mardi 29 septembre 2015

" RETOUR DE FLAMMES "

Son statut d’informatrice passe à un grade supérieur, elle peut désormais porter un micro afin d’enregistrer ses conversations avec ses camarades. Au cours d’un enregistrement rendu public après coup, on peut entendre Anna s’entretenir avec Jenson à propos de McDavid :
« Anna : Tu trouves pas qu’Éric se radicalise ? Qu’est-ce qui l’influence dans ce sens selon toi ?
Jenson : Eh bien toi, pour commencer. »
Au debut des années 1990, le mouvement écologiste anglais bat son plein. Des occupations de forêts en passe d’être rasées et remplacées par des autoroutes aux sabotages d’entreprises d’OGM, le mouvement est massif, populaire et très diversifié dans ses pratiques. Les grands-mères pacifistes côtoient de jeunes activistes prêts à endommager les infrastructures des entreprises liées à « la destruction de la planète ». C’est à cette époque qu’apparaît l’ELF (Earth Liberation Front), sorte de signature pour la frange du mouvement qui ne compte pas s’embarrasser des questions de légalité. En 1996, la franchise s’exporte aux Etats-Unis, plus particulièrement dans l’Oregon. Pendant les années qui suivent, les actions se multiplient et s’intensifient, essentiellement sur la côte Ouest. Des lignes hautes tensions, des entreprises d’exploitation forestières, des laboratoires d’OGM, des concessionnaires de 4x4, des villas de luxe en construction, seront pris pour cibles, sabotés ou incendiés. ( … )

C’est dans ce contexte qu’en 2004, le FBI débute l’opération « backfire » (retour de flamme) afin de mettre la main sur les activistes de l’ELF. Et c’est à partir de cette enquête antiterroriste qui durera plusieurs années qu’Eric McDavid sera arrêté et condamné. ( … )

Anna


Anna habite Miami, elle a à peine 18 ans, et prend des cours de soutien scolaire. Nous sommes en 2004, un contre-sommet contre la réunion du FTAA (Zone de Libre-Échange des Amériques) est organisé par le mouvement altermondialiste. Afin de rédiger un devoir pour ses cours du soir, elle se rend à un des lieux de rassemblement du mouvement et consigne tout ce qu’elle y voit. Son professeur est impressionné par la qualité de son enquête de terrain, tout comme l’un de ses camarades, qui s’avère être un policier. Ce dernier lui demande un exemplaire de son travail et la rappelle dès le lendemain matin. Elle a rendez-vous avec un agent du FBI le jour même. Anna devient du jour au lendemain, une adolescente espionne. Ravi par la qualité de son « infiltration » lors du contre-sommet de Miami, le « Bureau » lui propose de continuer le job moyennant une très bonne rémunération. La jeune femme accepte. ( … )


