mardi 26 février 2019

" Le livre des damnés" par Charles Hoy Fort ( 1919 )




« Toute notre « existence »
est une tentative du relatif vers l'absolu ou du local vers l'universel.
 Et cette tentative, telle qu'elle se manifeste dans la science moderne est l'objet de mon livre. La science moderne a tenté d'être réelle, finale, complète et absolue. Si l'inclus et l'exclu sont contigus, le système d'apparence de la Science Moderne n'est qu'un quasi-système, obtenu par le même processus arbitraire, grâce auquel le système théologique a usurpé son apparence d'existence.
 Je rassemblai dans ce livre quelques-unes des données dont j'estime qu'elles ont été arbitrairement exclues.
 Les données des damnés.


Je me suis lancé dans l'obscurité extérieure des transactions et procédures scientifiques, une région ultra-respectable, mais couverte de la poussière du mépris, je me suis abaissé jusqu'au niveau du journalisme, mais je suis revenu avec les presque âmes des faits perdus.
 Elles marcheront.
 Quant à la logique de mes raisonnements à venir, la voici: dans notre mode d'apparences, il ne saurait y avoir qu'une quasi-logique. Rien n'a jamais été prouvé, parce qu'il n'y a rien à prouver. Et quand je dis qu'il n'y a rien à prouver, je veux dire que, pour tous ceux qui acceptent la Continuité, ou la fonte de tous les phénomènes avec d'autres phénomènes, sa démarcation possible entre chacun d'eux, il n'y a pas une seule chose, dans un sens positif. Et c'est pourquoi il n'y a rien à prouver. (…)
« Tout en substituant l'acceptation à la croyance, j'userai des méthodes conventionnelles, des moyens par lesquels toutes les croyances ont été formulées et soutenues ; mes méthodes seront celles des théologiens, des sauvages, des savants et des petits enfants. Car si tous les phénomènes sont contigus, il ne peut y avoir de méthodes positivement différentes. C'est par les méthodes balbutiantes des car « dinaux, des cartomanciennes et des paysans que j'écrirai ce livre.
 Et s'il fonctionne en tant qu'expression de son temps. j'ose croire qu'il prévaudra.
 Toutes les sciences commencent par des tentatives de définition. Mais rien n'a jamais été défini, parce qu'il n'y a rien à définir. Darwin a écrit L'Origine des espèces, sans être jamais à même de définir ce qu'était une "espèce". Il est impossible de définir. Rien n'a jamais été finalement découvert parce qu'il n'y a rien de final a découvrir. Autant chercher une aiguille que personne n'aurait perdue dans une meule de foin inexistante. Mais toutes les tentatives scientifiques tendant à découvrir réellement quelque chose là ou il n'y avait rien à découvrir, sont en réalité des tentatives d'être quelque chose. Quiconque cherche la Vérité, ne la trouvera jamais, mais il y a une infime possibilité qu'il devienne lui-même la Vérité.
 La science est plus qu'une recherche, c'est une pseudo-construction, une quasi-organisation, c'est une tentative d'évasion, visant à établir l'harmonie, l'équilibre, la stabilité, la consistance, l'entité.
 Il y a une infime possibilité qu'elle y parvienne.
 Nous vivons une pseudo-existence, dont toutes les apparences participent de son irréalité essentielle. Mais certaines apparences s'approchent « davantage que d'autres de l'état positif. Je conçois toutes «choses» comme occupant des gradations, des étapes sérielles entre la positivité et la négativité, entre la réalité et l'irréalité. Certaines apparences sont plus constantes, plus justes, plus belles, plus harmonieuses, plus individuelles ou plus stables que d'autres.
 Je ne suis pas un réaliste. Je ne suis pas un idéaliste. Je suis un intermédiariste. Rien n'est réel, mais rien n'est irréel et tous les phénomènes sont d,es approximations d'une part ou de l'autre entre la réalité et l'irréalité. En sorte que toute notre quasi-existence est un stade intermédiaire entre le réel et l'irréel. Mais dans cette somme hâtive, je précise que la Réalité est un aspect de l'état positif.

 Par Réalité, je désigne ce qui ne se confond pas en quelque chose d'autre, ce qui n'est pas partiellement autre chose, ce qui n'est pas une réaction à quelque chose ou une imitation de quelque chose. Un réel héros serait quelqu'un qui ne serait pas partiellement lâche, ou dont les actions et motifs ne se confondraient pas avec la lâcheté.


