dimanche 12 mai 2019

" Ferdydurke " par Witold Gombrowicz ( 1937 )


Mais moi, j’avais l’impression qu’il ne fallait pas me débarrasser du blanc-bec en moi trop vite et trop légèrement, que les adultes étaient trop habiles et pénétrants pour se laisser tromper et que si quelqu’un était sans cesse poursuivi par son blanc-bec, il ne pouvait pas se présenter sans lui en public. Je prenais trop au sérieux le sérieux, je mettais trop haut le caractère adulte des adultes.


Ce mardi-là, je m’éveillai au moment sans âme et sans grâce où la nuit s’achève tandis que l’aube n’a pas encore pu naître. Réveillé en sursaut, je voulais filer en taxi à la gare, il me semblait que je devais partir, mais à la dernière minute je compris avec douleur qu’il n’y avait en gare aucun train pour moi, qu’aucune heure n’avait sonné.

 Je restai couché dans une lueur trouble, mon corps avait une peur insupportable et accablait mon esprit, et mon esprit accablait mon corps et chacune de mes fibres se contractait à la pensée qu’il ne se passerait rien, que rien ne changerait, rien n’arriverait jamais et, quel que soit le projet, il n’en sortirait rien de rien. C’était la crainte du néant, la panique devant le vide, l’inquiétude devant l’inexistence, le recul devant l’irréalité, un cri biologique de toutes mes cellules devant le déchirement, la dispersion, l’éparpillement intérieurs. 

Peur d’une médiocrité, d’une petitesse honteuses, terreur de la dissolution et de la fragmentation, frayeur devant la violence que je sentais en moi et qui menaçait dehors et le plus grave était que je sentais sur moi, collée à moi, sans cesse, comme la conscience d’une dérision, d’une raillerie, liées à toutes mes particules, d’une moquerie intime lancée par tous les fragments de mon corps et de mon esprit. 

Le rêve qui m’avait tourmenté pendant la nuit et réveillé expliquait cette panique. Par une inversion temporelle qui devrait être interdite à la nature, je m’étais vu tel que j’étais à quinze ou seize ans : transféré dans mon adolescence, je me tenais en plein air sur un rocher, juste à côté d’un moulin sur une rivière. Je disais quelque chose, j’entendais ma petite voix de coq, haut perchée, depuis longtemps disparue, je voyais mon nez trop petit dans un visage encore inachevé et mes mains trop grosses ; j’éprouvais tout le désagrément de cette phase d’évolution transitoire, passagère. Je revins à moi mi-amusé, mi-effrayé.

 Il me semblait que, tel que j’étais ce jour-là, à plus de trente ans, je moquais et singeais le blanc-bec mal léché que j’étais jadis, mais que celui-ci me singeait à son tour et avec autant de raison ; bref, que chacun de nous deux singeait l’autre. Fâcheuse mémoire qui nous rappelle par quels chemins nous sommes parvenus à notre pouvoir présent ! Ensuite, plongé dans un demi-sommeil, mais réveillé pourtant, j’eus l’impression que mon corps n’était pas unifié, que certaines parties en restaient juvéniles et que ma tête se moquait de ma jambe, ma jambe de ma tête, que mon doigt s’en prenait à mon cœur, mon cœur à mon cerveau, mon nez à mon œil, mon œil à mon nez et tous ces morceaux se violentaient sauvagement dans une atmosphère de dérision totale et cruelle.

 Et quand j’eus repris pleine conscience et me mis à réfléchir sur ma vie, ma crainte ne diminua pas d’un iota et s’accrut même encore, quoiqu’elle fut de temps en temps interrompue (ou augmentée ?) par un petit rire que ma bouche ne pouvait retenir. Au milieu du chemin de ma vie, je me trouvais dans une forêt sombre. Cette forêt, qui pis est, était verte !

À l’état de veille, j’étais aussi indéfini, aussi déchiré qu’en rêve. Je venais de franchir le Rubicon de la trentaine, j’avais passé un certain seuil, les papiers d’identité et les apparences extérieures faisaient de moi un homme mûr – que je n’étais pas – mais qu’étais-je donc ? Un homme de trente ans qui jouait au bridge ? Un homme qui travaillait à l’occasion et par intermittence, qui s’acquittait des petites activités courantes et avait des échéances ?

