votre prédécesseur, refusait de discuter avec moi… Il avait peur.

Et il eut un large rire, continuant :
— Imaginez-vous qu’il s’était engagé à me prouver que Dieu existe… Alors, je ne le rencontrais plus sans le défier. Lui, filait l’oreille basse, je vous assure.
— Comment, Dieu n’existe pas ! s’écria l’abbé Mouret, sortant de son mutisme.

— Oh ! comme vous voudrez, reprit railleusement Jeanbernat. Nous recommencerons ensemble, si cela peut vous faire plaisir… Seulement, je vous préviens que je suis très-fort. Il y a là-haut, dans une chambre, quelques milliers de volumes sauvés de l’incendie du Paradou, tous les philosophes du dix-huitième siècle, un tas de bouquins sur la religion. J’en ai appris de belles, là dedans. Depuis vingt ans, je lis ça… Ah ! dame, vous trouverez à qui parler, monsieur le curé.

Il s’était levé. D’un long geste, il montra l’horizon entier, la terre, le ciel, en répétant solennellement :
— Il n’y a rien, rien, rien… Quand on soufflera sur le soleil, ça sera fini.
Le docteur Pascal avait donné un léger coup de coude à l’abbé Mouret. Il clignait les yeux, étudiant curieusement le vieillard, approuvant de la tête pour le pousser à parler.

— Alors, père Jeanbernat, vous êtes un matérialiste ? demanda-t-il.
— Eh ! je ne suis qu’un pauvre homme, répondit le vieux en rallumant sa pipe. Quand le comte de Corbière, dont j’étais le frère de lait, est mort d’une chute de cheval, les enfants m’ont envoyé garder ce parc de la Belle-au-Bois-dormant, pour se débarrasser de moi. J’avais soixante ans, je me croyais fini. Mais la mort m’a oublié. Et j’ai dû m’arranger un trou… 

Voyez-vous, lorsqu’on vit tout seul, on finit par voir les choses d’une drôle de façon. Les arbres ne sont plus des arbres, la terre prend des airs de personne vivante, les pierres vous racontent des histoires. Des bêtises, enfin. Je sais des secrets qui vous renverseraient. Puis, que voulez-vous qu’on fasse, dans ce diable de désert ? J’ai lu les bouquins, ça m’a plus amusé que la chasse… Le comte, qui sacrait comme un païen, m’avait toujours répété : « Jeanbernat, mon garçon, je compte bien te retrouver en enfer, pour que tu me serves là-bas comme tu m’auras servi là-haut. » (...)

Mais l’abbé Mouret n’eut pas le temps de relever ce défi du Philosophe. Une porte venait de s’ouvrir brusquement, au fond du vestibule ; une trouée éclatante s’était faite, dans le noir de la muraille. Ce fut comme une vision de forêt vierge, un enfoncement de futaie immense, sous une pluie de soleil. Dans cet éclair, le prêtre saisit nettement, au loin, des détails précis : une grande fleur jaune au centre d’une pelouse, une nappe d’eau qui tombait d’une haute pierre, un arbre colossal empli d’un vol d’oiseaux ; le tout noyé, perdu, flambant, au milieu d’un tel gâchis de verdure, d’une débauche telle de végétation, que l’horizon entier n’était plus qu’un épanouissement. La porte claqua, tout disparut.

— Ah ! la gueuse ! cria Jeanbernat, elle était encore dans le Paradou !
Albine riait sur le seuil du vestibule. Elle avait une jupe orange, avec un grand fichu rouge attaché derrière la taille, ce qui lui donnait un air de bohémienne endimanchée. Et elle continuait à rire, la tête renversée, la gorge toute gonflée de gaieté, heureuse de ses fleurs, des fleurs sauvages tressées dans ses cheveux blonds, nouées à son cou, à son corsage, à ses bras minces, nus et dorés. Elle était comme un grand bouquet d’une odeur forte.