« Peut-être suis-je le pionnier d'une littérature à venir dont les traîtres et les héros seront des raz-de-marée et des étoiles, des scarabées et des tremblements de terre. »  

 

Bien que le local puisse être universalisé, il n'est pas concevable que l'universel puisse être localisé, mais des « approximations d'une part ou de l'autre entre la réalité et l'irréalité. En sorte que toute notre quasi-existence est un stade intermédiaire entre le réel et l'irréel. Mais dans cette somme hâtive, je précise que la Réalité est un aspect de l'état positif.
 Par Réalité, je désigne ce qui ne se confond pas en quelque chose d'autre, ce qui n'est pas partiellement autre chose, ce qui n'est pas une réaction à quelque chose ou une imitation de quelque chose. Un réel héros serait quelqu'un qui ne serait pas partiellement lâche, ou dont les actions et motifs ne se confondraient pas avec la lâcheté. » (…)
« Si tout progrès tend vers la stabilité, l'organisation, l'harmonie, la consistance, ou la positivité, tout progrès est une tentative d'achever le réel. En termes de métaphysique générale, j'estime donc que tout ce que l'on nomme communément «existence» et que je nomme intermédiarité, ·est une quasi-existence, ni réelle, ni irréelle, mais expression d'une tentative visant au réel, ou à la pénétration d'une existence réelle.
 Je tiens que la Science, bien que conçue généralement dans sa spécificité, bien que censée généralement dans ses propres termes locaux être un fouille de vieux os d'insectes, ou magmas répugnants, exprime en fait l'esprit qui anime toute l'intermédiarité. Si la Science pouvait exclure toutes les données, sauf les miennes propres, assimilables à l'actuelle quasi-organisation, elle serait un vrai système, doté de contours positivement définis. Elle serait réelle.
 Mais elle ne semble s'approcher de la consistance, de la solvabilité, du système, de la positivité et de la réalité qu'en damnant l'irréconciliable ou l'inassimilable.
 Tout serait bien.
 Tout serait admirable.
 Si les damnés voulaient rester damnés. » (…)

« LE FAUX STANDARD
DE LA « VÉRITABLE MATIÈRE MÉTÉORIQUE  »

« Les météorites, autrefois damnés, sont admis, mais sous réserve d'une tentative d'exclusion. On admet que deux sortes de substances, et deux seulement, peuvent tomber du ciel: les substances métalliques et les substances pierreuses, et que les objets métalliques se limitent au fer ou au nickel...
 Du beurre et du papier. De la laine, de la soie et de la résine.
  « Dès le départ, les vierges de la science ont combattu, pleuré, hurlé, maudit les relations externes, sous les mêmes prétextes déjà là, ou en haut en bas.
 Progrès signifie viol.
 Du beurre et du sang. Du bœuf et une pierre couverte d'inscriptions. (…)
« Je tiens donc que la Science n'a pas plus de rapports avec la véritable connaissance que n'en ont la poussée d'une plante, l'organisation interne d'un grand magasin ou le développement d'une nation. Tous sont des processus d'assimilation, d'organisation, de systématisation, tous tendent par différents moyens d'atteindre à l'état positif - c'est-à-dire, je le suppose, au paradis.
 Il ne peut pas y avoir de véritable science, là où il y a des variables indéterminées. Or toutes les variables sont indéterminées, irrégulières. (…)
« R.P. Greg, l'un des catalogueurs les plus notables des phénomènes météoriques, rapporte des chutes de substances visqueuses en 1652, 1686, 1718, 1796, 1811, 1819, 1844. Il donne des dates plus anciennes, mais je pratique aussi l'exclusion à mes heures. Il signale même le passage d'un météore tout près du sol entre Barsdorf et Freiburg en Allemagne. Le jour suivant on trouva sur la neige une masse énorme de gelée. Ce n'était ni la saison du frai, ni celle du nostoc. «Curieux, si c'est exact», commente-t-il. Mais il relate sans la modifier la chute d'un météorite à Gotha, en Allemagne, le 6 septembre 1835, «laissant sur le sol une grande masse de gelée», et atterrissant à un mètre à peine d'un observateur. Il écrivit aussi au professeur Baden Powell, que le 8 octobre 1844 au soir, près de Coblence, un de ses amis allemands avait vu un corps lumineux s'abattre près de lui et d'une autre personne. Le lendemain matin, ils trouvèrent sur place une masse gélatineuse de couleur grise.
 D'après Chladini  une masse visqueuse tomba avec un météorite lumineux entre Sienne et Rome, en mai 1652, une autre après la chute d'une boule « de feu à Lusatia, en mars 1796, une substance gélatineuse après l'explosion d'un météorite près de Heidelberg en juillet 1811.
 Ailleurs on décrit la substance de Lusatia comme ayant eu «la couleur et l'odeur du vernis brun séché». Une matière gélatineuse surgit avec un globe de feu sur l'île de Léthy, aux Indes, en 1718.  » (…)

« DES RELATIONS DIPLOMATIQUES AVEC L'ESPACE
NOUS SOMMES DES COBAYES »

L'Astronomie.

