Rien au contraire ne réconforte le bon bourgeois comme cette conviction incomparablement consolante qu' « un sage décret de la Providence a réparti une bonne fois et pour toujours les richesses et le bonheur ». La misère qui encombre les rues autour de lui ne trouble pas le vrai citoyen au point de le solliciter à faire plus que de s'acquitter envers elle, comme en lui jetant l'aumône, ou en fournissant le travail et la pitance à quelque « brave garçon laborieux ».
Mais il n'en sent que plus vivement combien sa paisible jouissance est troublée par les grondements de la misère remuante et avide de changement, par ces pauvres qui ne souffrent et ne peinent plus en silence mais qui commencent, à s'agiter et à extravaguer. Enfermez le vagabond ! Jetez le perturbateur dans les plus sombres oubliettes! « Il veut attiser les mécontentements et renverser l'ordre établi! » Tuez! Tuez! (…)
Au XVIIIe siècle, lorsqu'on eut vidé jusqu'à la lie la coupe du pouvoir dit absolu, on s'aperçut trop nettement que le breuvage qu'elle offrait aux hommes ne pouvait être de leur goût, pour ne pas sentir le désir de boire à un autre verre.
Étant des « Hommes », nos pères voulurent être considérés comme des hommes. Quiconque voit en nous autre chose, nous le regardons comme étranger à l'humanité, inhumain; pourquoi le traiterions-nous humainement ? Celui au contraire qui reconnaît en nous des hommes et nous garantit contre le danger d'être traités autrement que des hommes, nous l'honorons comme notre soutien et notre protecteur.
Unissons-nous donc, et soutenons-nous mutuellement ; notre association nous assure la protection dont nous avons besoin, et nous, les associés, formons une communauté dont les membres reconnaissent leur qualité d'hommes, et dont ce nom d' « hommes » est le signe de ralliement. Le produit de notre association est l'État ; nous, ses membres, nous formons la Nation. (…)
Que tous soient égaux ! Aucun intérêt privé ne peut entrer en ligne de compte avec l’intérêt général. L'État doit être une réunion d'hommes libres et égaux, et chacun doit se consacrer au « bien public », se solidariser avec l'État, faire de l'État son but et son idéal. L'État ! L'État ! Tel fut le cri général, et dès lors on chercha à « bien organiser l'État » et l'on s'enquit de la meilleure Constitution, c'est-à-dire de la meilleure forme à lui donner. La pensée de l'État pénétra dans tous les cœurs et y excita l'enthousiasme ; servir ce Dieu terrestre devint un culte nouveau. L'ère de la politique s'ouvrait. Servir l'État ou la Nation fut l'idéal suprême, l'intérêt public l'intérêt suprême, et jouer un rôle dans l'État (ce qui n'impliquait nullement que l'on fût fonctionnaire) le suprême honneur. (…)
La bourgeoisie a accompli le rêve de tant de siècles ; elle a découvert un maître absolu auprès duquel d'autres maîtres ne peuvent plus se dresser comme autant de restrictions. Elle a produit le maître qui seul accorde des « titres légitimes » et sans le consentement duquel rien n'est légitime. « Nous savons que les idoles ne sont rien dans le monde, et qu'il n'y a d'autre dieu que le seul Dieu » (Première épître aux Corinthiens, VIII, 4).
On ne peut plus attaquer le Droit, comme on attaquait un droit, en soutenant qu'il est « injuste ». Tout ce qu'on peut désormais dire c'est qu'il est un non-sens, une illusion. Si on l'accusait d'être contraire au droit, on serait obligé de lui opposer un autre droit, et de les comparer. Mais si l'on rejette totalement le Droit, le Droit en soi, on nie du même coup la possibilité de le violer, et on fait table rase de tout concept de Justice (et par conséquent d'Injustice). (…)
Sois ce que tu pourras, un Crésus ou un gueux — l'État bourgeois te laisse le choix —, mais aie de « bonnes opinions »! Ceci, l'État l'exige de toi, et il regarde comme son devoir le plus urgent de faire germer chez tous ces « bonnes opinions ». Dans ce but, il te protégera contre les « suggestions mauvaises »; il tiendra en bride les « mal pensants », il étouffera leurs discours subversifs sous les sanctions de la censure et des lois sur la presse ou derrière les murs d'un cachot ; d'autre part, il choisira comme censeurs des gens « d'opinions sûres », et il te soumettra à l'influence moralisatrice de ceux qui sont « bien pensants et bien intentionnés ». Lorsqu'il t'aura rendu sourd aux mauvaises suggestions, il te rouvrira les oreilles toutes grandes aux bonnes.
