jeudi 30 mai 2019

" Les boulevards de ceinture " par Patrick Modiano


Si j’avais des antécédents à un point quelconque de l’histoire de France !

Mais non, rien.

Rimbaud.

Le plus gros des trois, c’est mon père, lui pourtant si svelte à l’époque. 

Murraille est penché vers lui comme pour lui dire quelque chose à voix basse. Marcheret, debout à l’arrière-plan, esquisse un sourire, le torse légèrement bombé, les mains aux revers du veston. On ne saurait préciser la teinte de leurs habits ni de leurs cheveux. 

Il semble que Marcheret porte un prince-de-galles de coupe très ample et qu’il soit plutôt blond. À noter le regard vif de Murraille et celui, inquiet, de mon père. Murraille paraît grand et mince mais le bas de son visage est empâté. Tout, chez mon père, exprime l’affaissement. Sauf les yeux, presque exorbités. Boiseries et cheminée de brique : c’est le bar du Clos-Foucré. Murraille tient un verre à la main. Mon père aussi. N’oublions pas la cigarette qui pend des lèvres de Murraille. Mon père a disposé la sienne entre l’annulaire et l’auriculaire. 

Préciosité lasse. Au fond de la pièce, de trois quarts, une silhouette féminine : Maud Gallas, la gérante du Clos-Foucré. Les fauteuils qu’occupent Murraille et mon père sont de cuir, certainement. Il y a un vague reflet sur le dossier, juste au-dessous de l’endroit où s’écrase la main gauche de Murraille. Son bras contourne ainsi la nuque de mon père dans un geste qui pourrait être de vaste protection. Insolente, à son poignet, une montre au cadran carré. Marcheret, de par sa position et sa stature athlétique, cache à moitié Maud Gallas et les rangées d’apéritifs. 

On distingue – et sans qu’il soit pour cela besoin de trop d’efforts – sur le mur, derrière le bar, une éphéméride. Nettement découpé, le chiffre 14. Impossible de lire le mois ni l’année. Mais, à bien observer ces trois hommes et la silhouette floue de Maud Gallas, on pensera que cette scène se déroule très loin dans le passé.

Une vieille photo, découverte par hasard au fond d’un tiroir et dont on efface la poussière, doucement. Le soir tombe. Les fantômes sont entrés comme d’habitude au bar du Clos-Foucré. Marcheret s’est installé sur un tabouret. Les deux autres ont préféré les fauteuils disposés près de la cheminée. Ils ont commandé des cocktails d’une écœurante et inutile complication que Maud Gallas a confectionnés, aidée par Marcheret qui lui lançait des plaisanteries douteuses l’appelant « ma grosse Maud » ou « ma Tonkinoise ». 

Elle ne paraissait pas s’en offusquer et lorsque Marcheret a glissé la main dans son corsage et lui a palpé un sein – geste qui provoque toujours chez lui une sorte de hennissement –, elle est restée impassible, avec un sourire dont on se demandera s’il exprimait le mépris ou la complicité. C’est une femme d’environ quarante ans, blonde et lourde, la voix grave. L’éclat des yeux – sont-ils bleu de nuit ou mauves ? – surprend. 

Quelle activité exerçait Maud Gallas avant de prendre la direction de cette auberge ? La même, probablement, mais à Paris. Elle et Marcheret font souvent allusion au Beaulieu, boîte de nuit du quartier des Ternes, fermée il y a vingt ans. Ils en parlent à voix basse. Entraîneuse ? Ancienne artiste de variétés ? Marcheret, n’en doutons pas, la connaît depuis longtemps. Elle l’appelle Guy. 

Alors qu’ils poussent des rires étouffés en préparant les apéritifs, entre Grève, le maître d’hôtel, qui demande à Marcheret : « Que désire manger Monsieur le Comte tout à l’heure ? » À quoi Marcheret répond invariablement : « Monsieur le Comte mangera de la merde » et il avance le menton, plisse les yeux et contracte son visage avec ennui et suffisance. 