— Va, tu es belle ! grondait le vieux. Tu sens l’herbe, à empester… Dirait-on qu’elle a seize ans, cette poupée !
Albine, effrontément, riait plus fort. Le docteur Pascal, qui était son grand ami, se laissa embrasser par elle.
— Alors, tu n’as pas peur dans le Paradou, toi ? lui demanda-t-il.
— Peur ? de quoi donc ? dit-elle avec des yeux étonnés. Les murs sont trop hauts, personne ne peut entrer… Il n’y a que moi. C’est mon jardin, à moi toute seule. Il est joliment grand. Je n’en ai pas encore trouvé le bout.

— Et les bêtes ? interrompit le docteur.
— Les bêtes ? elles ne sont pas méchantes, elles me connaissent bien.
— Mais il fait noir sous les arbres ?
— Pardi ! il y a de l’ombre ; sans cela, le soleil me mangerait la figure… On est bien à l’ombre, dans les feuilles.

Et elle tournait, emplissant l’étroit jardin du vol de ses jupes, secouant cette âpre senteur de verdure qu’elle portait sur elle. Elle avait souri à l’abbé Mouret, sans honte aucune, sans s’inquiéter des regards surpris dont il la suivait. Le prêtre s’était écarté. Cette enfant blonde, à la face longue, ardente de vie, lui semblait la fille mystérieuse et troublante de cette forêt entrevue dans une nappe de soleil.

— Dites, j’ai un nid de merles, le voulez-vous ? demanda Albine au docteur.
— Non, merci, répondit celui-ci en riant. Il faudra le donner à la sœur de monsieur le curé, qui aime bien les bêtes… Au revoir, Jeanbernat.
Mais Albine s’était attaquée au prêtre.

— Vous êtes le curé des Artaud, n’est-ce pas ? Vous avez une sœur ? J’irai la voir… Seulement, vous ne me parlerez pas de Dieu. Mon oncle ne veut pas.
— Tu nous ennuies, va-t-en, dit Jeanbernat en haussant les épaules.
D’un bond de chèvre, elle disparut, laissant une pluie de fleurs derrière elle. On entendit le claquement d’une porte, puis des rires derrière la maison, des rires sonores qui allèrent en se perdant, comme au galop d’une bête folle lâchée dans l’herbe. (...)

La dévotion de l’abbé Mouret pour la Vierge datait de sa jeunesse. Tout enfant, un peu sauvage, se réfugiant dans les coins, il se plaisait à penser qu’une belle dame le protégeait, que deux yeux bleus, très-doux, avec un sourire, le suivaient partout. Souvent, la nuit, ayant senti un léger souffle lui passer sur les cheveux, il racontait que la Vierge était venue l’embrasser. 

Il avait grandi sous cette caresse de femme, dans cet air plein d’un frôlement de jupe divine. Dès sept ans, il contentait ses besoins de tendresse, en dépensant tous les sous qu’on lui donnait à acheter des images de sainteté, qu’il cachait jalousement, pour en jouir seul. Et jamais il n’était tenté par les Jésus portant l’agneau, les Christ en croix, les Dieu le Père se penchant avec une grande barbe au bord d’une nuée ; il revenait toujours aux tendres images de Marie, à son étroite bouche riante, à ses fines mains tendues. 

Peu à peu, il les avait toutes collectionnées : Marie entre un lis et une quenouille, Marie portant l’enfant comme une grande sœur, Marie couronnée de roses, Marie couronnée d’étoiles. C’était pour lui une famille de belles jeunes filles, ayant une ressemblance de grâce, le même air de bonté, le même visage suave, si jeunes sous leurs voiles, que, malgré leur nom de mère de Dieu, il n’avait point peur d’elles comme des grandes personnes. 

Elles lui semblaient avoir son âge, être les petites filles qu’il aurait voulu rencontrer, les petites filles du ciel avec lesquelles les petits garçons morts à sept ans doivent jouer éternellement, dans un coin du paradis. Mais il était grave déjà ; il garda, en grandissant, le secret de son religieux amour, pris des pudeurs exquises de l’adolescence. 

