lundi 25 mars 2019

" Le sacré et la violation des interdits " par Laura Levi Makarius (1974)

Ayant remarqué que la clef du cabinet étoit tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois ; mais le sang ne s'en alloit point ; elle eut beau la laver, et même la frotter avec du sable et du grès, il y demeura toujours du sang ; car la clef étoit fée, et il n'y avoit pas moyen de la nettoyer tout-à-fait ; quand on ôtoit le sang d'un côté, il revenoit de l'autre.

Ch. Perrault, La Barbe-Bleue.

Une recherche sur le sacré est par définition un acte de désacralisation, une incursion dans un domaine défendu, une violation d'interdit. Il apparaîtra à la lecture de ce volume que si le sacré se place au-dessus des hommes, à l'abri de leur souillure, c'est que son essence même émane de la souillure. La qualité par laquelle il s'interdit à leur contact provient de la pollution que comporte la violation d'interdit dont il tire sa substance. Mais rien de ce qui touche à l'homme n'est interdit à son regard, à moins qu'il ne l'ait voulu. (...)


On sait depuis longtemps que la notion de sacré est organiquement liée à celle de tabou ; mais si le concept de tabou est familier aux ethnologues, celui de sa violation est resté dans l'ombre ; son universalité n'a jamais été reconnue comme telle, ni fait l'objet d'une recherche systématique. Plus exactement, l'ethnologie n'a pas pris conscience du fait qu'il s'agissait d'un phénomène en soi et lui appartenant en propre, la nature de la violation des tabous ne pouvant être saisie tant que celle des tabous demeurait inconnue. (...)


Les interdits que s'imposent les membres des sociétés tribales s'expliquent pour l'essentiel – sur le plan des représentations subjectives – en fonction de la pensée définie par Frazer de « sympathique » (imitative), alors que la démar- che qui porte à les violer en contredit directement les principes. Il s'explicite ainsi une seconde forme de la magie, la magie transgressive, de laquelle relè- vent un grand nombre de représentations et de comportements. La magie transgressive s'oppose à la magie sympathique, tout en étant issue d'elle. L'étude de l'intrication de ces deux formes de la magie permet d'atteindre à un principe d'ordre dans « le chaos de la magie » (Mauss) : une foule de phéno- mènes en apparence hétéroclites, et qu'une ethnologie démissionnaire voudrait tenir pour privés de sens, se révèlent justiciables de l'interprétation fondée sur la violation délibérée des interdits.

Le puissant éclairage que projette le concept de violation permet d'explorer des sujets qui sont au centre des contextes les plus contradictoires. Les problèmes posés par le caractère particulier de personnages tels que le forgeron ou le roi dit « divin », par exemple, se résolvent dans tous leurs aspects du moment où l'on reconnaît en ceux-ci des violateurs de tabou. Paradoxalement, ils sont entourés d'un réseau de tabous rigoureux, comme par l'effet d'un retour aux contraintes des interdits après la consécration de leur violation, ou par l'action de deux négations qui s'annulent. La contradiction toutefois n'est absolue que dans son expression mécaniste. La négation n'implique pas l'élimination, la destruction de ce qui est nié, mais sa sublimation dans ce qui le dépasse, permettant ainsi sa réapparition sous une autre forme dans un développement ultérieur ; tant que le régime des interdits est nécessaire, la violation a pour conséquence de reprendre et de ranimer les interdits dont elle a nié le principe ; de plus, on constate, entourant les personnages violateurs, des comportements participant à la fois du tabou et de son explicitation symbolique. Il s'agit des impératifs de la « non-violence », identifiés en catégorie ethnologique pour la première fois avec, comme accompagnement, le « pillage rituel ».

Le système d'interdits mis en place dans les sociétés tribales par la médiation des représentations subjectives de leurs membres fournit, sur le plan objectif, la réglementation nécessaire à assurer la cohésion sociale. En vertu de la dialectique même de son développement, il engendre son contraire, la violation d'interdit qui s'imposera à la pratique quand les avantages qu'elle promet pèseront d'un poids plus lourd que les dangers qu'elle représente. Elle ne peut être le fait de l'ensemble des membres de la société sans que le système d'interdits et par voie de conséquence l'ordre qu'il soutient, ne s'effondrent, entraînant la dispersion du groupe. 

Elle doit être l'acte exceptionnel accompli par un individu ou un nombre restreint d'individus qui, par cela, deviennent eux-mêmes exceptionnels.
La théorie générale de la violation des interdits, exposée au premier chapitre de cet ouvrage, trouve immédiatement sa vérification dans les chapitres qui le suivent, consacrés à l'étude des personnages violateurs qui, par leur naissance (jumeaux) ou leurs fonctions (forgerons et rois « divins »), occupent une position particulière dans l'univers tribal. 