Avec l'ère de la bourgeoisie s'ouvre celle du Libéralisme. On veut instaurer partout le « raisonnable », l’ « opportun ». La définition suivante du Libéralisme, d'ailleurs tout à son honneur, le caractérise parfaitement : « Le Libéralisme est l'application de la raison aux relations sociales. ». Son idéal est « un ordre raisonnable », une « conduite morale », une « liberté modérée », et non l'anarchie, l'absence de lois, l'individualisme. Mais si la raison règne, la personne succombe. L'Art ne fait point que tolérer le Laid ; longtemps il l'a revendiqué comme étant de son domaine et en a fait un de ses ressorts : le monstre lui est nécessaire, etc. Les libéraux extrêmes vont tout aussi loin sur le terrain de la Religion, si loin même qu'ils veulent voir considérer et traiter en citoyen l'homme le plus religieux, c'est-à-dire le monstre religieux.
Ils ne veulent plus entendre parler de l'inquisition, mais nul ne doit se révolter contre la loi raisonnable », sous peine des plus sévères châtiments. Ce que veut le Libéralisme, c'est la libre évolution, la mise en valeur non point de la personne ou du moi, mais de la Raison ; c'est en un mot la dictature de la Raison, et, en somme, une dictature. Les Libéraux sont des apôtres, non pas précisément les apôtres de la foi, de Dieu, etc., mais de la Raison, leur évangile. Leur rationalisme, ne laissant aucune latitude au caprice, exclut en conséquence toute spontanéité dans le développement et la réalisation du moi : leur tutelle vaut celle des maîtres les plus absolus. (…)
La liberté de la presse est une des conquêtes du Libéralisme ; mais s'il combat la censure comme un instrument au service du bon plaisir gouvernemental, il n'éprouve cependant aucun scrupule à exercer à son tour la tyrannie à l'aide de « lois sur la presse »; d'où il appert que si les Libéraux tiennent à la liberté de la presse, c'est pour eux : leurs écrits, ne sortant pas de la légalité, ne risquent pas de tomber sous le coup de la loi. Ce qui est libéral, c'est-à-dire légal, peut seul être imprimé ; pour le reste, gare aux « délits de presse »!
Eh ! oui, la liberté de la presse est assurée, la liberté personnelle est garantie, cela saute aux yeux, mais ce qu'on ne voit pas, c'est que la conséquence de toutes ces libertés est un criant esclavage. Fini des ordonnances ! Fini du bon plaisir et de l'arbitraire ! « Nous n'avons plus d'ordres à recevoir de personne ! » — et nous n’en sommes que plus étroitement asservis à la Loi. Nous sommes les forçats du Droit.
Il n'y a plus dans l'État que des « gens libres », qu'oppriment mille contraintes (respects, convictions, etc.). Mais qu'importe? Celui qui les écrase s'appelle l'État, la Loi, et jamais un « tel » ou « un tel ».
D'où vient l'hostilité acharnée de la bourgeoisie contre tout commandement personnel, c'est-à-dire n'émanant point des « faits », de la « raison », etc.? C'est qu'elle ne lutte que dans l'intérêt des « faits », contre la domination des « personnes »! Mais l'intérêt de l'Esprit, c'est le raisonnable, le vertueux, le légal, etc. : c'est là « la bonne cause ». La bourgeoisie veut un maître impersonnel. (…)
Il n'y a donc plus qu'un seul maître, l'autorité de l'État ; nul n'est personnellement le maître d'autrui, Dès sa naissance, l'enfant appartient à l'État ; ses parents ne sont que les représentants de ce dernier, et c'est lui, par exemple, qui ne tolère pas l'infanticide, qui vaque aux soins du baptême, etc.
Aux yeux paternels de l'État, tous ses enfants sont égaux (égalité civique ou politique) et libres d'aviser aux moyens de remporter sur les autres : ils n'ont qu'à concourir. (…)
La Bourgeoisie se reconnaît à ce qu'elle pratique une morale étroitement liée à son essence. Ce qu'elle exige avant tout, c'est qu'on ait une occupation sérieuse, une profession honorable, une conduite morale. Le chevalier d'industrie, la fille de joie, le voleur, le brigand et l'assassin, le joueur, le bohème sont immoraux, et le brave bourgeois éprouve à l'égard de ces « gens sans mœurs » la plus vive répulsion. Ce qui leur manque que donnent un commerce solide, des moyens d'existence assurés, des revenus stables, etc.! comme leur vie ne repose pas sur une base sûre, ils appartiennent au clan des « individus » dangereux, au dangereux prolétariat : ce sont des « particuliers » qui n'offrent aucune « garantie ». et n'ont »rien à perdre » et rien à risquer.
