vendredi 31 mai 2019

" LE PROCÈS" CHAPITRE X par Franz Kafka (1914)


Comme une lumière qui jaillit les deux battants d’une fenêtre s’ouvrirent là-haut ; un homme – si mince et si faible à cette distance et à cette hauteur – se pencha brusquement dehors, en lançant les bras en avant.

 Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait l’aider ? Était-ce un seul ? Étaient-ce tous ? Y avait-il encore un recours ? 

Existait-il des objections qu’on n’avait pas encore soulevées ? Certainement. La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre. Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était la haute cour à laquelle il n’était jamais parvenu ? Il leva les mains et écarquilla les doigts.

Mais l’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue.

« Comme un chien ! » dit-il, et c’était comme si la honte dût lui survivre.



 L’avant-veille de son trente et unième anniversaire de naissance – c’était vers neuf heures du soir, l’heure du calme dans les rues – deux messieurs se présentèrent chez K. En redingote, pâles et gras, et surmontés de hauts-de-forme qui semblaient vissés sur leur crâne. Chacun voulant laisser passer l’autre le premier, ils échangèrent à la porte de l’appartement quelques menues politesses qui reprirent en s’amplifiant devant la chambre de K.

Bien qu’on ne lui eût pas annoncé la visite, K., vêtu de noir lui aussi, s’était assis près de sa porte dans l’attitude d’un monsieur qui attend quelqu’un et s’occupait d’enfiler des gants neufs dont les doigts se moulaient petit à petit sur les siens. Il se leva immédiatement et regarda curieusement les deux messieurs.

« C’est donc vous qui m’êtes envoyés ? » demanda-t-il.
Les messieurs firent oui de la tête et se désignèrent réciproquement, tenant leurs gibus à la main. K. s’avouait que ce n’était pas cette visite qu’il attendait. Il se dirigea vers la croisée et regarda encore une fois dans la rue sombre. De l’autre côté, presque toutes les fenêtres restaient noires comme la sienne ; beaucoup avaient les rideaux baissés. À une fenêtre éclairée de l’étage, de petits enfants jouaient ensemble derrière une grille et, encore incapables de quitter leur place, tendaient leurs menottes l’un vers l’autre.

« Ce sont de vieux acteurs de seconde zone qu’on m’envoie, se dit K. en se tournant vers eux pour s’en convaincre encore une fois. On cherche à en finir avec moi à bon marché. »
Puis, se plantant brusquement en face d’eux, il leur demanda :

« À quel théâtre jouez-vous ?
– Théâtre ? » dit l’un des messieurs en demandant conseil à l’autre du regard.
L’autre se comporta comme un muet luttant contre son organisme rebelle.
« Ils ne sont pas préparés à être interrogés », se dit K.
Et il alla chercher son chapeau.

À peine dans l’escalier, les deux messieurs voulurent se pendre à ses bras, mais il leur dit :
« Dans la rue, dans la rue, je ne suis pas malade ! »
Aussitôt la porte franchie, ils s’accrochèrent à ses bras de la plus bizarre façon : K. ne s’était encore jamais promené ainsi avec personne. Ils collaient leurs épaules par-derrière contre les siennes, et, au lieu de lui donner le bras, enlaçaient ceux de K. dans toute leur longueur en lui maintenant les mains en bas par une prise irrésistible qui était le fruit d’un long entraînement. K. marchait entre eux tout raide ; ils formaient maintenant à eux trois un tel bloc qu’on n’aurait pu écraser l’un d’entre eux sans anéantir les deux autres.

 Ils réalisaient une cohésion qu’on ne peut guère obtenir en général qu’avec de la matière morte.
En passant sous les becs de gaz, K. tenta à plusieurs reprises, si difficile que ce fût avec ces gens qui le serraient, de voir ses compagnons mieux qu’il ne l’avait pu dans la pénombre de sa chambre. « Ce sont peut-être des ténors », pensait-il en voyant leurs gros doubles mentons. La propreté de leurs visages le dégoûtait. On voyait encore la main savonneuse qui s’était promenée dans les commissures de leurs paupières, qui avait frotté leurs lèvres supérieures et gratté les fentes de leurs mentons.

À cet aspect, K. s’arrêta, les autres en firent autant ; ils étaient au bord d’une place vide ornée de pelouses et de fleurs.
« Pourquoi est-ce précisément vous qu’on a envoyés ? » cria-t-il plutôt qu’il ne le demanda.
Les messieurs ne devaient pas savoir que répondre ; ils attendirent en laissant pendre leur bras libre, comme les infirmiers quand le malade qu’ils promènent veut se reposer.

« Je n’irai pas plus loin », dit K. pour essayer.
Cette fois-ci, les messieurs n’avaient pas besoin de répondre ; il leur suffisait de ne pas desserrer leur prise et d’essayer de déplacer K. en le soulevant ; mais K. résista. « Je n’aurai plus besoin de beaucoup de forces, je vais toutes les employer là », pensa-t-il. Il songeait à ces mouches qui s’arrachent les pattes en cherchant à échapper à la glu. « Ces messieurs vont avoir du travail », se dit-il.

À ce moment, Mlle Bürstner surgit par un petit escalier du fond d’une ruelle encaissée. Peut-être, après tout, n’était-ce pas elle, mais la ressemblance était certainement très grande. D’ailleurs, peu importait à K. que ce fût bien Mlle Bürstner. Il ne songea qu’à l’inutilité de sa résistance. Il n’y avait rien de bien héroïque à résister, à causer des difficultés aux deux messieurs et à chercher en se défendant à jouir d’un dernier semblant de vie.

 Il se mit en marche, et la joie qu’en éprouvèrent les deux messieurs se refléta sur son propre visage. Ils le laissaient maintenant choisir la direction et K. les mena sur les traces de la jeune fille, non pour la rattraper, ni non plus pour la voir le plus longtemps qu’il le pourrait, mais simplement pour ne pas oublier l’avertissement qu’elle représentait pour lui.

« La seule chose que je puisse faire maintenant, se disait-il – et le synchronisme de ses pas et de ceux des deux messieurs confirmait ses pensées – la seule chose que je puisse faire maintenant c’est de garder jusqu’à la fin la clarté de mon raisonnement. J’ai toujours voulu dans le monde mener vingt choses à la fois, et, pour comble, dans un dessein qui n’était pas toujours louable. 

C’était un tort ; dois-je montrer maintenant que je n’ai rien appris d’une année de procès ? Dois-je partir comme un imbécile qui n’a jamais rien pu comprendre ? Dois-je laisser dire de moi qu’au début de mon procès je voulais le finir et qu’à la fin je ne voulais que le recommencer ? Je ne veux pas qu’on dise cela. Je suis heureux qu’on m’ait donné ainsi ces deux messieurs à demi muets qui ne comprennent rien, et qu’on m’ait laissé le soin de me dire à moi-même ce qu’il faut. »

La jeune fille venait d’entrer dans une ruelle latérale, mais K., pouvant se passer d’elle maintenant, s’abandonna à ses compagnons. Complètement d’accord désormais, ils s’engagèrent tous les trois sur un pont baigné par le clair de lune ; les messieurs obéissaient déjà docilement à ses moindres mouvements ; quand il se tourna vers le parapet, ils suivirent son indication et firent front à la rivière. 