Marie vieillissait avec lui, toujours plus âgée d’un ou deux ans, comme il convient à une amie souveraine. Elle avait vingt ans, lorsqu’il en avait dix-huit. Elle ne l’embrassait plus la nuit sur le front ; elle se tenait à quelques pas, les bras croisés, dans son sourire chaste, adorablement douce. Lui, ne la nommait plus que tout bas, éprouvant comme un évanouissement de son cœur, chaque fois que le nom chéri lui passait sur la lèvre, dans ses prières. Il ne rêvait plus des jeux enfantins, au fond du jardin céleste, mais une contemplation continue, en face de cette figure blanche, si pure, à laquelle il n’aurait pas voulu toucher de son souffle. Il cachait à sa mère elle-même qu’il l’aimât si fort.

Puis, à quelques années de là, lorsqu’il fut au séminaire, cette belle tendresse pour Marie, si droite, si naturelle, eut de sourdes inquiétudes. Le culte de Marie était-il nécessaire au salut ? Ne volait-il pas Dieu, en accordant à Marie une part de son amour, la plus grande part, ses pensées, son cœur, son tout ? Questions troublantes, combat intérieur qui le passionnait, qui l’attachait davantage. 

Alors, il  s’enfonça dans les subtilités de son affection. Il se donna des délices inouïes à discuter la légitimité de ses sentiments. Les livres de dévotion à la Vierge l’excusèrent, le ravirent, l’emplirent de raisonnements, qu’il répétait avec des recueillements de prière. Ce fut là qu’il apprit à être l’esclave de Jésus en Marie. Il allait à Jésus par Marie. Et il citait toutes sortes de preuves, il distinguait, il tirait des conséquences : 

Marie, à laquelle Jésus avait obéi sur la terre, devait être obéie par tous les hommes ; Marie gardait sa puissance de mère dans le ciel, où elle était la grande dispensatrice des trésors de Dieu, la seule qui pût l’implorer, la seule qui distribuât les trônes ; Marie, simple créature auprès de Dieu, mais haussée jusqu’à lui, devenait ainsi le lien humain du ciel à terre, l’intermédiaire de toute grâce, de toute miséricorde ; et la conclusion était toujours qu’il fallait l’aimer par-dessus tout, en Dieu lui-même. Puis, c’étaient des curiosités théologiques plus ardues, le mariage de l’Époux céleste, le Saint-Esprit scellant le vase d’élection, mettant la Vierge Mère dans un miracle éternel, donnant sa pureté inviolable à la dévotion des hommes ; 

c’était la Vierge victorieuse de toutes les hérésies, l’ennemie irréconciliable de Satan, l’Ève nouvelle annoncée comme devant écraser la tête du serpent, la Porte auguste de la grâce, par laquelle le Sauveur était entré une première fois, par laquelle il entrerait de nouveau, au dernier jour, prophétie vague, annonce d’un rôle plus large de Marie, qui laissait Serge sous le rêve de quelque épanouissement immense d’amour. 

Cette venue de la femme dans le ciel jaloux et cruel de l’ancien Testament, cette figure de blancheur, mise au pied de la Trinité redoutable, était pour lui la grâce même de la religion, ce qui le consolait de l’épouvante de la foi, son refuge d’homme perdu au milieu des mystères du dogme. Et quand il se fut prouvé, points par points, longuement, qu’elle était le chemin de Jésus, aisé, court, parfait, assuré, il se livra de nouveau à elle, tout entier, sans remords ; il s’étudia à être son vrai dévot, mourant à lui-même, s’abîmant dans la soumission. (...)

Cet appel désespéré, ce cri épuré de désir, avait rassuré le jeune prêtre. La Vierge, toute blanche, les yeux au ciel, semblait sourire plus doucement de ses minces lèvres roses. Il reprit d’une voix attendrie :
— Je voudrais encore être enfant. Je voudrais n’être jamais qu’un enfant marchant à l’ombre de votre robe. J’étais tout petit, je joignais les mains pour dire le nom de Marie. Mon berceau était blanc, mon corps était blanc, toutes mes pensées étaient blanches.

 Je vous voyais distinctement, je vous entendais m’appeler, j’allais à vous dans un sourire, sur des roses effeuillées. Et rien autre, je ne sentais pas, je ne pensais pas, je vivais juste assez pour être une fleur à vos pieds. On ne devrait point grandir. Vous n’auriez autour de vous que des têtes blondes, un peuple d’enfants qui vous aimeraient, les mains pures, les lèvres saines, les membres tendres, sans une souillure, comme au sortir d’un bain de lait.