Analysés sous cet angle, ils illustrent en leurs personnes la situation du violateur, les qualités et le statut qu'elle leur confère et l'aura particulière qui les singularise. Sur le plan du mythe, la violation donne corps à la figure du trickster, figure exceptionnelle dans le vrai sens du mot, puisque le héros, à la fois civilisateur et farceur, représente l'exception, la dérogation à toutes les règles et toutes les coutumes. À son tour, sur le plan du rite, le trickster se personnifie dans les clowns, ou bouffons dits sacrés. (...)


Les violateurs étudiés dans ces pages sont les homologues de Prométhée, d'Hermès, d'Œdipe, de Médée, de Diane, de Romulus, de Vesta, etc., pour ne mentionner que la civilisation des « humanités ». Comme l'écrit un helléniste, en citant divers auteurs, à propos des mythes grecs : « Si l'on rejette les explications trop faciles et gratuites de type allégorique, comment expliquer, chez le peuple qui a atteint ‘les dernières limites de la civilisation’, ce langage insensé et incongru, narrant des histoires ‘sauvages et absurdes’, attribuant aux dieux des choses qui feraient frissonner le plus sauvage des Peaux-Rouges : toutes les abominations du parricide, de l'inceste, de l'adultère, de la sodomie, du meurtre, du cannibalisme ? Comment justifier la présence, côte à côte avec la raison la plus épurée, de cet élément irrationnel du mythe qui évoque le langage ‘d'un esprit frappé temporairement de démence’ ? En un mot, d'où vient que la barbarie apparaît, à travers le mythe, inscrite au cœur même de cette culture dont procède directement notre science et, dans une large mesure aussi, notre propre religion ? » (...)


Une autre observation qui s'impose est que le meurtre systématique, les sacrifices humains sur grande échelle, étaient le fait non des gens du commun, mais des hommes au pouvoir, des souverains et de leur entourage. Le pouvoir réel vient du pouvoir magique, et celui-ci naît du sang. Né dans le sang et le meurtre, le pouvoir restera tout au long de l'histoire meurtrier et sanguinaire. Dans les sociétés archaïques, qu'elles soient primitives ou historiques, les forfaits rituels des chefs et des rois représentent le seul cas où l'acte violateur, d'habitude clandestin et réprouvé, est institutionnalisé, effectué par le représentant officiel de la société. C'est comme si, à l'orée de la société de classe, l'acte d'insurrection et d'émancipation, qu'est la violation des interdits, devait, inversant son signe, préfigurer les crimes que l'avènement de l'ordre de classe réservait à l'humanité.

Préface de Raoul Makarius.


Tricksters et clowns rituels sont des personnifications saturées de signification symbolique, et le théâtre de leur péripétie est l'univers indien de l'Amérique du Nord, qui ne possède ni forgerons sanglants, ni rois « divins », donc pas de violateurs réels exerçant la fonction de médiateurs. L'analyse comparée révèle l'identité des tricksters américains, africains et océaniens, ainsi que la constance du comportement des clowns. Le pattern de ces violateurs imaginaires coïncide, dans ses lignes essentielles, avec celui des violateurs réels, mais subit un infléchissement tendant à mettre en évidence leur caractère proto-typique. Axées sur un personnage qui, tout en restant le même, prend consistance à deux niveaux différents, ces études aident à comprendre la genèse des conduites symboliques et des mythes et intéressent à ce titre l'histoire des religions.
Chacun des personnages pris en examen constituant une énigme ethnologique, la théorie de la violation magique des interdits s'est éprouvée au banc d'essai de leur explication. L'acquis de ces analyses doit permettre d'aborder ensuite la question du sacré. (...)


Le forgeron


Le statut du forgeron dans les sociétés tribales présente un des problèmes les plus déconcertants de l'ethnologie. Il semble paradoxal que cet artisan émérite, dont le travail est précieux pour la société, soit relégué en marge de la communauté, traité presque en « intouchable ». Et comme on prête à ce paria de grands pouvoirs magiques, comme on lui témoigne, en même temps que du mépris, des sentiments de respect et de considération, comme on lui assigne des fonctions sans rapport apparent avec son métier, ou avec son état d'infériorité sociale – des fonctions de circonciseur, de guérisseur, d'exorciseur, de pacificateur, d'arbitre, de conseiller, de chef de culte – ce que l'on appelle le « complexe du forgeron » se présente comme un amas de contradictions. Contradictions qui se retrouvent partout, dans les sociétés barbares et dans les civilisations archaïques, là où l'on fond le minerai et l'on forge le fer – même si c'est en Afrique que la figure du forgeron se dessine avec le plus de netteté. (...)