L’eau qui brillait et frissonnait dans la lumière de la lune se divisait autour d’une petite île sur laquelle se pressaient des feuillages épais. Sous les arbres couraient des allées de gravier qu’on ne pouvait voir, bordées de confortables bancs sur lesquels K. s’était souvent délassé et prélassé en été.

« Je ne voulais pas m’arrêter », dit-il à ses deux compagnons, un peu honteux de leur docilité. L’un des deux sembla faire à l’autre, derrière lui, un léger reproche au sujet de cet arrêt qui prêtait à malentendus, puis ils poursuivirent leur chemin.
Ils arrivèrent à des rues qui montaient et où l’on découvrait, tantôt près tantôt loin, des sergents de ville arrêtés ou en train de faire les cent pas. L’un d’entre eux, qui portait une grosse moustache et qui tenait la main sur la garde de son sabre, s’approcha intentionnellement de ce groupe qui lui paraissait suspect. 

Les messieurs firent halte ; l’agent semblait déjà ouvrir la bouche, mais K. entraîna de force ses deux compagnons. Il se retourna plusieurs fois prudemment pour voir si le sergent de ville suivait ; mais dès qu’ils eurent tourné un coin qui les cacha, il se mit à courir grand train, et les messieurs furent obligés d’en faire autant au prix du pire essoufflement.

Ils arrivèrent donc rapidement hors de la ville qui finissait de ce côté-là presque sans transition dans les champs. Une petite carrière déserte et abandonnée s’ouvrait tout près d’une maison d’extérieur encore très urbain. Ce fut là que les messieurs stoppèrent, soit qu’ils se fussent assignés ce but depuis le départ, soit qu’ils fussent trop épuisés pour pouvoir avancer encore. Ils lâchèrent K. qui attendit en silence, enlevèrent leurs hauts-de-forme et essuyèrent de leur mouchoir leur front en sueur tout en examinant la carrière. Le clair de lune baignait tout avec ce calme et ce naturel qui n’est donné à nulle autre lumière.

Après avoir échangé quelques politesses pour régler la question des préséances – les messieurs semblaient avoir reçu leur mission en commun – l’un d’entre eux s’approcha de K. et lui retira sa veste, son gilet et sa chemise. K. frissonna involontairement ; le monsieur lui donna dans le dos une petite tape d’encouragement, puis il plia soigneusement les vêtements comme des choses dont on aura encore besoin dans un temps qu’on ne peut pas prévoir. 

Pour ne pas exposer K. immobile à la fraîcheur de l’air nocturne, il le prit ensuite sous le bras et lui fit faire les cent pas pendant que l’autre monsieur cherchait dans la carrière un endroit qui pût convenir. Lorsque cet endroit fut trouvé, le monsieur fit signe à son collègue qui amena K. jusque-là. C’était tout près de la paroi ; il s’y trouvait encore une pierre arrachée. 

Les messieurs, assirent K. sur le sol, l’inclinèrent contre la pierre et posèrent sa tête dessus. Malgré tout le mal qu’ils se donnaient et malgré toute la complaisance qu’y mettait K., sa position restait extrêmement contrainte et invraisemblable. Aussi l’un des messieurs pria-t-il l’autre de lui confier pour un instant le soin de disposer K. tout seul, mais les choses n’en allèrent pas mieux. 

Ils finirent par le laisser dans une position qui n’était même pas la meilleure de celles qu’ils avaient déjà obtenues. L’un des messieurs ouvrit ensuite sa redingote et sortit d’un fourreau accroché à une ceinture qu’il portait autour du gilet un long et mince couteau de boucher à deux tranchants, le tint en l’air et vérifia les deux fils dans la lumière. 

Ce furent alors les mêmes horribles politesses que précédemment ; l’un des deux, allongeant la main au-dessus de K., tendit à l’autre le couteau, l’autre le lui rendit de la même façon. K. savait très bien maintenant que son devoir eût été de prendre lui-même l’instrument pendant qu’il passait au-dessus de lui de main en main et de se l’enfoncer dans le corps. Mais il ne le fit pas, au contraire ; il tourna son cou encore libre et regarda autour de lui.

 Il ne pouvait pas soutenir son rôle jusqu’au bout, il ne pouvait pas décharger les autorités de tout le travail ; la responsabilité de cette dernière faute incombait à celui qui lui avait refusé le reste de forces qu’il lui aurait fallu pour cela. Ses regards tombèrent sur le dernier étage de la maison qui touchait la carrière. 

Comme une lumière qui jaillit les deux battants d’une fenêtre s’ouvrirent là-haut ; un homme – si mince et si faible à cette distance et à cette hauteur – se pencha brusquement dehors, en lançant les bras en avant. Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait l’aider ? Était-ce un seul ? Étaient-ce tous ? Y avait-il encore un recours ? 

Existait-il des objections qu’on n’avait pas encore soulevées ? Certainement. La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre. Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était la haute cour à laquelle il n’était jamais parvenu ? Il leva les mains et écarquilla les doigts.

Mais l’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue.

« Comme un chien ! » dit-il, et c’était comme si la honte dût lui survivre.





" La ronde de nuit " par Patrick Modiano    



Pourquoi m’étais-je identifié 
aux objets mêmes de mon horreur 
et de ma compassion ?

Scott Fitzgerald.


Des éclats de rire dans la nuit. Le Khédive a relevé la tête.
— Ainsi, vous nous attendiez en jouant au mahjong ?

Et il éparpille les pièces d’ivoire sur le bureau.
— Seul ? demande Monsieur Philibert.
— Vous nous attendiez depuis longtemps, mon petit ?

Leurs voix sont coupées de chuchotements et d’inflexions graves. Monsieur Philibert sourit et fait un geste vague de la main. Le Khédive incline la tête du côté gauche et demeure prostré, sa joue touchant presque son épaule. Tel l’oiseau marabout.

Au milieu du salon, un piano à queue. Tentures et rideaux violets. De grands vases pleins de dahlias et d’orchidées. La lumière des lustres est voilée, comme celle des mauvais rêves.
Un peu de musique pour nous détendre ? suggère Monsieur Philibert.
— De la musique douce, il nous faut de la musique douce, déclare Lionel de Zieff.
— Zwischen heute und morgen ? propose le comte Baruzzi. C’est un slow-fox.

— Je préférerais un tango, déclare Frau Sultana.
— Oh, oui, oui, s’il vous plaît, supplie la baronne Lydia Stahl.
— Du, Du gehst an mir vorbei,murmure d’une voix dolente Violette Morris.
— Va pour Zwischen heute und morgen, tranche le Khedive.

Les femmes sont beaucoup trop fardées. Les hommes portent des habits acides. Lionel de Zieff est vêtu d’un complet orange et d’une chemise à rayures ocre, Pols de Helder d’une veste jaune et d’un pantalon bleu ciel, le comte Baruzzi d’un smoking vert cendré. Quelques couples se forment. Costachesco danse avec Jean-Farouk de Méthode, Gaétan de Lussatz avec Odicharvi, Simone Bouquereau avec Irène de Tranzé… 

Monsieur Philibert se tient à l’écart, appuyé contre la fenêtre gauche. Il hausse les épaules quand l’un des frères Chapochnikoff l’invite à danser. Le Khédive, assis devant le bureau, sifflote et bat la mesure.

