jeudi 16 mai 2019

" Chacun porte une chambre en soi " par Franz Kafka

« CHACUN PORTE UNE CHAMBRE EN SOI »

« Chacun porte une chambre en soi. Ce qu’on peut vérifier en prêtant simplement l’oreille. Lorsque quelqu’un marche vite et qu’on écoute — ce peut être pendant la nuit quand tout est silencieux —, on entend par exemple le cliquetis d’un miroir mural mal fixé, ou le parapluie. »

« UN MESSAGE IMPÉRIAL

On raconte que c’est à toi l’homme seul, le ­misérable sujet, la minuscule ombre face au soleil impérial enfuie dans le lointain le plus lointain, on raconte que c’est à toi justement que l’Empereur, depuis son lit de mort, a envoyé un message. Il a fait s’agenouiller le messager et lui a murmuré le message dans l’oreille ; l’Empereur y tenait tellement qu’il se le fit répéter à l’oreille. En hochant la tête, il a confirmé l’exactitude de ce qui avait été dit. Et devant tous ceux qui assistaient à sa mort — « tous les murs faisant obstacle avaient été abattus, et sur les vastes et hauts perrons s’élevant vers l’horizon se tenaient en cercle les dignitaires de l’Empire — devant tous ceux-là, il a envoyé le messager. 

Le messager s’est aussitôt mis en route ; un homme fort, un homme infatigable ; un bras tendu devant lui, puis l’autre bras, il se fraye un passage à travers la foule ; s’il rencontre de la résistance, il montre le signe du soleil sur sa poitrine ; il avance ainsi facilement, comme nul autre. Mais la foule est si grande ; leurs maisons n’en finissent pas. Si un espace libre s’ouvrait, comme il volerait, et bientôt tu entendrais les coups magnifiques de ses poings contre ta porte. 

Mais au lieu de cela, comme il se donne de la peine en vain ; il en est encore à tenter de traverser les appartements du palais intérieur ; il n’ira jamais au-delà ; et s’il réussissait, rien ne serait gagné ; il devrait se battre pour descendre les escaliers ; et s’il réussissait, rien ne serait gagné ; il lui faudrait ­traverser les cours ; et après les cours, l’enclos du deuxième palais ; « et de nouveau des escaliers et des cours ; et de nouveau un palais ; et ainsi de suite pendant des siècles ; et si enfin il se précipitait hors de la dernière porte — mais jamais, jamais cela ne pourrait arriver — il verrait la Ville Impériale devant lui, le centre du monde, entièrement rempli de ses propres déchets. Personne ne pénètre ici, même avec le message d’un mort. Mais toi, tu es assis à ta fenêtre et tu rêves du message quand la nuit vient. »

JE COMBATS

Je combats ; personne ne le sait ; il y en a qui le sentent, on ne peut pas l’éviter ; mais personne ne le sait. Je m’acquitte de mes devoirs quotidiens, on peut me reprocher un peu d’inattention, mais très peu. Bien sûr, tout le monde combat, mais je combats plus que d’autres, la plupart des hommes combattent comme s’ils étaient endormis, comme on remue la main dans un rêve pour chasser une apparition, mais moi je suis sorti du rang et je combats en employant toutes mes forces de manière réfléchie et avec une extrême minutie.

 Pourquoi suis-je sorti du rang de la foule au cœur de laquelle règnent le vacarme en même temps qu’un silence angoissant à ce sujet ? Pourquoi ai-je attiré l’attention sur moi ? Pourquoi suis-je maintenant tout en haut de la liste de l’ennemi ? Je ne sais pas. Une autre vie ne me paraissait pas digne d’être vécue. 

L’histoire militaire appelle de tels hommes des soldats par nature. Et pourtant ce n’est pas cela, je n’espère pas la victoire et je ne me réjouis pas du combat en tant que tel, je me réjouis uniquement du « combat comme de la seule chose à faire. D’ailleurs, je m’en réjouis plus qu’il m’est en vérité possible d’en profiter, plus qu’il m’est possible de donner, et peut-être périrai-je non pas au combat mais à cause de cette joie. »

« NOUS SOMMES CINQ AMIS

Nous sommes cinq amis, un jour nous sommes sortis d’une maison l’un derrière l’autre, d’abord le premier est venu et s’est mis près de la porte, puis le second est venu ou plutôt a glissé par la porte cochère aussi légèrement que glisse une boule de mercure, et il s’est mis pas loin du premier, puis le troisième, puis le quatrième, puis le cinquième. À la fin nous formions une seule rangée. Les gens nous ont remarqués, nous ont pointé du doigt, et ils ont dit : ces cinq-là sont sortis de cette maison. Depuis nous vivons ensemble, ce serait une vie tranquille s’il n’y avait pas toujours un sixième qui ne cessait de se mêler à nous. 

Il ne nous fait rien, mais il nous gêne, c’est suffisant ; pourquoi est-ce qu’il s’incruste alors qu’on ne veut pas de lui ? Nous ne le connaissons pas et nous ne voulons pas l’avoir parmi nous. C’est vrai que nous cinq on ne se connaissait pas non plus avant, et, si l’on veut, nous ne nous connaissons toujours pas aujourd’hui, mais ce qui est possible à « cinq et ce qui est toléré n’est pas possible avec ce sixième et n’est pas toléré. En plus nous sommes cinq et nous ne voulons pas être six. Et puis quel sens peut donc avoir cette vie commune à longueur de journées, à cinq elle n’a déjà pas de sens, mais comme maintenant nous sommes ensemble nous restons ensemble, et ne voulons pas d’une nouvelle association, justement en raison de nos expériences. 

Mais comment pouvons-nous faire comprendre ça au sixième, de longues explications seraient presque perçues comme une admission dans notre groupe, nous préférons ne rien expliquer en ne l’intégrant pas. Il peut faire la moue autant qu’il veut, nous le repoussons du coude, mais nous pouvons le repousser autant que nous voulons, il revient. »

« IL ÉTAIT TRÈS TÔT, LES RUES ÉTAIENT PROPRES ET DÉSERTES

Il était très tôt, les rues étaient propres et désertes, j’allais à la gare. En comparant l’heure qu’indiquait ma montre avec celle d’une horloge, je vis qu’il était beaucoup plus tard que je croyais, je devais me dépêcher, l’effroi que provoqua cette découverte me fit perdre le sens de l’orientation, je ne savais pas encore bien me repérer dans cette ville, heureusement il y avait un policier pas loin, je courus vers lui et, essoufflé, lui demandai mon chemin.

 Il sourit et dit alors : « Tu veux que moi je t’indique le chemin ? » « Oui », répondis-je, « car je n’arrive pas à le trouver tout seul .» « Renonce, renonce », dit-il tout en se détournant de moi en un geste ample, comme les gens qui veulent être seuls avec leur rire. »



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