À cette période, l’opération Backfire bat son plein. Le FBI est en ébullition mais personne n’a encore été arrêté. Anna qui est toujours en mission suggère à ses « amis » activistes qu’il serait temps de mettre leurs idées en pratique et de passer à l’action. Pourquoi pas au nom de l’ELF ?
Son statut d’informatrice passe à un grade supérieur, elle peut désormais porter un micro afin d’enregistrer ses conversations avec ses camarades. Au cours d’un enregistrement rendu public après coup, on peut entendre Anna s’entretenir avec Jenson à propos de McDavid :
« Anna : Tu trouves pas qu’Éric se radicalise ? Qu’est-ce qui l’influence dans ce sens selon toi ?
Jenson : Eh bien toi, pour commencer. »
Malgré les incitations d’Anna, il semble que le groupe ne soit pas tout à fait prêt à passer à l’action. S’ils semblent tous d’accord sur la nécessité d’agir, ils passent malgré tout le plus clair de leurs soirées à fumer des joints. Au cours des discussions systématiquement engagées par Anna, ils arriveront tout de même à reconnaître qu’une tour relais de téléphone portable serait une super cible, tout comme ce barrage qui a telle ou telle mauvaise influence sur l’environnement. Dans les enregistrements du FBI, il apparaît clairement que Weiner et Jenson émettent comme condition sine qua non de ne rien faire qui puisse mettre en danger une personne. Mais Anna leur reproche leur manque de détermination, une dispute éclate. McDavid reste silencieux. Anna le prend à partie : « bah si ça arrive, ça arrive… ce sont des dommages collatéraux. »
Le décembre 2005, Anna monte à nouveau en grade. Elle a désormais le statut de OIA,Otherwise Illegal Activities. Elle est autorisée, en tant qu’informatrice, à commettre des actes illégaux dans la mesure où ceux-ci peuvent lui permettre de mettre à jour des faits plus grave.
Face au manque de motivation de ses compagnons et grâce à ses nouvelles prérogatives, Anna va prendre les choses en main. À l’hiver 2005, elle embarque ses trois amis dans une voiture du FBI truffée de micro et de GPS afin qu’ils puissent traverser le pays et passer des vacances dans une maisonnette au fond des bois californiens. Maisonnette louée par la police et équipée de caméras et de micros.
Sur place, Anna a récupéré des recettes pour confectionner des engins incendiaires. Le groupe fait quelques essais de confections mais ils sont tous infructueux, la tension monte entre eux, Anna s’impatiente et une dispute éclate :
Anna : « Demain, c’est quoi notre plan pour demain ? On va faire un truc demain ou pas ? Ou bien faut-il que j’arrête de parler de plans ? »
McDavid : « Hmmm. »
Weiner : « J’apprecierais beaucoup que tu te taises. »
Anna : « Et bien moi j’apprécierais beaucoup que vous soyez capables de suivre un plan ! T’en dis quoi ? »
Anna part deux heures se balader dans la forêt pour se calmer. En réalité, elle explique la situation à son agent de liaison dissimulé dans une autre maison à quelques centaines de mètres de là. Les chances que le groupe parvienne à faire une bombe et se décide à l’utiliser s’amincissent de jour en jour. Anna en a franchement marre. Le FBI décide d’agir dès le lendemain matin.
Alors que les quatre jeunes se rendent dans un supermarché pour y acheter de nouveaux ingrédients, deux 4x4 noirs arrivent en trombe, des policiers sortent les armes au poing et arrêtent McDavid, Weiner et Jenson.
Ils sont accusés d’association de malfaiteurs en vue de commettre un incendie criminel contre une propriété du gouvernement. Très vite, Weiner et Jenson accepteront un arrangement avec le procureur : ils chargent McDavid et n’écopent que de 6 mois de prison. McDavid lui, passe 18 mois à l’isolement en attendant son procès. Il affirme qu’aucun acte n’a été commis, qu’il a été piégé et que c’est le FBI qui a suggéré la commission d’un crime, l’a incité et en a produit les conditions matérielles. Il plaide non-coupable. Le procès est très médiatisé, en mai 2008, McDavid est déclaré coupable et écope de 19 ans de prison ferme.

Retour de flamme


En mai 2012, l’avocat de McDavid demande une annulation de sa sentence au prétexte que les témoignages d’Anna étaient faux et que de nombreuses pièces avaient été dissimulées par le FBI et le procureur. Notamment des lettres et e-mails dans lesquels il apparaissait que McDavid était amoureux d’Anna ainsi qu’une demande de test au détecteur de mensonge la concernant elle aussi, test que le FBI ne lui fera pas passer sans s’en expliquer. Au total, c’est 2500 pages de dossier qui n’avaient pas été fournies à la défense.
Embarrassé, le juge propose, le 8 janvier 2015, un arrangement entre la défense et l’accusation. Si McDavid plaide coupable d’une simple association de malfaiteurs, sa peine est réduite à 5 années de prison. En ayant déjà effectué 9, McDavid accepte. Il doit aussi s’engager à ne pas poursuivre l’Etat.
Hier soir, il est sorti de prison.

lundi 7 septembre 2015

" La sortie du capitalisme a déjà commencé " par André Gorz ( 17/09/2007 )




La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. 


La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer.

L’informatisation et la robotisation ont permis de produire des quantités croissantes de marchandises avec des quantités décroissantes de travail. Le coût du travail par unité de produit ne cesse de diminuer et le prix des produits tend à baisser. Or plus la quantité de travail pour une production donnée diminue, plus le valeur produite par travailleur – sa productivité – doit augmenter pour que la masse de profit réalisable ne diminue pas. On a donc cet apparent paradoxe que plus la productivité augmente, plus il faut qu’elle augmente encore pour éviter que le volume de profit ne diminue. La course à la productivité tend ainsi à s’accélérer, les effectifs employés à être réduits, la pression sur les personnels à se durcir, le niveau et la masse des salaires à diminuer. Le système évolue vers une limite interne où la production et l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables. (…)
La production n’étant plus capable de valoriser l’ensemble des capitaux accumulés, une partie croissante de ceux-ci conserve la forme de capital financier. Une industrie financière se constitue qui ne cesse d’affiner l’art de faire de l’argent en n’achetant et ne vendant rien d’autre que diverses formes d’argent. L’argent lui-même est la seule marchandise que l’industrie financière produit par des opérations de plus en plus hasardeuses et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers. La masse de capital que l’industrie financière draine et gère dépasse de loin la masse de capital que valorise l’économie réelle (le total des actifs financiers représente 160 000 milliards de dollars, soit trois à quatre fois le PIB mondial). 
La « valeur » de ce capital est purement fictive : elle repose en grande partie sur l’endettement et le « good will », c’est-à-dire sur des anticipations : la Bourse capitalise la croissance future, les profits futurs des entreprises, la hausse future des prix de l’immobilier, les gains que pourront dégager les restructurations, fusions, concentrations, etc. Les cours de Bourse se gonflent de capitaux et de leurs plus-values futurs et les ménages se trouvent incités par les banques à acheter (entre autres) des actions et des certificats d’investissement immobilier, à accélérer ainsi la hausse des cours, à emprunter à leur banque des sommes croissantes à mesure qu’augmente leur capital fictif boursier.
 La capitalisation des anticipations de profit et de croissance entretien l’endettement croissant, alimente l’économie en liquidités dues au recyclage bancaire de plus-value fictives, et permet aux États-Unis une « croissance économique » qui, fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, est de loin le moteur principal de la croissance mondiale (y compris de la croissance chinoise).
 L’économie réelle devient un appendice des bulles spéculatives entretenues par l’industrie financière. Jusqu’au moment, inévitable, où les bulles éclatent, entraînent les banques dans des faillites en chaîne, menaçant le système mondial de crédit d’effondrement, l’économie réelle d’une dépression sévère et prolongée (la dépression japonaise dure depuis bientôt quinze ans) .