— Vous ne dansez pas, mon petit ? demande-t-il. Inquiet ? Rassurez-vous, vous avez tout votre temps… Tout votre temps…
— Voyez-vous. déclare Monsieur Philibert, la police est une longue, longue patience.
Il se dirige vers la console et prend le livre relié de maroquin vert pâle qui s’y trouvait : Anthologie des traîtres, d’Alcibiade au capitaine Dreyfus. Il le feuillette et tout ce qu’il trouve intercalé dans les pages — lettres, télégrammes, cartes de visite, fleurs desséchées — il le pose sur le bureau. Le Khédive semble porter un intérêt très vif à cette investigation.

— Votre livre de chevet, mon petit ?
Monsieur Philibert lui tend une photographie. Le Khédive l’examine longuement. Monsieur Philibert s’est placé derrière lui. « Sa mère », murmure le Khédive en désignant la photographie. « N’est-ce pas, mon petit ? Madame votre Mère ? Il répète : « Madame votre Mère… » et deux larmes coulent sur ses joues, coulent jusqu’aux commissures des lèvres. 

Monsieur Philibert a ôté ses lunettes. Ses veux sont grands ouverts. Il pleure lui aussi. À ce moment-là, éclatent les premières mesures de Bei zärtlicher Musik. C’est un tango et ils n’ont pas assez de place pour évoluer à leur aise. Ils se bousculent, quelques-uns même trébuchent et glissent sur le parquet. « Vous ne dansez pas ? demande la baronne Lydia Stahl. Allons, accordez-moi la prochaine rumba. — Laissez-le tranquille, murmure le Khédive. Ce jeune homme n’a pas envie de danser. — Rien qu’une rumba, une rumba, supplie la baronne. — Une rumba ! une rumba ! » hurle Violette Morris. (...)

— Henri veut l’adresse de Lamballe, répète Monsieur Philibert. Un effort, mon petit.
— Je comprends parfaitement vos réticences, dit le Khédive. Voici ce que je vous propose : vous allez d’abord nous indiquer les endroits où l’on peut arrêter cette nuit tous les membres du réseau.
— Une simple mise en train, ajoute Monsieur Philibert. Ensuite vous aurez beaucoup plus de facilités à nous cracher l’adresse de Lamballe.
— Le coup de filet est pour cette nuit, murmure le Khédive. Nous vous écoutons, mon enfant.

Un carnet jaune acheté rue Réaumur. Vous êtes étudiant ? a demandé la marchande. (On s’intéresse aux jeunes gens. L’avenir leur appartient, on voudrait connaître leurs projets, on les submerge de questions.) Il faudrait une torche électrique pour retrouver la page. On ne voit rien dans cette pénombre. On feuillette le carnet, nez collé au papier. La première adresse est écrite en lettres capitales : celle du lieutenant, le chef du réseau. 

On s’efforce d’oublier ses yeux bleu-noir et la voix chaude avec laquelle il disait : « Ça va, mon petit ? » On voudrait que le lieutenant ait tous les vices, qu’il soit mesquin, prétentieux, faux jeton. Cela faciliterait les choses. Mais on ne trouve pas une poussière dans l’eau de ce diamant. (...)

Quelques heures auparavant. La grande cascade du Bois de Boulogne. L’orchestre torturait une valse créole. Deux personnes avaient pris place à la table voisine de la nôtre. Un vieux monsieur avec des moustaches gris perle et un feutre blanc, une vieille dame en robe bleu foncé. Le vent faisait osciller les lanternes vénitiennes accrochées aux arbres.

 Coco Lacour fumait son cigare. Esmeralda buvait sagement une grenadine. Ils ne parlaient pas. C’est pour cela que je les aime. Je voudrais les décrire minutieusement. Coco Lacour : un géant roux, des yeux d’aveugle illuminés de temps en temps par une tristesse infinie. Souvent il les cache derrière des lunettes noires et sa démarche lourde, hésitante, lui donne l’allure d’un somnambule. 

L’âge d’Esmeralda ? C’est une toute petite fille minuscule. Je pourrais accumuler à leur sujet une foule de détails émouvants mais, épuisé, j’y renonce. Coco Lacour, Esmeralda, ces noms vous suffisent comme me suffit leur présence silencieuse à mes côtés. Esmeralda regardait, émerveillée, les bourreaux de l’orchestre. Coco Lacour souriait. Je suis leur ange gardien. (...)

Les gens se bousculaient, parlaient très fort, riaient, se pinçaient nerveusement. On entendait les verres se briser, des portières claquer. L’exode commençait. Pendant la journée, je me promène dans cette ville à la dérive. Les cheminées fument : ils brûlent leurs vieux papiers avant de déguerpir. Ils ne veulent pas s’encombrer de bagages inutiles. 

Des files d’autos s’écoulent vers les portes de Paris, et moi. je m’assieds sur un banc. Je voudrais les accompagner dans leur fuite mais je n’ai rien à sauver. Quand ils seront partis, des ombres surgiront et formeront une ronde autour de moi. Je reconnaîtrai quelques visages. Les femmes sont beaucoup trop fardées, les hommes ont une élégance nègre : chaussures de crocodile, costumes multicolores, chevalières en platine. Certains même exhibent à tout propos une rangée de dents en or. 

Me voici aux mains d’individus peu recommandables : des rats qui prennent possession d’une ville après que la peste a décimé ses habitants. Ils me donnent une carte de police, un permis de port d’armes et me prient de m’introduire dans un « réseau » pour le démanteler. Depuis mon enfance, j’ai promis tant de choses que je n’ai pas tenues, fixé tant de rendez-vous auxquels je ne suis pas allé, qu’il me semblait « enfantin » de devenir un traître exemplaire. 

« Attendez, je reviens… » Tous ces visages contemplés une dernière fois avant que la nuit les engloutisse… Certains ne pouvaient s’imaginer que je les quittais. D’autres me fixaient avec des veux vides :« Dites, vous reviendrez ? » Je me rappelle aussi ces curieux pincements au cœur chaque fois que je consultais ma montre : on m’attend depuis cinq, dix, vingt minutes. On n’a peut-être pas encore perdu confiance. 

J’avais envie de courir au rendez-vous et le vertige, en général, durait une heure. Quand on dénonce, c’est beaucoup plus facile. À peine quelques secondes, le temps d’indiquer les noms et les adresses d’une voix précipitée. Mouchard. Je deviendrai même assassin, s’ils le veulent. J’abattrai mes victimes avec un silencieux. 

Ensuite, je contemplerai leurs lunettes, porte-clefs, mouchoirs, cravates, pauvres objets qui n’ont d’importance que pour celui auquel ils appartiennent et qui m’émeuvent encore plus que le visage des morts. Avant de les tuer, je ne quitterai pas des yeux l’une des parties les plus humbles de leur personne : les chaussures. 