 Sur la joue d’un enfant, on baise son âme. Seul un enfant peut dire votre nom sans le salir. Plus tard, la bouche se gâte, empoisonne les passions. Moi-même, qui vous aime tant, qui me suis donné à vous, je n’ose à toute heure vous appeler, ne voulant pas vous faire rencontrer avec mes impuretés d’homme. J’ai prié, j’ai corrigé ma chair, j’ai dormi sous votre garde, j’ai vécu chaste ; et je pleure, en voyant aujourd’hui que je ne suis pas encore assez mort à ce monde pour être votre fiancé. 

Ô Marie, Vierge adorable, que n’ai-je cinq ans, que ne suis-je resté l’enfant qui collait ses lèvres sur vos images ! Je vous prendrais sur mon cœur, je vous coucherais à mon côté, je vous embrasserais comme une amie, comme une fille de mon âge. J’aurais votre robe étroite, votre voile enfantin, votre écharpe bleue, toute cette enfance qui fait de vous une grande sœur. Je ne chercherais pas à baiser vos cheveux, car la chevelure est une nudité qu’on ne doit point voir ; mais je baiserais vos pieds nus, l’un après l’autre, pendant des nuits entières, jusqu’à que j’aie effeuillé sous mes lèvres les roses d’or, les roses mystiques de nos veines. (...)

Une mer de verdure, en face, à droite, à gauche, partout. Une mer roulant sa houle de feuilles jusqu’à l’horizon, sans l’obstacle d’une maison, d’un pan de muraille, d’une route poudreuse. Une mer déserte, vierge, sacrée, étalant sa douceur sauvage dans l’innocence de la solitude. Le soleil seul entrait là, se vautrait en nappe d’or sur les prés, enfilait les allées de la course échappée de ses rayons, laissait pendre à travers les arbres ses fins cheveux flambants, buvait aux sources d’une lèvre blonde qui trempait l’eau d’un frisson. Sous ce poudroiement de flammes, le grand jardin vivait avec une extravagance de bête heureuse, lâchée au bout du monde, loin de tout, libre de tout. 

C’était une débauche telle de feuillages, une marée d’herbes si débordante, qu’il était comme dérobé d’un bout à l’autre, inondé, noyé. Rien que des pentes vertes, des tiges ayant des jaillissements de fontaine, des masses moutonnantes, des rideaux de forêts hermétiquement tirés, des manteaux de plantes grimpantes traînant à terre, des volées de rameaux gigantesques s’abattant de tous côtés. 

À peine pouvait-on, à la longue, reconnaître sous cet envahissement formidable de la sève l’ancien dessin du Paradou. En face, dans une sorte de cirque immense, devait se trouver le parterre, avec des bassins effondrés, ses rampes rompues, ses escaliers déjetés, ses statues renversées dont on apercevait les blancheurs au fond des gazons noirs. 

Plus loin, derrière la ligne bleue d’une nappe d’eau, s’étalait un fouillis d’arbres fruitiers ; plus loin encore, une haute futaie enfonçait ses dessous violâtres, rayés de lumière, une forêt redevenue vierge, dont les cimes se mamelonnaient sans fin, tachées du vert-jaune, du vert pâle, du vert puissant de toutes les essences. À droite, la forêt escaladait des hauteurs, plantait des petits bois de pins, se mourait en broussailles maigres, tandis que des roches nues entassaient une rampe énorme, un écroulement de montagne barrant l’horizon ; des végétations ardentes y fendaient le sol, plantes monstrueuses immobiles dans la chaleur comme des reptiles assoupis ; un filet d’argent, un éclaboussement qui ressemblait de loin à une poussière de perles, y indiquait une chute d’eau, la source de ces eaux calmes qui longeaient si indolemment le parterre. 

