jeudi 9 mai 2019

 " Sur la décadence dans l’art de mentir " par Marc Twain ( 1880 )   

Ce qui me désole, c’est la prévalence croissante de la vérité brutale. Faisons tout le possible pour la déraciner. Une vérité blessante ne vaut pas mieux qu’un blessant mensonge. Ni l’un ni l’autre ne devrait jamais être prononcé. 

L’homme qui profère une vérité fâcheuse, serait-ce même pour sauver sa vie, devrait réfléchir qu’une vie comme la sienne ne vaut pas rigoureusement la peine d’être sauvée. 

Sur la décadence dans l’art de mentir

Tout d’abord, je ne prétends pas avancer que la coutume de mentir ait souffert quelque décadence ou interruption. Non, car le mensonge, en tant que vertu et principe, est éternel. Le mensonge, considéré comme une récréation, une consolation, un refuge dans l’adversité, la quatrième grâce, la dixième muse, le meilleur et le plus sûr ami de l’homme, est immortel et ne peut disparaître de la terre tant que ce Cercle existera. Mes doléances ont trait uniquement à la décadence dans l’art de mentir. 

Aucun homme de haute intelligence et de sentiments droits ne peut considérer les mensonges lourds et laids de nos jours sans s’attrister de voir un art noble ainsi prostitué. En présence de vous, vétérans, j’aborde naturellement le sujet avec circonspection. C’est comme si une vieille fille voulait donner des conseils de nourrice aux matrones d’Israël. Il ne me conviendrait pas de vous critiquer, messieurs ; vous êtes presque tous mes aînés, et mes supérieurs à ce point de vue. Ainsi, que je vous paraisse le faire ici ou là, j’ai la confiance que ce sera presque toujours plutôt pour admirer que pour contredire.

 Et vraiment, si le plus beau des beaux-arts avait été partout l’objet du même zèle, des mêmes encouragements, de la même pratique consciencieuse et progressive, que ce Cercle lui a dévoués, je n’aurais pas besoin de proférer cette plainte ou de verser un seul pleur. Je ne dis point cela pour flatter. Je le dis dans un esprit de juste et loyale appréciation. (J’avais l’intention, à cet endroit, de citer des noms et des exemples à l’appui, mais des conseils dont je devais tenir compte m’ont poussé à ne pas faire de personnalités et à m’en tenir au général).

Aucun fait n’est établi plus solidement que celui-ci : il y a des circonstances  où le mensonge est nécessaire. Il s’ensuit, sans qu’il soit nécessaire de l’ajouter, qu’il est alors une vertu. Aucune vertu ne peut atteindre son point de perfection sans une culture soigneuse et diligente. Il va donc sans dire que celle-là devrait être enseignée dans les écoles publiques, au foyer paternel, et même dans les journaux. Quelle chance peut avoir un menteur ignorant et sans culture, en face d’un menteur instruit et d’expérience ? Quelle chance puis-je avoir, par exemple, contre M. Per…, contre un homme de loi ?

 Ce qu’il nous faut, c’est un mensonge judicieux. Je pense parfois qu’il serait même meilleur et plus sûr de ne pas mentir du tout que de mentir d’une façon peu judicieuse. Un mensonge maladroit, non scientifique, est souvent aussi fâcheux qu’une vérité.

Voyons maintenant ce que disent les philosophes. Rappelez-vous l’antique proverbe : « Les enfants et les fous disent toujours la vérité. » La déduction est claire. Les adultes et les sages ne la disent jamais. L’historien Parkman prétend quelque part : « Le principe du vrai peut lui-même être poussé à l’absurde. »

Dans un autre passage du même chapitre, il ajoute : « C’est une vieille vérité que la vérité n’est pas toujours bonne à dire. Ceux qu’une conscience corrompue entraîne à violer habituellement ce principe sont des sots dangereux. » Voilà un langage vigoureux et juste. Personne ne pourrait vivre avec celui qui dirait habituellement la vérité. 