On a tort de croire que la fébrilité des mains, les mimiques du visage, le regard, l’intonation de la voix sont seuls capables de vous émouvoir, dès le premier abord. Le pathétique, moi, je le trouve dans les chaussures. Et quand j’éprouverai le remords de les avoir tués, je ne penserai ni à leur sourire ni à leurs qualités de cœur, mais à leurs chaussures.

 Cela dit, les besognes de basse police rapportent bigrement ces temps-ci. J’ai des billets de banque plein les poches. Ma richesse me sert à protéger Coco Lacour et Esmeralda. Sans eux, je serais bien seul. Quelquefois je pense qu’ils n’existent pas. Je suis cet aveugle roux et cette minuscule petite fille vulnérable. 

Excellente occasion de m’attendrir sur moi-même. Encore un peu de patience. Les larmes vont venir. Je vais enfin connaître les douceurs de la « Self-Pity » — comme disent les Juifs anglais. Esmeralda me souriait, Coco Lacour suçait son cigare. Le vieux monsieur et la vieille dame en robe bleu foncé. Les tables vides autour de nous. Les lustres qu’on avait oublié d’éteindre… 

Je craignais, à chaque instant, d’entendre leurs automobiles freiner sur le gravier. Les portières claqueraient, ils s’approcheraient de nous, à pas lents, dans un roulis. Esmeralda faisait des bulles de savon et les regardait s’envoler en fronçant les sourcils. L’une d’elles éclatait contre la joue de la vieille dame. Les arbres frissonnaient. L’orchestre jouait les premières mesures d’une czardas, puis un air de fox-trot, et une marche militaire. Bientôt on ne saura plus de quelle musique il s’agit. 

Les instruments s’essoufflent, hoquettent et je revois le visage de cet homme qu’ils avaient traîné au salon, les mains liées par une ceinture. Il voulait gagner du temps et leur a fait, d’abord, de gentilles grimaces, comme s’il cherchait à les distraire. Ne pouvant plus maîtriser sa peur, il a tenté de les aguicher : il leur lançait des œillades, découvrait son épaule droite à petits gestes saccadés, ébauchait une danse du ventre en tremblant de tous ses membres. Il ne faut pas rester ici une seconde de plus. La musique va mourir après un dernier sursaut. Les lustres s’éteindre.

http://gen.lib.rus.ec/fiction/?q=Patrick+Modiano&criteria=&language=French&format=&page=2

jeudi 30 mai 2019

" Les boulevards de ceinture " par Patrick Modiano


Si j’avais des antécédents à un point quelconque de l’histoire de France !

Mais non, rien.

Rimbaud.

Le plus gros des trois, c’est mon père, lui pourtant si svelte à l’époque. 

Murraille est penché vers lui comme pour lui dire quelque chose à voix basse. Marcheret, debout à l’arrière-plan, esquisse un sourire, le torse légèrement bombé, les mains aux revers du veston. On ne saurait préciser la teinte de leurs habits ni de leurs cheveux. 

Il semble que Marcheret porte un prince-de-galles de coupe très ample et qu’il soit plutôt blond. À noter le regard vif de Murraille et celui, inquiet, de mon père. Murraille paraît grand et mince mais le bas de son visage est empâté. Tout, chez mon père, exprime l’affaissement. Sauf les yeux, presque exorbités. Boiseries et cheminée de brique : c’est le bar du Clos-Foucré. Murraille tient un verre à la main. Mon père aussi. N’oublions pas la cigarette qui pend des lèvres de Murraille. Mon père a disposé la sienne entre l’annulaire et l’auriculaire. 

Préciosité lasse. Au fond de la pièce, de trois quarts, une silhouette féminine : Maud Gallas, la gérante du Clos-Foucré. Les fauteuils qu’occupent Murraille et mon père sont de cuir, certainement. Il y a un vague reflet sur le dossier, juste au-dessous de l’endroit où s’écrase la main gauche de Murraille. Son bras contourne ainsi la nuque de mon père dans un geste qui pourrait être de vaste protection. Insolente, à son poignet, une montre au cadran carré. Marcheret, de par sa position et sa stature athlétique, cache à moitié Maud Gallas et les rangées d’apéritifs. 

On distingue – et sans qu’il soit pour cela besoin de trop d’efforts – sur le mur, derrière le bar, une éphéméride. Nettement découpé, le chiffre 14. Impossible de lire le mois ni l’année. Mais, à bien observer ces trois hommes et la silhouette floue de Maud Gallas, on pensera que cette scène se déroule très loin dans le passé.

Une vieille photo, découverte par hasard au fond d’un tiroir et dont on efface la poussière, doucement. Le soir tombe. Les fantômes sont entrés comme d’habitude au bar du Clos-Foucré. Marcheret s’est installé sur un tabouret. Les deux autres ont préféré les fauteuils disposés près de la cheminée. Ils ont commandé des cocktails d’une écœurante et inutile complication que Maud Gallas a confectionnés, aidée par Marcheret qui lui lançait des plaisanteries douteuses l’appelant « ma grosse Maud » ou « ma Tonkinoise ». 

Elle ne paraissait pas s’en offusquer et lorsque Marcheret a glissé la main dans son corsage et lui a palpé un sein – geste qui provoque toujours chez lui une sorte de hennissement –, elle est restée impassible, avec un sourire dont on se demandera s’il exprimait le mépris ou la complicité. C’est une femme d’environ quarante ans, blonde et lourde, la voix grave. L’éclat des yeux – sont-ils bleu de nuit ou mauves ? – surprend. 

Quelle activité exerçait Maud Gallas avant de prendre la direction de cette auberge ? La même, probablement, mais à Paris. Elle et Marcheret font souvent allusion au Beaulieu, boîte de nuit du quartier des Ternes, fermée il y a vingt ans. Ils en parlent à voix basse. Entraîneuse ? Ancienne artiste de variétés ? Marcheret, n’en doutons pas, la connaît depuis longtemps. Elle l’appelle Guy. 

Alors qu’ils poussent des rires étouffés en préparant les apéritifs, entre Grève, le maître d’hôtel, qui demande à Marcheret : « Que désire manger Monsieur le Comte tout à l’heure ? » À quoi Marcheret répond invariablement : « Monsieur le Comte mangera de la merde » et il avance le menton, plisse les yeux et contracte son visage avec ennui et suffisance. 

À ce moment-là, toujours, mon père émet de petits rires pour bien montrer à Marcheret qu’il goûte cette repartie et le considère, lui, Marcheret, comme l’homme le plus spirituel du monde. 

Celui-ci, ravi de l’effet qu’il produit sur mon père, l’interpelle : « J’ai pas raison, Chalva ? » Et mon père, précipitamment : « Oh oui, Guy ! » Murraille reste insensible à cet humour. Le soir où Marcheret, plus en forme que d’habitude, déclara en soulevant la robe de Maud Gallas : « Ça, c’est de la cuisse ! », Murraille prit un ton aigu de conversation mondaine : « Excusez-le, chère amie, il se croit toujours à la Légion. » (Cette remarque éclaire d’un jour nouveau la personnalité de Marcheret.) Murraille, lui, affecte des manières de gentilhomme. 