À gauche enfin, la rivière coulait au milieu d’une vaste prairie, où elle se séparait en quatre ruisseaux, dont on suivait les caprices sous les roseaux, entre les saules, derrière les grands arbres ; à perte de vue, des pièces d’herbage élargissaient la fraîcheur des terrains bas, un paysage lavé d’une buée bleuâtre, une éclaircie de jour se fondant peu à peu dans le bleu verdi du couchant. Le Paradou, le parterre, la forêt, les roches, les eaux, les prés, tenaient toute la largeur du ciel.

— Le Paradou ! balbutia Serge ouvrant les bras comme pour serrer le jardin tout entier contre sa poitrine.
Il chancelait. Albine dut l’asseoir dans un fauteuil. Là, il resta deux heures sans parler. Le menton sur les mains, il regardait. Par moments, ses paupières battaient, une rougeur montait à ses joues. Il regardait lentement, avec des étonnements profonds. C’était trop vaste, trop complexe, trop fort.

— Je ne vois pas, je ne comprends pas, cria-t-il en tendant ses mains à Albine, avec un geste de suprême fatigue.
La jeune fille alors s’appuya au dossier du fauteuil. Elle lui prit la tête, le força à regarder de nouveau. Elle lui disait à demi-voix :
— C’est à nous. Personne ne viendra. Quand tu seras guéri, nous nous promènerons. Nous aurons de quoi marcher toute notre vie. Nous irons où tu voudras… Où veux-tu aller ?

Il souriait, il murmurait :
— Oh ! pas loin. Le premier jour, à deux pas de la porte. Vois-tu, je tomberais… Tiens, j’irai là, sous cet arbre, près de la fenêtre.
Elle reprit doucement :
— Veux-tu aller dans le parterre ? Tu verras les buissons de roses, les grandes fleurs qui ont tout mangé, jusqu’aux anciennes allées qu’elles plantent de leurs bouquets… Aimes-tu mieux le verger où je ne puis entrer qu’à plat ventre, tant les branches craquent sous les fruits… Nous irons plus loin encore, si tu te sens des forces. 

Nous irons jusqu’à la forêt, dans des trous d’ombre, très-loin, si loin que nous coucherons dehors, lorsque la nuit viendra nous surprendre… Ou bien, un matin, nous monterons là-haut, sur ces rochers. Tu verras des plantes qui me font peur. Tu verras les sources, une pluie d’eau, et nous nous amuserons à en recevoir la poussière sur la figure… Mais si tu préfères marcher le long des haies, au bord d’un ruisseau, il faudra prendre par les prairies. On est bien sous les saules, le soir, au coucher du soleil. On s’allonge dans l’herbe, on regarde les petites grenouilles vertes sauter sur les brins de jonc.

— Non, non, dit Serge, tu me lasses, je ne veux pas voir si loin… Je ferai deux pas. Ce sera beaucoup.
— Et moi-même, continua-t-elle, je n’ai encore pu aller partout. Il y a bien des coins que j’ignore. Depuis des années que je me promène, je sens des trous inconnus autour de moi, des endroits où l’ombre doit être plus fraîche, l’herbe plus molle… Écoute, je me suis toujours imaginée qu’il y en avait un surtout où je voudrais vivre à jamais. Il est certainement quelque part ; j’ai dû passer à côté, ou peut-être se cache-t-il si loin, que je ne suis pas allée jusqu’à lui, dans mes courses continuelles… N’est-ce pas ? Serge, nous le chercherons ensemble, nous y vivrons.

— Non, non, tais-toi, balbutia le jeune homme. Je ne comprends pas ce que tu me dis. Tu me fais mourir.
Elle le laissa un instant pleurer dans ses bras, inquiète, désolée de ne pas trouver les paroles qui devaient le calmer.

— Le Paradou n’est donc pas aussi beau que tu l’avais rêvé ? demanda-t-elle encore.
Il dégagea sa face, il répondit :
— Je ne sais plus. C’était tout petit, et voilà que ça grandit toujours… Emporte-moi, cache-moi.
Elle le ramena à son lit, le tranquillisant comme un enfant, le berçant d’un mensonge.
— Eh bien ! non, ce n’est pas vrai, il n’y a pas de jardin. C’est une histoire que je t’ai contée. Dors tranquille. (...)

