jeudi 30 mai 2019

" Du principe de l'art et de sa destination sociale " par Pierre-Joseph Proudhon


et s’il est vrai, comme tout le monde le reconnaît, que nous vivons à une époque de décadence, où le courage civique est anéanti, la vertu privée en souffrance, la race déprimée, tous les sentiments faussés et dépravés, je dis que, loin d’en faire un sujet de dissimulation, il faut commencer par dire et montrer la chose telle qu’elle est. 

Autrement c’est se moquer de nous. Il faut nous administrer le foie de morue, et l’on nous propose de l’eau sucrée !… – Notre époque, riche en police, mais vide de principes et de mœurs, calme à la surface, est au fond révolutionnaire. Il faut que l’art le soit aussi.

Gustave Courbet , l’artiste aux violents paradoxes, vient de produire une œuvre dont le scandale aurait effacé tous ceux dont il s’est depuis quinze ans rendu coupable, si le gouvernement n’avait pris soin d’y mettre ordre en excluant purement et simplement de l’exposition (1863) cette peinture téméraire. 


 Par ordre supérieur, le Retour de la conférence n’a figuré au Palais de l’Industrie ni parmi les admis, ni parmi les exclus. À cette occasion, les adversaires de l’auteur n’ont pas manqué de s’écrier que cette petite persécution était justement ce qu’il cherchait.

 – « Courbet, disent-ils, est à sa dernière ficelle.Après avoir agacé le public de ses laideurs recherchées, le voilà qui a recours à l’inconvenance des sujets. À force de cynisme, il ne pouvait manquer de s’attirer un coup d’État : seul moyen qui lui restât de faire encore une fois parler de lui. Maintenant, que les étrangers chez lesquels il va colporter son chef-d’œuvre lui témoignent en florins, guinées et dollars leur indiscrète curiosité, c’est tout ce qu’il demande. 

Qu’ils sachent seulement que ce prétendu maître peintre, fondateur équivoque d’une école sans élèves, qui n’a jamais su formuler son principe, cet insulteur de l’art, est jugé ; il n’a plus rien à montrer aux badauds ; il est à bout de surprises et de charlatanisme… » Et le public – qui n’entend rien à ces disputes d’artistes –, d’ouvrir de grands yeux, médiocre amateur de peinture, mais très affriandé de scandale. 

Qu’on se figure, sur un grand chemin, au pied d’un chêne bénit, en face d’une sainte image, sous le regard sardonique du paysan moderne, une scène d’ivrognes appartenant tous à la classe la plus respectable de la société, au sacerdoce : là, le sacrilège se joignant à la soûlerie, le blasphème tombant sur le sacrilège ; les sept péchés capitaux, l’hypocrisie en tête, défilant en costume ecclésiastique ; 

une vapeur libidineuse circulant à travers les groupes ; enfin, par un dernier et vigoureux contraste, cette petite orgie de la vie cléricale se passant au sein d’un paysage à la fois charmant et grandiose, comme si l’homme, dans sa plus haute dignité, n’existait que pour souiller de son indélébile corruption l’innocente nature : voilà, en quelques lignes, ce que s’est avisé de représenter Courbet. 

Encore s’il s’était contenté, pour épancher sa verve, de quelques pieds carrés de toile ! Mais non, il a bâti une immense machine, une vaste composition, comme s’il se fût agi du Christ sur le Calvaire, d’Alexandre le Grand à son entrée en Babylone, ou du Serment du Jeu de paume.

Aussi, lorsque cette joyeuseté picturale parut devant le jury, il y eut clameur de haro ; l’autorité décida l’exclusion. Mais Courbet récrimine : plus que jamais il accuse ses confrères, en masse, de méconnaître la pensée intime et la haute mission de l’art, de le dépraver, de le prostituer avec leur idéalisme; et il faut avouer que la décadence aujourd’hui signalée par tous les amateurs et critiques n’est pas peu faite pour donner au proscrit au moins une apparence de raison.

 Qui a tort, du soi-disant réaliste Courbet, ou de ses détracteurs, champions de l’idéal ? Qui jugera ce procès, où l’art lui-même, avec tout ce qui le constitue et qui en dépend, est mis en question ? (...)

Ne demandez pas quelle est l’utilité de l’art et à quoi servent dans la société les artistes. Il est des professeurs qui vous répondraient que le caractère essentiel de l’art, que sa gloire est précisément d’être affranchi de toute condition utilitaire, servile. L’art est libre, disent-ils ; il fait ce qui lui plaît, travaille pour son plaisir, et nul n’a le droit de lui dire : Voyons ton produit.

 Quoi donc ! Platon chassait de la république les poètes et les artistes ; Rousseau les accusait de la corruption des mœurs et de la décadence des États. Faut-il croire, d’après ces illustres philosophes, grands écrivains eux-mêmes, grands artistes, que l’art, étant rêverie, caprice et paresse, ne peut engendrer rien de bon ? J’avoue qu’il me répugne d’admettre une pareille conséquence, et, bon gré mal gré, puisque l’art est évidemment une faculté de l’esprit humain, je me demande quelle est la fonction ou le fonctionnement de cette faculté, partant, quelle en est la destination, domestique et sociale. (...)

Quant à moi, je l’avoue, j’ai horreur du mensonge, de la fiction, de la convention, de l’allégorie, de l’hypocrisie, de la flagornerie, aussi bien dans la peinture que dans la politique et dans le style ; je ne veux pas plus être le flatteur des masses que celui des princes ; 

et s’il est vrai, comme tout le monde le reconnaît, que nous vivons à une époque de décadence, où le courage civique est anéanti, la vertu privée en souffrance, la race déprimée, tous les sentiments faussés et dépravés, je dis que, loin d’en faire un sujet de dissimulation, il faut commencer par dire et montrer la chose telle qu’elle est. Autrement c’est se moquer de nous. Il faut nous administrer le foie de morue, et l’on nous propose de l’eau sucrée !… – Notre époque, riche en police, mais vide de principes et de mœurs, calme à la surface, est au fond révolutionnaire. Il faut que l’art le soit aussi.

 Toute régénération suppose préalablement une mort ; toute restauration une démolition. Voyez le christianisme : lui aussi a conçu l’homme immortel, idéal, vivant au commencement dans un paradis terrestre, et destiné à une félicité surnaturelle. Cependant il prêche confession, absolution, pénitence. La confession, c’est la peinture telle qu’il nous la faut aujourd’hui. Point de quartier !…

Courbet a dans la tête des militaires, des magistrats, des académiciens, des électeurs, des candidats, des banquiers, des agioteurs, des professeurs, des ouvriers, des étudiants, des religieuses, des femmes de la halle, du quartier Saint-Germain et du quartier Breda, de la haute industrie et de la racaille, comme il a des curés, des paysans, des prostituées et des bourgeoises. 

Qu’il nous montre tout ce monde ; qu’il fasse défiler devant nous toutes ces tristes réalités, et nous lui en serons reconnaissants. Qu’il nous scalpe, nous anatomise, nous déshabille : c’est son droit et son devoir. En nous exécutant de la sorte, il sert l’histoire et la postérité.

Contreverse sur Courbet et l'utilité sociale de l'art par Pierre-Joseph Proudhon et Émile Zola


Aucun commentaire:

Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.