Il s’exprime en termes choisis, module les accents de sa voix pour leur donner le plus de velouté possible et recourt à une sorte d’éloquence parlementaire. Il accompagne ses paroles de gestes larges, ne néglige aucun effet de menton ou de sourcils et imprime volontiers à ses doigts le mouvement d’un éventail que l’on déplie. Il s’habille avec recherche : tissus anglais, linge et cravates qu’il assemble en de très subtils camaïeux. 

Alors pourquoi ce parfum trop insistant de Chypre qui flotte autour de lui ? Et cette chevalière de platine ? On l’observera à nouveau : le front est large et les yeux clairs ont une joyeuse expression de franchise. Mais, plus bas, la cigarette pendante aggrave la mollesse des lèvres. L’architecture énergique du visage s’effrite à hauteur des mâchoires. Le menton se dérobe. Écoutons : sa voix, par instants, devient rauque et se lézarde. En définitive, on se demandera avec inquiétude s’il n’est pas fait de la même étoffe grossière que Marcheret.

Cette impression se confirme quand on les examine tous deux à la fin du dîner. Ils sont assis côte à côte, face à mon père dont on ne distingue que la nuque. Marcheret parle très fort d’une voix claquante. Le sang lui monte aux joues. Murraille, lui aussi, élève le ton et son rire strident couvre celui, plus guttural, de Marcheret. Ils échangent des clins d’œil et se donnent de grandes bourrades sur l’épaule. Une complicité s’établit entre eux, dont on ne parvient pas à saisir la raison. 

Il faudrait se trouver à leur table et ne rien perdre de leurs propos. De loin quelques bribes vous parviennent, insuffisantes et désordonnées. Maintenant ils tiennent un conciliabule et leurs chuchotements se perdent dans cette grande salle à manger déserte. De la suspension en bronze tombe sur les tables, les boiseries, l’armoire normande, les têtes de cerf et de chevreuil accrochées aux murs, une lumière crue. Elle pèse sur eux comme une ouate et étouffe le son de leurs voix. Pas une tache d’ombre. Sauf le dos de mon père. On se demande pourquoi la lumière l’épargne. 

Mais sa nuque se détache nettement sous les éclats de la suspension et l’on distingue même une petite cicatrice rose en son milieu. Elle est ployée de telle façon, cette nuque, qu’elle semble s’offrir à un invisible couperet. Il boit chacune de leurs paroles. Il avance la tête jusqu’à quelques centimètres des leurs. Pour un peu, il collerait son front contre celui de Murraille ou de Marcheret. 

Lorsque le visage de mon père se rapproche un peu trop du sien, Marcheret lui saisit la joue entre le pouce et l’index et la lui tord d’un geste lent. Mon père s’écarte aussitôt mais Marcheret ne lâche pas prise. Il le tient ainsi, pendant quelques minutes et la pression de ses doigts augmente.

Il est certain que mon père ressent une vive douleur. Ensuite, ça lui fait une marque rouge sur la joue. Il y pose une main furtive. Marcheret lui dit : « Ça t’apprendra, Chalva, à être trop curieux…» Et mon père : « Oh oui, Guy… Ça, c’est vrai, Guy…» Il sourit.

" La place de l'étoile " par Patrick Modiano


C'était le temps où je dissipais mon héritage vénézuélien. Certains ne parlaient plus que de ma belle jeunesse et de mes boucles noires, d'autres m'abreuvaient d'injures. Je relis une dernière fois l'article que me consacra Léon Rabatête, dans un numéro spécial d'Ici la France :« ... Jusqu'à quand devrons-nous assister aux frasques de Raphaël Schlemilovitch ? 



Jusqu'à quand ce juif promènera-t-il impunément ses névroses et ses épilepsies, du Touquet au cap d'Antibes, de La Baule à Aix-les-Bains ? Je pose une dernière fois la question : jusqu'à quand les métèques de son espèce insulteront-ils les fils de France ? Jusqu'à quand faudra-t-il se laver perpétuellement les mains, à cause de la poisse juive ?... » 

Dans le même journal, le docteur Bardamu éructait sur mon compte :« ... Schlemilovitch ?... Ah ! la moisissure de ghettos terriblement puante !... pâmoison chiotte !... Foutriquet prépuce !... arsouille libano-ganaque !... rantanplan... Vlan !... Contemplez donc ce gigolo yiddish... cet effréné empaffeur de petites Aryennes !... avorton infiniment négroïde !... cet Abyssin frénétique jeune nabab !... A l'aide !... qu'on l'étripe... le châtre !... Délivrez le docteur d'un pareil spectacle... qu'on le crucifie, nom de Dieu !... 

Rastaquouère des cocktails infâmes... youtre des palaces internationaux !... des partouzes made in Haifa !... Cannes !... Davos !... Capri et tutti quanti !... grands bordels extrêmement hébraïques !... Délivrez-nous de ce circoncis muscadin !... ses Maserati rose Salomon !... ses yachts façon Tibériade !... Ses cravates Sinaï !... que les Aryennes ses esclaves lui arrachent le gland !... avec leurs belles quenottes de chez nous... leurs mains mignonnes... lui crèvent les yeux !... sus au calife !... Révolte du harem chrétien !... Vite !... Vite... refus de lui lécher les testicules !... lui faire des mignardises contre des dollars !... 

Libérez-vous !... du cran, Madelon !... autrement, le docteur, il va pleurer !... se consumer !... affreuse injustice !... Complot du Sanhédrin !... On en veut à la vie du Docteur !... croyez-moi !... le Consistoire !... la Banque Rothschild !... Cahen d'Anvers !... Schlemilovitch !... aidez Bardamu, fillettes !... au secours !... » Le docteur ne me pardonnait pas mon Bardeau démasqué que je lui avais envoyé de Capri. 

Je révélais dans cette étude mon émerveillement de jeune juif quand, à quatorze ans, je lus d'un seul trait Le Voyage de Bardeau et Les Enfances de Louis-Ferdinand. Je ne passais pas sous silence ses pamphlets antisémites, comme le font les bonnes âmes chrétiennes. J'écrivais à leur sujet : « Le docteur Bardamu consacre une bonne partie de son œuvre à la question juive. Rien d'étonnant à cela : le docteur Bardamu est l'un des nôtres, c'est le plus grand écrivain juif de tous les temps. Voilà pourquoi il parle de ses frères de race avec passion.

 Dans ses Œuvres purement romanesques, le docteur Bardamu rappelle notre frère de race Charlie Chaplin, par son goût des petits détails pitoyables, ses figures émouvantes de persécutés... La phrase du docteur Bardamu est encore plus “juive” que la phrase tarabiscotée de Marcel Proust : une musique tendre, larmoyante, un peu raccrocheuse, un tantinet cabotine... » 

Je concluais : « Seuls les juifs peuvent vraiment comprendre l'un des leurs, seul un juif peut parler à bon escient du docteur Bardamu. » Pour toute réponse, le docteur m'envoya une lettre injurieuse : selon lui, je dirigeais à coups de partouzes et de millions le complot juif mondial. Je lui fis parvenir aussitôt ma Psychanalyse de Dreyfus où j'affirmais noir sur blanc la culpabilité du capitaine : voilà qui était original de la part d'un juif. 