Quelle était ma situation ? J’allais dans les cafés et dans les bars, je rencontrais des gens et échangeais avec eux des paroles, parfois même des pensées, mais mon état restait peu clair et je ne savais pas moi-même où était l’adulte et où était le blanc-bec. Ainsi, à ce tournant des années, je n’étais ni ceci, ni cela, je n’étais rien et les gens de mon âge, qui étaient mariés et occupaient déjà une position bien définie (sinon devant la vie, du moins dans l’administration), me traitaient avec une méfiance justifiée. 

Mes tantes, ces nombreuses demi-mères accrochées et collées à moi, mais sincèrement aimantes, essayaient depuis longtemps d’user de leur influence pour que je me range et devienne quelqu’un, par exemple un avocat ou un buraliste. 

Mon caractère indéfini les peinait à l’extrême, elles ne savaient pas comment me parler puisqu’elles ne savaient pas qui j’étais, donc elles se contentaient de marmotter.

— Mon petit Joseph, disaient-elles entre deux marmottements, il est grand temps, mon chéri ! Qu’est-ce que les gens vont dire ? Si tu ne veux pas devenir un homme de l’art, sois au moins un homme à femmes ou un homme de cheval, mais au moins qu’on sache à quoi s’en tenir… Qu’on sache à quoi s’en tenir…

Et j’entendais l’une chuchoter à l’autre que je manquais de maturité en société et dans la vie, sur quoi elles recommençaient à marmotter, souffrant du vide que j’avais creusé dans leurs têtes. En fait, cette situation ne pouvait durer éternellement. À l’horloge de la nature, les aiguilles avançaient, implacables. Quand eurent percé mes dernières dents, les dents de sagesse, il fallut réfléchir. 

L’évolution était accomplie, le moment était venu de l’inévitable meurtre, l’homme fait devait tuer le garçon inconsolable, puis s’envoler comme un papillon en abandonnant la chrysalide. Quittant les brumes, le chaos, les troubles effusions, les tourbillons, les courants et les tumultes, les roseaux et les coassements de grenouille, je devais revêtir des formes claires, stylisées, me peigner, m’arranger, entrer dans la vie sociale des adultes et discuter avec eux.

Comment donc ! J’avais essayé, fait des efforts, mais un ricanement me secouait quand je pensais aux résultats. Pour bien m’arranger et m’expliquer dans la mesure du possible, je m’étais mis à écrire un livre. C’est étrange, mais il me semblait que mon entrée dans le monde ne pouvait se faire sans explications, quoiqu’on ne pût imaginer d’explication ne rendant pas les choses plus obscures. Je voulais d’abord, par ce livre, me concilier ses faveurs afin de trouver plus tard, par contacts personnels, le terrain tout préparé : je calculais que si je parvenais à lui inspirer une image de moi favorable, cette image, à son tour, me transformerait, de sorte que, même sans le souhaiter, je deviendrais adulte.

Mais pourquoi la plume m’avait-elle trahi ? Pourquoi une sainte pudeur m’avait-elle empêché d’écrire un roman remarquablement banal ? Au lieu de tirer de mon cœur, de mon âme, une noble intrigue, pourquoi l’ai-je tirée de mes extrémités inférieures, en fourrant dans mon texte des grenouilles, des jambes, des matières mal préparées et en fermentation, en ne me détachant d’elles que par le style, par le ton, par un langage froid et conscient, pour montrer que je voulais rompre avec ces ferments ? Pourquoi, comme pour aller à l’encontre de mes propres intentions, ai-je donné à cet ouvrage le titre Mémoires de l’époque d’immaturité ? C’est en vain que des amis me conseillaient de ne pas choisir ce titre et d’éviter, en général, la moindre allusion à l’immaturité.

— Ne fais pas ça ! disaient-ils. L’immaturité est une idée dangereuse : si toi-même reconnais que tu n’es pas mûr, qui pensera que tu l’es ? Ne comprends-tu pas que la première condition de la maturité, condition sine qua non, c’est de penser soi-même qu’on la possède ?

Mais moi, j’avais l’impression qu’il ne fallait pas me débarrasser du blanc-bec en moi trop vite et trop légèrement, que les adultes étaient trop habiles et pénétrants pour se laisser tromper et que si quelqu’un était sans cesse poursuivi par son blanc-bec, il ne pouvait pas se présenter sans lui en public. Je prenais trop au sérieux le sérieux, je mettais trop haut le caractère adulte des adultes.


http://gen.lib.rus.ec/fiction/?q=Gombrowicz&criteria=&language=French&format=

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