jeudi 23 mai 2019

« LA VIE MODE D’EMPLOI » CHAPITRE LXXIV par Georges Perec


Machinerie de l’ascenseur, 2

 Parfois il imaginait que l’immeuble était comme un iceberg dont les étages et les combles auraient constitué la partie visible. Au-delà du premier niveau des caves auraient commencé les masses immergées : des escaliers aux marches sonores qui descendraient en tournant sur eux-mêmes, de longs corridors carrelés avec des globes lumineux protégés par des treillis métalliques et des portes de fer marquées de têtes de mort et d’inscriptions au pochoir, 

des monte-charge aux parois rivetées, des bouches d’aération équipées d’hélices énormes et immobiles, des tuyaux d’incendie en toile métallisée, gros comme des troncs d’arbres, branchés sur des vannes jaunes d’un mètre de diamètre, des puits cylindriques creusés à même le roc, des galeries bétonnées percées de place en place de lucarnes en verre dépoli, des réduits, des soutes, des casemates, des salles de coffres équipées de portes blindées.

Plus bas il y aurait comme des halètements de machines et des fonds éclairés par instants de lueurs rougeoyantes. Des conduits étroits s’ouvriraient sur des salles immenses, des halls souterrains hauts comme des cathédrales, aux voûtes surchargées de chaînes, de poulies, de câbles, de tuyaux, de canalisations, de poutrelles, avec des plates-formes mobiles fixées sur des vérins d’acier luisants de graisse, et des carcasses en tubes et en profilés dessinant des échafaudages gigantesques au sommet desquels des hommes en costume d’amiante,  le visage recouvert de grands masques trapézoïdaux feraient jaillir d’intenses éclairs d’arcs électriques.

Plus bas encore il y aurait des silos et des hangars, des chambres froides, des mûrisseries, des centres de tri postaux, et des gares de triage avec des postes d’aiguillage et des locomotives à vapeur tirant des trucks et des plates-formes, des wagons plombés, des containers, des wagons-citernes, et des quais couverts de marchandises entassées, des piles de bois tropicaux, des ballots de thé, des sacs de riz, des pyramides de briques et de parpaings, des rouleaux de barbelés, des tréfilés, des cornières, des lingots, des sacs de ciment, des barils et des barriques, des cordages, des jerrycans, des bonbonnes de gaz butane.

Et plus loin encore des montagnes de sable, de gravier, de coke, de scories, de ballast, des bétonneuses, des crassiers, et des puits de mine éclairés par des projecteurs à la lumière orange, des réservoirs, des usines à gaz, des centrales thermiques, des derricks, des pompes, des pylônes de haute tension, des transformateurs, des cuves, des chaudières hérissées de tubulures, de manettes et de compteurs ;

et des docks grouillant de passerelles, de ponts roulants et de grues, des treuils aux filins tendus comme des nerfs transportant des bois de placage, des moteurs d’avion, des pianos de concerts, des sacs d’engrais, des balles de fourrage, des billards, des moissonneuses-batteuses, des roulements à billes, des caisses de savon, des tonneaux de bitume, des meubles de bureau, des machines à écrire, des  bicyclettes ;

et plus bas encore des systèmes d’écluses et de bassins, des canaux parcourus par des trains de péniches chargées de blé et de coton, et des gares routières sillonnées de camions de marchandises, des corrals pleins de chevaux noirs piaffant, des parcs de brebis bêlantes et de vaches grasses, des montagnes de cageots gonflés de fruits et légumes, des colonnes de meules de gruyère et de port-salut, des enfilades de demi-bêtes aux yeux vitreux, pendues à des crocs de bouchers, 

des amoncellements de vases, de poteries et de fiasques clissées, des cargaisons de pastèques, des bidons d’huile d’olive, des tonneaux de saumure, et des boulangeries géantes avec des mitrons torse nu, en pantalon blanc, sortant des fours des plaques brûlantes garnies de milliers de pains aux raisins, et des cuisines démesurées avec des bassines grosses comme des machines à vapeur débitant par centaines des portions de ragoût graisseuses versées dans des grands plats rectangulaires ;