J'avais développé la thèse suivante : Alfred Dreyfus aimait passionnément la France de Saint Louis, de Jeanne d'Arc et des Chouans, ce qui expliquait sa vocation militaire. La France, elle, ne voulait pas du juif Alfred Dreyfus. Alors il l'avait trahie, comme on se venge d'une femme méprisante aux éperons en forme de fleurs de lis. Barrès, Zola et Déroulède ne comprirent rien à cet amour malheureux. 


Une telle interprétation décontenança sans doute le docteur. Il ne me donna plus signe de vie. 
Les vociférations de Rabatête et de Bardamu étaient étouffées par les éloges que me décernaient les chroniqueurs mondains.

 La plupart d'entre eux citaient Valery Larbaud et Scott Fitzgerald : on me comparait à Barnabooth, on me surnommait « The Young Gatsby ». Les photographies des magazines me représentaient toujours la tête penchée, le regard perdu vers l'horizon. Ma mélancolie était proverbiale dans les colonnes de la presse du cœur. Aux journalistes qui me questionnaient devant le Carlton, le Normandy ou le Miramar, je proclamais inlassablement ma juiverie. 

D'ailleurs, mes faits et gestes allaient à l'encontre des vertus que l'on cultive chez les Français : la discrétion, l'économie, le travail. J'ai, de mes ancêtres orientaux, l'œil noir, le goût de l'exhibitionnisme et du faste, l'incurable paresse. Je ne suis pas un enfant de ce pays. Je n'ai pas connu les grand-mères qui vous préparent des confitures, ni les portraits de famille, ni le catéchisme. Pourtant, je ne cesse de rêver aux enfances provinciales.

 La mienne est peuplée de gouvernantes anglaises et se déroule avec monotonie sur des plages frelatées : à Deauville, Miss Evelyn me tient par la main. Maman me délaisse pour des joueurs de polo. Elle vient m'embrasser le soir dans mon lit, mais quelquefois elle ne s'en donne pas la peine. Alors, je l'attends, je n'écoute plus Miss Evelyn et les aventures de David Copperfield. Chaque matin, Miss Evelyn me conduit au Poney Club. J'y prends mes leçons d'équitation. 

Je serai le plus célèbre joueur de polo du monde pour plaire à Maman. Les petits Français connaissent toutes les équipes de football. Moi, je ne pense qu'au polo. Je me répète ces mots magiques : « Laversine », « Cibao la Pampa », « Silver Leys », « Porfirio Rubirosa ». Au Poney Club on me photographie beaucoup avec la jeune princesse Laïla, ma fiancée. 

L'après-midi, Miss Evelyn nous achète des parapluies en chocolat chez la « Marquise de Sévigné ». Laïla préfère les sucettes. Celles de la « Marquise de Sévigné » ont une forme oblongue et un joli bâtonnet.

Il m'arrive de semer Miss Evelyn quand elle m'emmène à la plage, mais elle sait où metrouver : avec l'ex-roi Firouz ou le baron Truffaldine, deux grandes personnes qui sont mes amis. L'ex-roi Firouz m'offre des sorbets à la pistache en s'exclamant : « Aussi gourmand que moi, mon petit Raphaël ! » Le baron Truffaldine se trouve toujours seul et triste au Bar du Soleil. Je m'approche de sa table et me plante devant lui. 

Ce vieux monsieur me raconte alors des histoires interminables dont les protagonistes s'appellent Cléo de Mérode, Otéro, Emilienne d'Alençon, Liane de Pougy, Odette de Crécy. Des fées certainement comme dans les contes d'Andersen. 
Les autres accessoires qui encombrent mon enfance sont les parasols orange de la plage, le Pré-Catelan, le cours Hattemer, David Copperfield, la comtesse de Ségur, l'appartement de ma mère quai Conti et trois photos de Lipnitzki où je figure à côté d'un arbre de Noël. 


" Du principe de l'art et de sa destination sociale " par Pierre-Joseph Proudhon


et s’il est vrai, comme tout le monde le reconnaît, que nous vivons à une époque de décadence, où le courage civique est anéanti, la vertu privée en souffrance, la race déprimée, tous les sentiments faussés et dépravés, je dis que, loin d’en faire un sujet de dissimulation, il faut commencer par dire et montrer la chose telle qu’elle est. 

Autrement c’est se moquer de nous. Il faut nous administrer le foie de morue, et l’on nous propose de l’eau sucrée !… – Notre époque, riche en police, mais vide de principes et de mœurs, calme à la surface, est au fond révolutionnaire. Il faut que l’art le soit aussi.

Gustave Courbet , l’artiste aux violents paradoxes, vient de produire une œuvre dont le scandale aurait effacé tous ceux dont il s’est depuis quinze ans rendu coupable, si le gouvernement n’avait pris soin d’y mettre ordre en excluant purement et simplement de l’exposition (1863) cette peinture téméraire. 


 Par ordre supérieur, le Retour de la conférence n’a figuré au Palais de l’Industrie ni parmi les admis, ni parmi les exclus. À cette occasion, les adversaires de l’auteur n’ont pas manqué de s’écrier que cette petite persécution était justement ce qu’il cherchait.

 – « Courbet, disent-ils, est à sa dernière ficelle.Après avoir agacé le public de ses laideurs recherchées, le voilà qui a recours à l’inconvenance des sujets. À force de cynisme, il ne pouvait manquer de s’attirer un coup d’État : seul moyen qui lui restât de faire encore une fois parler de lui. Maintenant, que les étrangers chez lesquels il va colporter son chef-d’œuvre lui témoignent en florins, guinées et dollars leur indiscrète curiosité, c’est tout ce qu’il demande. 

Qu’ils sachent seulement que ce prétendu maître peintre, fondateur équivoque d’une école sans élèves, qui n’a jamais su formuler son principe, cet insulteur de l’art, est jugé ; il n’a plus rien à montrer aux badauds ; il est à bout de surprises et de charlatanisme… » Et le public – qui n’entend rien à ces disputes d’artistes –, d’ouvrir de grands yeux, médiocre amateur de peinture, mais très affriandé de scandale. 

Qu’on se figure, sur un grand chemin, au pied d’un chêne bénit, en face d’une sainte image, sous le regard sardonique du paysan moderne, une scène d’ivrognes appartenant tous à la classe la plus respectable de la société, au sacerdoce : là, le sacrilège se joignant à la soûlerie, le blasphème tombant sur le sacrilège ; les sept péchés capitaux, l’hypocrisie en tête, défilant en costume ecclésiastique ; 

une vapeur libidineuse circulant à travers les groupes ; enfin, par un dernier et vigoureux contraste, cette petite orgie de la vie cléricale se passant au sein d’un paysage à la fois charmant et grandiose, comme si l’homme, dans sa plus haute dignité, n’existait que pour souiller de son indélébile corruption l’innocente nature : voilà, en quelques lignes, ce que s’est avisé de représenter Courbet. 