La famille ou le mariage, par exemple, lient l'homme, et ce lien le case dans la société et lui sert de garant ; — mais qui répond de la courtisane? Le joueur risque tout son avoir sur une carte, il ruine lui et les autres : — pas de garantie!
On pourrait réunir sous le nom de « Vagabonds » tous ceux que le bourgeois tient pour suspects, hostiles et dangereux.
Tout vagabondage déplaît d'ailleurs au bourgeois, et il existe aussi des vagabonds de l'esprit, qui, étouffant sous le toit qui abritait leurs pères, s'en vont chercher au loin plus d'air et plus d'espace. Au lieu de rester au coin de l'âtre familial à remuer les cendres d'une opinion modérée, au lieu de tenir pour des vérités indiscutables ce qui a consolé et apaisé tant de générations avant eux, ils franchissent la barrière qui clôt le champ paternel et s'en vont, par les chemins audacieux de la critique, où les mène leur indomptable curiosité de douter. Ces extravagants vagabonds rentrent, eux aussi, dans la classe des gens inquiets, instables et sans repos que sont les prolétaires, et quand ils laissent soupçonner leur manque de domicile moral, on les appelle des « brouillons », des « têtes chaudes » et des « exaltés ».
Tel est le sens étendu qu'il faut attacher à ces mots de Prolétariat et de Paupérisme, Combien on se tromperait, si l'on croyait la Bourgeoisie capable de désirer l'extinction de la misère (du paupérisme) et de consacrer à ce but tous ses efforts ! Rien au contraire ne réconforte le bon bourgeois comme cette conviction incomparablement consolante qu' « un sage décret de la Providence a réparti une bonne fois et pour toujours les richesses et le bonheur ». La misère qui encombre les rues autour de lui ne trouble pas le vrai citoyen au point de le solliciter à faire plus que de s'acquitter envers elle, comme en lui jetant l'aumône, ou en fournissant le travail et la pitance à quelque « brave garçon laborieux ».
Mais il n'en sent que plus vivement combien sa paisible jouissance est troublée par les grondements de la misère remuante et avide de changement, par ces pauvres qui ne souffrent et ne peinent plus en silence mais qui commencent, à s'agiter et à extravaguer. Enfermez le vagabond ! Jetez le perturbateur dans les plus sombres oubliettes! « Il veut attiser les mécontentements et renverser l'ordre établi! » Tuez! Tuez! (…)
L'ouvrier ne peut tirer de son travail un prix en rapport avec la valeur qu'a le produit de ce travail pour celui qui le consomme. « Le travail est mal payé ! » Le plus gros bénéfice en va au capitaliste. — Mais bien payés, et plus que bien payés sont les travaux de ceux qui contribuent à relever l'éclat et la puissance de l'État, les travaux des hauts serviteurs de l'État. L'État paie bien, pour que les « bons citoyens », les possesseurs, puissent impunément payer mal. Il s'assure, en les payant bien, la fidélité de ses serviteurs et fait d'eux, pour la sauvegarde des bons citoyens, une « Police » (à la police appartiennent les soldats, les fonctionnaires de tout acabit, juges, pédagogues, etc., bref toute la « machine de l'État »). Les « bons citoyens » de leur côté lui paient sans faire la grimace de gros impôts, afin de pouvoir payer d'autant plus misérablement les ouvriers à leur service.
Mais les ouvriers ne sont, en tant qu'ouvriers, pas protégés par l'État ; en tant que sujets de l'état, ils ont simplement la cojouissance de la « police », qui leur assure ce qu'on appelle une « garantie légale »; aussi la classe des travailleurs reste-t-elle une puissance hostile vis-à-vis de cet État, l'État des riches, le « royaume de la Bourgeoisie ». Leur principe, le travail, n'est pas estimé à sa valeur, mais exploité; il est le butin de guerre des riches, de l'ennemi.
Les ouvriers disposent d'une puissance formidable ; qu'ils parviennent à s'en rendre bien compte et se décident à en user, rien ne pourra leur résister : il suffirait qu'ils cessent tout travail et s'approprient tous les produits, ces produits de leur travail qu'ils s'apercevraient être à eux comme ils viennent d'eux. Tel est d'ailleurs le sens des meutes ouvrières que nous voyons éclater un peu partout.
L'État est fondé sur — l'esclavage du travail. Que le travail soit libre, et l'État s'écroule.
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