La violation délibérée du tabou du sang accomplie par le forgeron s'inscrit dans la grande tradition exigeant qu'un interdit soit transgressé pour obtenir le pouvoir magique nécessaire à mener à bien une entreprise. C'est la tradition dont nous avons vu de nombreux exemples chez les magiciens, les guérisseurs, les faiseurs de pluie, les chasseurs, les griots, etc. Dans le cas du forgeron, cependant, la violation qu'il effectue n'est pas un simple expédient rituel, une recette de succès indépendante des opérations auxquelles on l'applique, mais elle tient par de nombreux liens tant aux éléments mis en œuvre par le travail du fer, qu'aux buts que ce travail propose. Elle ne peut être étudiée en dehors du contexte de la fournaise et de la forge. En fait, l'artisan du fer se trouve au centre d'un complexe d'idées qui participent les unes des autres et toutes gravitent autour du sang. L'action de ces idées, inspirées par la magie imitative, aboutit elle aussi à une violation de fait du tabou du sang, alors même qu'une intention violatrice ne serait pas présente, Dans la pratique ces facteurs divers s'ajoutent les uns aux autres. renforçant le caractère violateur du travail du fer.

Une association entre le sang et le fer semble s'établir sur le thème suivant : le fer sert à forger les armes, les armes ont le but de faire couler le sang, donc l'emploi du sang dans la facture des armes rendra celles-ci plus efficaces. (...)


Le trickster


La recherche qui a conduit à proposer des solutions aux problèmes du roi « divin », des jumeaux et du forgeron va permettre d'aborder sous un jour nouveau un sujet encore plus difficile, rebelle jusqu'ici à l'explication. Il s'agit du mystérieux personnage mythique qui se rencontre dans toutes les zones ethnographiques, mais qui a été le mieux étudié en Amérique du Nord, où il a acquis le nom ethnologique de trickster, c'est-à-dire de « joueur de tours ». Dans les récits populaires, en effet, il apparaît comme un héros comique, joueur, farceur et taquin, mais il n'est pas que cela, et la difficulté de le comprendre provient précisément de la discordance des aspects qu'il présente et qu'il semble impossible de réconcilier. 

Au sujet de Napi, trickster des Indiens Blackfeet, Grinnell écrit : « Dans les contes sérieux, où il s'agit de la Création, on parle de lui respectueusement et l'on ne trouve aucune allusion aux qualités malicieuses qui le caractérisent dans d'autres histoires, dans lesquelles il est puissant, mais parfois impotent ;


plein de sagesse, mais parfois si dépourvu d'esprit qu'il doit demander secours aux animaux. Des fois, il se montre plein de sympathie pour les humains, alors que d'autres fois, par pure méchanceté, il leur joue des tours pendables, vraiment diaboliques. Il représente une combinaison de force, de faiblesse, de puérilité et de malice »
.
En effet, le Civilisateur, qui transforme la nature et parfois crée le monde et l'espèce humaine, est en même temps un pitre, un bouffon. Le héros indomptable qui arrête la course du soleil, pourfend les monstres et défie les dieux, est aussi le protagoniste d'aventures obscènes, dont il sort humilié et avili. L'inventeur de tant d'ingénieux stratagèmes est victime de ses propres ruses. Le maître du pouvoir magique est représenté comme un pauvre bougre, se traînant sur un chemin, allant de déconvenue en déconvenue. Il donne aux hommes les arts, les outils et les autres biens culturels, mais leur joue des tours pendables dont ils font les frais. Il dispense les médecines qui guérissent et qui sauvent, et introduit la mort dans le monde. On dirait que chaque qualité et chaque défaut qui lui sont attribués font surgir automatiquement leur opposé. Le Bienfaiteur est aussi le Malin, le malintentionné. Tout le bien et tout le mal se rapportent à lui.

Le trickster est représenté comme voleur, trompeur, parricide, incestueux, cannibale, il est idiot, cruel, phallique, dégoûtant ; cependant sous ses aspects les plus méprisables et grossiers, comme sous les plus prestigieux, il reste toujours un être « sacré », qualité qui paraît lui être intrinsèque et qu'aucun ridicule, ou aucune abomination, ne parviennent à effacer. (...)


Une troisième voie conduit à rechercher la réalité d'expérience sociale dont ces mythes seraient la projection. Il aura d'ailleurs suffi d'évoquer le problème tel qu'il se pose à l'ethnologie pour que, dans la perspective de la violation de tabou, la solution de l'énigme commence à se laisser entrevoir. Dans cette perspective, la nature dite « sacrée » du trickster, le pouvoir magique qu'il possède et son caractère ambivalent, loin de paraître énigmatiques, sont autant d'indications éclairantes ; et quelques-unes des contradictions qu'il présente sont reconnaissables, étant inhérentes à la violation et à ceux qui la commettent. Au lieu de déconcerter, elles mettent sur la voie de l'explication, en indiquant que le trickster n'a d'existence qu'en tant que représentation mythique du violateur magique de tabou.



http://classiques.uqac.ca/contemporains/makarius_Laura/sacre_violation_interdits/sacre_violation_interdits.html

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