Encore s’il s’était contenté, pour épancher sa verve, de quelques pieds carrés de toile ! Mais non, il a bâti une immense machine, une vaste composition, comme s’il se fût agi du Christ sur le Calvaire, d’Alexandre le Grand à son entrée en Babylone, ou du Serment du Jeu de paume.

Aussi, lorsque cette joyeuseté picturale parut devant le jury, il y eut clameur de haro ; l’autorité décida l’exclusion. Mais Courbet récrimine : plus que jamais il accuse ses confrères, en masse, de méconnaître la pensée intime et la haute mission de l’art, de le dépraver, de le prostituer avec leur idéalisme; et il faut avouer que la décadence aujourd’hui signalée par tous les amateurs et critiques n’est pas peu faite pour donner au proscrit au moins une apparence de raison.

 Qui a tort, du soi-disant réaliste Courbet, ou de ses détracteurs, champions de l’idéal ? Qui jugera ce procès, où l’art lui-même, avec tout ce qui le constitue et qui en dépend, est mis en question ? (...)

Ne demandez pas quelle est l’utilité de l’art et à quoi servent dans la société les artistes. Il est des professeurs qui vous répondraient que le caractère essentiel de l’art, que sa gloire est précisément d’être affranchi de toute condition utilitaire, servile. L’art est libre, disent-ils ; il fait ce qui lui plaît, travaille pour son plaisir, et nul n’a le droit de lui dire : Voyons ton produit.

 Quoi donc ! Platon chassait de la république les poètes et les artistes ; Rousseau les accusait de la corruption des mœurs et de la décadence des États. Faut-il croire, d’après ces illustres philosophes, grands écrivains eux-mêmes, grands artistes, que l’art, étant rêverie, caprice et paresse, ne peut engendrer rien de bon ? J’avoue qu’il me répugne d’admettre une pareille conséquence, et, bon gré mal gré, puisque l’art est évidemment une faculté de l’esprit humain, je me demande quelle est la fonction ou le fonctionnement de cette faculté, partant, quelle en est la destination, domestique et sociale. (...)

Quant à moi, je l’avoue, j’ai horreur du mensonge, de la fiction, de la convention, de l’allégorie, de l’hypocrisie, de la flagornerie, aussi bien dans la peinture que dans la politique et dans le style ; je ne veux pas plus être le flatteur des masses que celui des princes ; 

et s’il est vrai, comme tout le monde le reconnaît, que nous vivons à une époque de décadence, où le courage civique est anéanti, la vertu privée en souffrance, la race déprimée, tous les sentiments faussés et dépravés, je dis que, loin d’en faire un sujet de dissimulation, il faut commencer par dire et montrer la chose telle qu’elle est. Autrement c’est se moquer de nous. Il faut nous administrer le foie de morue, et l’on nous propose de l’eau sucrée !… – Notre époque, riche en police, mais vide de principes et de mœurs, calme à la surface, est au fond révolutionnaire. Il faut que l’art le soit aussi.

 Toute régénération suppose préalablement une mort ; toute restauration une démolition. Voyez le christianisme : lui aussi a conçu l’homme immortel, idéal, vivant au commencement dans un paradis terrestre, et destiné à une félicité surnaturelle. Cependant il prêche confession, absolution, pénitence. La confession, c’est la peinture telle qu’il nous la faut aujourd’hui. Point de quartier !…

Courbet a dans la tête des militaires, des magistrats, des académiciens, des électeurs, des candidats, des banquiers, des agioteurs, des professeurs, des ouvriers, des étudiants, des religieuses, des femmes de la halle, du quartier Saint-Germain et du quartier Breda, de la haute industrie et de la racaille, comme il a des curés, des paysans, des prostituées et des bourgeoises. 

Qu’il nous montre tout ce monde ; qu’il fasse défiler devant nous toutes ces tristes réalités, et nous lui en serons reconnaissants. Qu’il nous scalpe, nous anatomise, nous déshabille : c’est son droit et son devoir. En nous exécutant de la sorte, il sert l’histoire et la postérité.

Contreverse sur Courbet et l'utilité sociale de l'art par Pierre-Joseph Proudhon et Émile Zola


Révolution(s) par Elsa Rivière-Poupon





Court métrage réalisé pour le concours de la CinéFabrique 2019 sur le thème "Ensemble". Réalisé par Elsa Rivière-Poupon Avec Ines Rivière-Poupon Narration Philippe Rivière Avec l'aide de Jasmine Rivière-Poupon Anne Poupon James Hautot Lucie Rivière-Poupon Matthieu Ernoux Extrait du livre "Sagesse et révolte" de Serge Carfantan, 2007

mercredi 29 mai 2019

" LA MAIN GAUCHE DE LA NUIT " par Ursula K. Le Guin


Document tiré des archives de Hain. Transcription du message ansible 01-01101-934-2-Géthen. Rapport adressé au Stabiled’Olloul par Genly Aï, Premier Mobile sur Géthen-Nivôse, cycle hainien 93, année ékuménique 1490-97.



Je donnerai à mon rapport la forme d’un récit romancé. C’est que l’on m’a appris lorsque j’étais petit, sur ma planète natale, que la Vérité est affaire d’imagination. 

Un fait irréfutable peut être accepté ou refusé suivant le style dans lequel il est présenté – tel cet étrange joyau organique de nos mers dont l’éclat s’avive ou se ternit selon la personnalité de la femme qui le porte : ne peut-il même tomber en poussière ? Les faits ne sont pas plus solides, cohérents, réels. 

Mais, comme les perles, ils ont une sensibilité.
De ce récit je ne serai ni le « héros » ni l’unique narrateur. Et même je ne saurais dire avec certitude quelle est la personne dont il conte l’histoire. À vous d’en juger. Mais il forme un tout, et si, par moments, les faits semblent varier suivant la voix qui parle, eh bien, libre à vous d’en choisir la version que vous préférez ; toutes les données se complètent, aucune n’est fausse.

Je partirai du 44diurne de l’an 1491. En Karhaïde, nation de la planète Nivôse, c’était Odharhahad Tuwa, soit le 22jour du troisième mois de printemps de l’an I. Ici, c’est toujours l’an I. Mais la datation de toutes les années passées et futures est modifiée à chaque retour du Nouvel An, le chiffre qui les désigne augmentant ou diminuant d’une unité suivant qu’il s’agit du passé ou de l’avenir. 

Nous étions donc au printemps de l’an à Erhenrang, capitale de Karhaïde. J’étais en danger de mort, et je ne m’en doutais pas.
Je participais à un défilé. Placé derrière les gossiwors, je précédais immédiatement le roi. Il pleuvait.

Sous les nuages noirs qui dominent les tours de la sombre cité de pierre battue par la tempête, sous la pluie qui tombe dans les rues bordées de hautes maisons, un ruban doré serpente lentement. En tête viennent les grands magnats, commerçants et artisans de la cité d’Erhenrang ; en rangs serrés, magnifiquement vêtus, ils défilent sous la pluie aussi confortablement que des poissons dans l’eau. Sur leurs visages calmes brille un regard vif. Ils ne marchent pas au pas. C’est un défilé qui n’a rien de militaire, rien qui fasse penser à des soldats.