et plus bas encore des galeries de mine avec de vieux chevaux aveugles tirant des wagonnets de minerai et les lentes processions des mineurs casqués ; et des boyaux suintants étayés de madriers gonflés d’eau qui mèneraient vers des marches luisantes au bas desquelles clapoterait une eau noirâtre ; des barques à fond plat, des bachots lestés de tonneaux vides, navigueraient sur ce lac sans lumière, surchargés de créatures phosphorescentes transportant inlassablement d’une rive à l’autre des paniers de linge sale, des lots de vaisselle, des sacs à dos, des paquets de carton fermés avec des bouts de ficelle ; 

des bacs emplis de plantes vertes malingres, des bas-reliefs d’albâtre, des moulages de Beethoven, des fauteuils Louis XIII, des potiches chinoises, des cartons à tapisserie représentant Henri III et ses mignons en train de jouer au bilboquet, des suspensions encore garnies de leurs papiers tue-mouches, des meubles de jardins, des couffins d’oranges, des cages à oiseaux vides, des descentes de lit, des bouteilles thermos ;

plus bas recommenceraient les enchevêtrements de conduites, de tuyaux et de gaines, les dédales des égouts, des collecteurs et des ruelles, les étroits canaux bordés de parapets de pierres noires, les escaliers sans garde-fou surplombant le vide, toute une géographie labyrinthique d’échoppes et « et d’arrière-cours, de porches et de trottoirs, d’impasses et de passages, 

toute une organisation urbaine verticale et souterraine avec ses quartiers, ses districts et ses zones : la cité des tanneurs avec leurs ateliers aux odeurs infectes, leurs machines souffreteuses aux courroies fatiguées, leurs entassements de cuirs et de peaux, leurs bacs remplis de substances brunâtres ; les entrepôts des démolisseurs avec leurs cheminées de marbre et de stuc, leurs bidets, leurs baignoires, leurs radiateurs rouillés, leurs statues de nymphes effarouchées, 

leurs lampadaires, leurs bancs publics ; la ville des ferrailleurs, des chiffonniers et des puciers, avec leurs amoncellements de guenilles, leurs carcasses de voitures d’enfant, leurs ballots de battle-dress, de chemises défraîchies, de ceinturons et de rangers, leurs fauteuils de dentiste, leurs stocks de vieux journaux, de montures de lunettes, de porte-clés, de bretelles, de dessous-de-plat à musique, d’ampoules électriques, de laryngoscopes, de cornues, de flacons à tubulure latérale et de verreries variées ; 

la halle aux vins avec ses montagnes de bonbonnes et de bouteilles cassées, ses foudres effondrés, ses citernes, ses cuves, ses casiers ; la ville des éboueurs avec ses poubelles renversées laissant s’échapper des croûtes de fromage, des papiers gras, des arêtes de poisson, des eaux de vaisselle, des restes de spaghetti, des vieux bandages, avec ses monceaux d’immondices charriés sans fin par des bulldozers gluants, 

ses squelettes de machines à laver, ses pompes hydrauliques, ses tubes cathodiques, ses vieux appareils de T.S.F., ses canapés perdant leur crin ; et la ville administrative, avec ses quartiers généraux grouillant de militaires aux chemises impeccablement repassées déplaçant des petits drapeaux sur des cartes du monde ; avec ses morgues de céramique peuplées de gangsters nostalgiques et de noyées blanches aux yeux grands ouverts ; avec ses salles d’archives remplies de fonctionnaires en blouse grise compulsant à longueur de journée des fiches d’état civil ; 

avec ses centraux téléphoniques alignant sur des kilomètres des standardistes polyglottes, avec ses salles des machines aux téléscripteurs crépitants, aux ordinateurs débitant à la seconde des liasses de statistiques, des feuilles de paye, « des fiches de stock, des bilans, des relevés, des quittances, des états néants ; avec ses mange-papier et ses incinérateurs engloutissant sans fin des monceaux de formulaires périmés, des coupures de presse entassées dans des chemises brunes, des registres reliés de toile noire couverts d’une fine écriture violette ;


et, tout en bas, un monde de cavernes aux parois couvertes de suie, un monde de cloaques et de bourbiers, un monde de larves et de bêtes, avec des êtres sans yeux traînant des carcasses d’animaux, et des monstres démoniaques à corps d’oiseau, de porc ou de poisson, et des cadavres séchés, squelettes revêtus d’une peau jaunâtre, figés dans une pose de vivants, et des forges peuplées de Cyclopes hébétés, vêtus de tabliers de cuir noir, leur œil unique protégé par un verre bleu serti dans du métal, martelant de leurs masses d’airain des boucliers étincelants.  

Aucun commentaire:

Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.