Devant les deux larges fenêtres, des rideaux de calicot, soigneusement tirés, éclairaient la chambre de la blancheur tamisée du petit jour. Elle était haute de plafond, très-vaste, meublée d’un ancien meuble Louis XV, à bois peint en blanc, à fleurs rouges sur un semis de feuillage. Dans le trumeau, au-dessus des portes, aux deux côtés de l’alcôve, des peintures laissaient encore voir les ventres et les derrières roses de petits Amours volant par bandes, jouant à deux jeux qu’on ne distinguait plus ;

 tandis que les boiseries des murs, ménageant des panneaux ovales, les portes à double battant, le plafond arrondi, jadis à fond bleu de ciel, avec des encadrements de cartouches, de médaillons, de nœuds de rubans couleur chair, s’effaçaient, d’un gris très-doux, un gris qui gardait l’attendrissement de ce paradis fané. En face des fenêtres, la grande alcôve, s’ouvrant sous des enroulements de nuages, que des Amours de plâtre écartaient, penchés, culbutés, comme pour regarder effrontément le lit, était fermée, ainsi que les fenêtres, par des rideaux de calicot, cousus à gros points, d’une innocence  singulière au milieu de cette pièce restée toute tiède d’une lointaine odeur de volupté.

Assise près d’une console où une bouilloire chauffait sur une lampe à esprit-de-vin, Albine regardait les rideaux de l’alcôve, attentivement. Elle était vêtue de blanc, les cheveux serrés dans un fichu de vieille dentelle, les mains abandonnées, veillant d’un air sérieux de grande fille. Une respiration faible, un souffle d’enfant assoupi s’entendait, dans le grand silence. 

Mais elle s’inquiéta, au bout de quelques minutes ; elle ne put s’empêcher de venir, à pas légers, soulever le coin d’un rideau. Serge, au bord du grand lit, semblait dormir, la tête appuyée sur l’un de ses bras replié. Pendant sa maladie, ses cheveux s’étaient allongés, sa barbe avait poussé. Il était très-blanc, les yeux meurtris de bleu, les lèvres pâles ; il avait une grâce de fille convalescente.

Albine, attendrie, allait laisser retomber le coin du rideau.
— Je ne dors pas, dit Serge d’une voix très-basse.
Et il restait la tête appuyée, sans bouger un doigt, comme accablé d’une lassitude heureuse. Ses yeux s’étaient lentement ouverts ; sa bouche soufflait légèrement sur l’une de ses mains nues, soulevant le duvet de sa peau blonde.

— Je t’entendais, murmura-t-il encore. Tu marchais tout doucement.
Elle fut ravie de ce tutoiement. Elle s’approcha, s’accroupit devant le lit, pour mettre son visage à la hauteur du sien.
— Comment vas-tu ? demanda-t-elle.
Et elle goûtait à son tour la douceur de ce « tu », qui lui passait pour la première fois sur les lèvres.

— Oh ! tu es guéri, maintenant, reprit-elle. Sais-tu que je pleurais, tout le long du chemin, lorsque je revenais de là-bas avec de mauvaises nouvelles. On me disait que tu avais le délire, que cette mauvaise fièvre, si elle te faisait grâce, t’emporterais la raison… Comme j’ai embrassé ton oncle Pascal, lorsqu’il t’a amené ici, pour ta convalescence !

Elle bordait le lit, elle était maternelle.
— Vois-tu, ces roches brûlées, là-bas, ne te valaient rien. Il te faut des arbres, de la fraîcheur, de la tranquillité… Le docteur n’a pas même raconté qu’il te cachait ici. C’est un secret entre lui et ceux qui t’aiment. Il te croyait perdu… Va, personne ne nous dérangera. L’oncle Jeanbernat fume sa pipe devant ses salades. Les autres feront prendre de tes nouvelles en cachette. Et le docteur lui-même ne reviendra plus, parce que, à cette heure, c’est moi qui suis ton médecin… Il parait que tu n’as plus besoin de drogues. Tu as besoin d’être aimé, comprends-tu ? (...)


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