Viennent ensuite les seigneurs, maires et délégués de tous les Domaines et Co-domaines de Karhaïde – pour chacun d’eux, un, cinq, quarante-cinq ou quatre cents représentants. Cette vaste procession chamarrée progresse au rythme d’une musique jouée par des cors de métal, des instruments à vent faits d’os et de bois, et de mélodieuses flûtes électriques d’un son très pur. Les différentes bannières des grands Domaines font avec les banderoles jaunes ornant le parcours une orgie de couleurs sous la pluie implacable, et les orchestres des différents groupes se heurtent et entremêlent leurs rythmes que l’écho répercute entre les hautes murailles de la rue.

Les représentants des Domaines sont suivis par une troupe de jongleurs qui projettent à grande hauteur des boules d’or brillantes, les rattrapent et les relancent en l’air tels d’éblouissants jets d’eau. Et, tout à coup, comme si elles avaient littéralement capté la lumière, les sphères d’or étincellent avec l’éclat du verre : le soleil a percé.

Ensuite défilent quarante hommes vêtus de jaune. Ce sont les joueurs de gossiworcet instrument dont on n’entend jamais qu’en présence du roi le grotesque beuglement désespéré. Si quarante musiciens en jouent de concert, c’est assez pour troubler l’esprit, pour faire trembler les tours d’Erhenrang, et pour vider un nimbus de ses dernières gouttes de pluie. Si c’est là la musique royale, comment s’étonner que tous les rois de Karhaïde soient fous ?

Derrière les gossiwors viennent le roi et sa suite. Gardes, fonctionnaires, dignitaires de la cité et de la cour, députés, sénateurs, chanceliers, ambassadeurs et seigneurs du royaume marchent sans ensemble et sans souci des préséances, mais pourtant avec une grande dignité. Au milieu d’eux, le roi Argaven XV porte une chemise, une tunique et des culottes blanches, des leggings de cuir jaune safran et une casquette jaune à visière. Une bague d’or est sa seule parure, l’emblème de sa fonction. 

Le souverain est suivi de la litière royale portée par huit solides gaillards et hérissée de saphirs jaunes ; c’est une relique des temps anciens car aucun roi n’y a pris place depuis des siècles. La litière est flanquée de huit gardes armés de fusils qui sont aussi une survivance des temps barbares où ils étaient utilisés pour des «coups de main»; mais ils ne sont pas inoffensifs, étant chargés de grenaille de fer mou. 

La mort marche ainsi derrière le roi. Derrière la mort viennent les étudiants des écoles d’Artisans, les Collèges, les Métiers et les Foyers royaux, longues files d’enfants et d’adolescents vêtus de blanc, de rouge, d’or et de vert ; enfin un certain nombre de voitures sombres au roulement lent et silencieux ferment le défilé.

Le roi et sa suite, dont je fais partie, prennent place sur une plate-forme de bois fraîchement coupé, près de l’arche inachevée d’un pont qui doit servir à la ville d’entrée monumentale. L’objet de la cérémonie est l’achèvement de cette arche et, par-là même, du nouveau port routier et fluvial d’Erhenrang. Vaste opération ayant exigé cinq ans de travaux pour draguer le fleuve et construire pont et routes, cette œuvre marquera le règne d’Argaven XV dans les annales de Karhaïde.

Nous sommes bien à l’étroit sur notre plate-forme, dans nos vêtements de cérémonie humides et volumineux. Il a cessé de pleuvoir et le soleil brille, ce soleil glorieux, éclatant et traître de Nivôse.

— Il fait chaud, vraiment chaud, dis-je à mon voisin de gauche. C’est un Karhaïdien trapu et basané à l’abondante chevelure lisse ; il porte un lourd surtout de cuir vert lamé d’or, une épaisse chemise blanche, une grosse culotte et, autour du cou, une chaîne dont les lourds anneaux d’argent sont larges comme la main. Il transpire abondamment.

— C’est vrai, me répond-il.

De la plate-forme sur laquelle nous sommes entassés, nous voyons tout autour de nous les visages de la foule levés vers le ciel ; on dirait une multitude de galets bruns où brillent comme du mica des milliers d’yeux attentifs.
Le roi gravit une planche de bois brut qui va de la plate-forme au sommet de l’arche, là où il reste à joindre deux des piles du pont, dressées au-dessus de la foule, des quais et du fleuve. Il monte et la foule s’agite, prononçant son nom en un vaste murmure :

«Argaven». Il ne réagit pas, et nul ne songerait à s’en étonner. Les gossiwors font entendre leur mugissement tonitruant et discordant, puis se taisent. Silence. Le soleil brille sur la cité, le fleuve, la foule et le roi. En bas, des ouvriers ont mis en marche un treuil électrique, et, hissée par cet engin, la clef de voûte de l’arche rejoint et dépasse le roi toujours en train de grimper ; puis cet énorme bloc de dix tonnes est déposé et mis en place presque sans bruit dans la brèche séparant les piles, avec lesquelles il forme un tout – une arche. 

Un maçon muni d’un seau et d’une truelle attend le roi sur l’échafaudage ; les autres ouvriers descendent tous par des échelles de corde comme une multitude de puces. Le roi et le maçon s’agenouillent sur leur bout de planche haut perché entre fleuve et soleil. De sa truelle le roi commence à lier avec du mortier les longs joints du vaste claveau. Il ne se contente pas de donner un petit coup de truelle et de rendre au maçon cet instrument, mais il se met au travail méthodiquement. 

Le ciment qu’il utilise est d’une teinte rosâtre qui le différencie du mortier employé pour lier les autres pierres de l’ouvrage. Après avoir observé cinq ou dix minutes le travail d’insecte du roi, j’interroge mon voisin de gauche.

— Utilisez-vous toujours du ciment rouge pour fixer les clefs de voûte ?
Car cette couleur est nettement visible de part et d’autre du claveau central de chaque arche du Vieux Pont qui, plus en amont, dresse magnifiquement sa haute courbe au-dessus du fleuve.

Épongeant son front basané, l’homme auquel je m’adresse –je suis bien obligé de dire homme puisque j’ai écrit il et lui – me répond :
— Il y a très longtemps, une clef de voûte était toujours mise en place au moyen d’un mortier fait d’os broyés et de sang. Des os humains, du sang humain. Sans ce lien de sang l’arche s’écroulerait, vous comprenez. De nos jours, on utilise du sang animal.

Il a cette façon de parler bien à lui, avec franchise mais aussi avec une certaine circonspection et une note d’ironie, comme s’il ne pouvait oublier un instant que je vois et juge les choses en étranger – ce qui d’ailleurs est étonnant chez un être d’une race aussi isolée et d’un rang aussi élevé.

 C’est un des hommes les plus puissants du pays ; s’il fallait donner de sa situation un équivalent historique approprié, j’hésiterais entre vizir, Premier ministre ou conseiller ; le vocable karhaïdien qui la désigne signifie: Oreille du Roi. Il est seigneur d’un Domaine et seigneur du Royaume, promoteur de grandes entreprises – bref un homme d’action. Il s’appelle Therem Harth rem ir Estraven.
Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.