À ce moment-là, toujours, mon père émet de petits rires pour bien montrer à Marcheret qu’il goûte cette repartie et le considère, lui, Marcheret, comme l’homme le plus spirituel du monde. 

Celui-ci, ravi de l’effet qu’il produit sur mon père, l’interpelle : « J’ai pas raison, Chalva ? » Et mon père, précipitamment : « Oh oui, Guy ! » Murraille reste insensible à cet humour. Le soir où Marcheret, plus en forme que d’habitude, déclara en soulevant la robe de Maud Gallas : « Ça, c’est de la cuisse ! », Murraille prit un ton aigu de conversation mondaine : « Excusez-le, chère amie, il se croit toujours à la Légion. » (Cette remarque éclaire d’un jour nouveau la personnalité de Marcheret.) Murraille, lui, affecte des manières de gentilhomme. 

Il s’exprime en termes choisis, module les accents de sa voix pour leur donner le plus de velouté possible et recourt à une sorte d’éloquence parlementaire. Il accompagne ses paroles de gestes larges, ne néglige aucun effet de menton ou de sourcils et imprime volontiers à ses doigts le mouvement d’un éventail que l’on déplie. Il s’habille avec recherche : tissus anglais, linge et cravates qu’il assemble en de très subtils camaïeux. 

Alors pourquoi ce parfum trop insistant de Chypre qui flotte autour de lui ? Et cette chevalière de platine ? On l’observera à nouveau : le front est large et les yeux clairs ont une joyeuse expression de franchise. Mais, plus bas, la cigarette pendante aggrave la mollesse des lèvres. L’architecture énergique du visage s’effrite à hauteur des mâchoires. Le menton se dérobe. Écoutons : sa voix, par instants, devient rauque et se lézarde. En définitive, on se demandera avec inquiétude s’il n’est pas fait de la même étoffe grossière que Marcheret.

Cette impression se confirme quand on les examine tous deux à la fin du dîner. Ils sont assis côte à côte, face à mon père dont on ne distingue que la nuque. Marcheret parle très fort d’une voix claquante. Le sang lui monte aux joues. Murraille, lui aussi, élève le ton et son rire strident couvre celui, plus guttural, de Marcheret. Ils échangent des clins d’œil et se donnent de grandes bourrades sur l’épaule. Une complicité s’établit entre eux, dont on ne parvient pas à saisir la raison. 

Il faudrait se trouver à leur table et ne rien perdre de leurs propos. De loin quelques bribes vous parviennent, insuffisantes et désordonnées. Maintenant ils tiennent un conciliabule et leurs chuchotements se perdent dans cette grande salle à manger déserte. De la suspension en bronze tombe sur les tables, les boiseries, l’armoire normande, les têtes de cerf et de chevreuil accrochées aux murs, une lumière crue. Elle pèse sur eux comme une ouate et étouffe le son de leurs voix. Pas une tache d’ombre. Sauf le dos de mon père. On se demande pourquoi la lumière l’épargne. 

Mais sa nuque se détache nettement sous les éclats de la suspension et l’on distingue même une petite cicatrice rose en son milieu. Elle est ployée de telle façon, cette nuque, qu’elle semble s’offrir à un invisible couperet. Il boit chacune de leurs paroles. Il avance la tête jusqu’à quelques centimètres des leurs. Pour un peu, il collerait son front contre celui de Murraille ou de Marcheret. 

Lorsque le visage de mon père se rapproche un peu trop du sien, Marcheret lui saisit la joue entre le pouce et l’index et la lui tord d’un geste lent. Mon père s’écarte aussitôt mais Marcheret ne lâche pas prise. Il le tient ainsi, pendant quelques minutes et la pression de ses doigts augmente.

Il est certain que mon père ressent une vive douleur. Ensuite, ça lui fait une marque rouge sur la joue. Il y pose une main furtive. Marcheret lui dit : « Ça t’apprendra, Chalva, à être trop curieux…» Et mon père : « Oh oui, Guy… Ça, c’est vrai, Guy…» Il sourit.

Aucun commentaire:

Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.