Mais, grâce à Dieu, on ne le rencontre jamais. Un homme régulièrement véridique est tout bonnement une créature impossible. Il n’existe pas. Il n’a jamais existé. Sans doute, il y a des gens qui croient ne mentir jamais. Mais il n’en est rien. Leur ignorance est une des choses les plus honteuses de notre prétendue civilisation. Tout le monde ment. Chaque jour. À chaque heure. Éveillé. Endormi. Dans les rêves, dans la joie, dans le deuil. Si la langue reste immobile, les mains, les pieds, les yeux, l’attitude cherchent à tromper et de propos délibéré. Même dans les sermons…, mais cela est une platitude.

Dans un pays lointain, où j’ai vécu jadis, les dames avaient l’habitude de rendre des visites un peu partout, sous le prétexte aimable de se voir les unes les autres. De retour chez elles, elles s’écriaient joyeusement : « Nous avons fait seize visites, dont quatorze où nous n’avons rien trouvé », ne voulant pas signifier par là qu’elles auraient voulu trouver quelque chose de fâcheux. C’était une phrase usuelle pour dire que les gens étaient sortis. Et la façon de dire indiquait une intense satisfaction de ce fait. 

Le désir suppose de voir ces personnes, les quatorze d’abord, puis les deux autres, chez qui l’on avait été moins heureux, n’était qu’un mensonge sous la forme habituelle et adoucie, que l’on aura suffisamment définie en l’appelant une vérité détournée. Est-il excusable ? Très certainement. Il est beau. Il est noble. Car il n’a pas d’autre but et d’autre profit que de faire plaisir aux seize personnes. L’homme véridique, à l’âme de bronze, dirait carrément ou ferait entendre qu’il n’avait nul besoin de voir ces gens. Il serait un âne, il causerait une peine tout à fait sans nécessité. Ainsi les dames de ce pays. Mais n’ayez crainte. Elles avaient mille façons charmantes de mentir, inspirées par leur amabilité, et qui faisaient le plus grand honneur à leur intelligence et à leur cœur. Laissez donc dire les gens.

Les hommes de ce pays lointain étaient tous menteurs, sans exception. Jusqu’à leur « Comment allez-vous ? » qui était un mensonge. Car ils ne se souciaient pas du tout de savoir comment vous alliez, sinon quand ils étaient entrepreneurs des pompes funèbres. La plupart du temps aussi, on mentait en leur répondant. On ne s’amusait pas, avant de répondre, à faire une étude consciencieuse de sa santé, mais on répondait au hasard presque toujours tout à faux. Vous mentiez par exemple à l’entrepreneur, et lui disiez que votre santé était chancelante. C’était un mensonge très recommandable, puisqu’il ne vous coûtait rien, et faisait plaisir à l’autre.

 Si un étranger venait vous rendre visite et vous déranger, vous lui disiez chaleureusement : « Je suis heureux de vous voir », tandis que vous pensiez tout au fond du cœur : « Je voudrais que tu fusses chez les cannibales et que ce fut l’heure du dîner. » Quand il partait vous disiez avec regret : « Vous partez déjà ! » Et vous ajoutiez un « Au revoir ! » mais il n’y avait là rien de mal. Cela ne trompait et ne blessait personne. La vérité dite, au contraire, vous eût tous les deux rendus malheureux.
Je pense que tout ce mentir courtois est un art charmant et aimable, et qui devrait être cultivé. La plus haute perfection de la politesse n’est qu’un superbe édifice, bâti, de la base au sommet, d’un tas de charitables et inoffensifs mensonges, gracieusement disposés et ornementés.

Ce qui me désole, c’est la prévalence croissante de la vérité brutale. Faisons tout le possible pour la déraciner. Une vérité blessante ne vaut pas mieux qu’un blessant mensonge. Ni l’un ni l’autre ne devrait jamais être prononcé. L’homme qui profère une vérité fâcheuse, serait-ce même pour sauver sa vie, devrait réfléchir qu’une vie comme la sienne ne vaut pas rigoureusement la peine d’être sauvée. 

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