On a beau accuser le spéculation, les paradis fiscaux, l’opacité et le manque de contrôle de l’industrie financière (en particulier des hedge funds), la menace de dépression, voire d’effondrement qui pèse sur l’économie mondiale n’est pas due au manque de contrôle ; elle est due à l’incapacité du capitalisme de se reproduire. Il ne se perpétue et ne fonctionne que sur des bases fictives de plus en plus précaires. Prétendre redistribuer par voie d’imposition les plus-values fictives des bulles précipiterait cela même que l’industrie financière cherche à éviter : la dévalorisation de masses gigantesque d’actifs financiers et la faillite du système bancaire. 
La « restructuration écologique » ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.

La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer. (…)
Le capitalisme doit son expansion et sa domination au pouvoir qu’il a pris en l’espace d’un siècle sur la production et la consommation à la fois. En dépossédant d’abord les ouvriers de leurs moyens de travail et de leurs produits, il s’est assuré progressivement le monopole des moyens de production et la possibilité de subsumer le travail. En spécialisant, divisant et mécanisant le travail dans de grandes installations, il a fait des travailleurs les appendices des mégamachines du capital. 
Toute appropriation des moyens de production par les producteurs en devenait impossible. En éliminant le pouvoir de ceux-ci sur la nature et la destination des produits, il a assuré au capital le quasi-monopole de l’offre, donc le pouvoir de privilégier dans tous les domaines les productions et les consommations les plus rentables, ainsi que le pouvoir de façonner les goûts et désirs des consommateurs, la manière dont ils allaient satisfaire leurs besoins. C’est ce pouvoir que la révolution informationnelle commence de fissurer. (…)
Claudio Prado, qui dirige le département de la culture numérique au ministère de la Culture du Brésil, disait récemment : « L’emploi est une espèce en voie d’extinction… Nous comptons sauter cette phase merdique du 20è siècle pour passer directement du 19è au 21è siècle ». L’autoproduction des ordinateurs par exemple a été officiellement soutenue : il s’agit de favoriser « l’appropriation des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale ». La prochaine étape sera logiquement l’autoproduction de moyens de production. (…)
Les moyens d’autoproduction high-tech rendent la mégamachine industrielle virtuellement obsolète. Claudio Prado invoque « l ’appropriation des technologies » parce que la clé commune de toutes, l’informatique, est appropriable par tous. Parce que, comme le demandait Ivan Illich, « chacun peut [l’]utiliser sans difficulté aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire… sans que l’usage qu’il en fait empiète sur le liberté d’autrui d’en faire autant » ; et parce que cet usage (il s’agit de la définition illichienne des outils conviviaux) « stimule l’accomplissement personnel » et élargit l’autonomie de tous. La définition que Pekka Himanen donne de l’Ethique Hacker est très voisine : un mode de vie qui met au premier rang « les joies de l’amitié, de l’amour, de la libre coopération et de la créativité personnelle ». (…)
Deux circonstances plaident en faveur de ce type de développement. La première est qu’il existe beaucoup plus de compétences, de talents et de créativité que l’économie capitaliste n’en peut utiliser. Cet excédent de ressources humaines ne peut devenir productif que dans une économie où la création de richesses n’est pas soumise aux critères de rentabilité. La seconde est que « l’emploi est une espèce en voie d’extinction ».  
Je ne dis pas que ces transformations radicales se réaliseront. Je dis seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent. Les moyens en existent ainsi que les gens qui s’y emploient méthodiquement. Il est probable que ce seront des Sud-Américains ou des Sud-Africains qui, les premiers, recréeront dans les banlieues déshéritées des villes européennes les ateliers d’autoproduction de leur favela ou de leur township d’origine.



Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.