 Un veilleur de nuit surveille une demi-douzaine de lanternes rouges dans une rue barrée. Il y a des becs de gaz, des lampadaires et des fenêtres éclairées dans le quartier : on gratte des allumettes, on allume des feux, un incendie s'est déclaré, il y a des enseignes au néon et des phares d'automobile. Mais le veilleur de nuit s'en tient à son petit système. C'est ce qu'on appelle l’Éthique.
 Quelques jeunes filles s'enferment avec leur cher vieux professeur dans une tour d'ivoire. Le viol et le divorce, l'alcoolisme et le meurtre, la drogue et la syphilis sont exclus. »
« L'austère et le précis, l'exact, le puritain le mathématique, l'unique le pur et le parfait : d'infinies négations. Une goutte de lait flottant sur de l'acide qui la ronge. Le positif inondé par le négatif.

 La conscience du réel est la plus grande résistance possible aux tentatives qui sont faites soit de réaliser, soit de devenir réel, parce qu'elle se contente de ressentir ce qu'atteint la réa lité. Je ne m'oppose pas à la Science, mais à l'attitude des Sciences lorsqu'elles s'imaginent avoir réalisé une fin. Je m'oppose à la croyance, non à l'acceptation, à l'insuffisance, maintes fois constatée, à la puérilité des dogmes et standards scientifiques. Si plusieurs personnes partent pour Chicago, et arrivent à Buffalo, si l'une d'elles se persuade tout à coup que Buffalo est Chicago, elle opposera une résistance au progrès des autres.
 Ainsi l'astronomie et son petit système, apparemment exact. Mais nous aurons des données de mondes ronds et de mondes en fuseau ou en forme de roue; de mondes semblables à de titaniques sécateurs ou reliés les uns aux autres par des coulées de filaments : des mondes solitaires et des mondes en horde ; des mondes immenses, des « mondes minuscules, certains tissés dans la même matière que notre planète, d'autres s'élevant en super-constructions géométriques de fer et d'acier. Épaves et fragment de vastes édifices. Un jour ou l'autre, nous apprendrons qu'outre des cendres, du coke et du charbon des fragments d'acier sont tombés sur terre.
 Mais qu'apprendrait un poisson des grandes profondeurs si une plaque d'acier, détachée d'une épave, lui heurtait le nez ? Nous sommes submergés dans un océan conventionnel de densité presque impénétrable. Parfois, je suis un sauvage, découvrant un objet sur le rivage de son île, parfois, je suis comme un poisson des profondeurs et le nez me fait mal. » (…)

« Les « Silex Pygmées ».

Ils sont indéniables, répandus et célèbres. Ce sont de tout petits outils préhistoriques d'une longueur de deux ou trois millimètres. On en a trouvé en Angleterre, aux Indes, en France et en Afrique du Sud, on ne les discute pas, on ne les néglige pas, ils ont même donné naissance à une abondante littérature. Pourtant, ils appartiennent à l'élite des damnés. On a tenté de les rationaliser, de les assimiler en les identifiant à des jouets d'enfants préhistoriques, ce qui me semble raisonnable. J'appelle raisonnable tout ce qui ne possède pas encore de contraire également raisonnable. J'ajouterai que rien n'est finalement raisonnable, bien que certains phénomènes s'approchent plus que d'autres de la raison. Ceci posé, il est une approximation plus grande que cette notion de jouets:
partout où l'on trouve des silex pygmées, tous les silex sont des pygmées. Du moins aux Indes où des couches de terrains séparent « les plus gros silex des silex nains (Wilson).
 Et voici le détail qui, pour l'instant, me conduit à penser que ces silex ont été fabriqués par des humains gros comme des pickles. Le professeur Wilson a remarqué que non seulement les silex étaient minuscules, mais encore que leurs éclats étaient « minimes». «Si fines sont les hachures que pour étudier le travail de taille, une loupe est nécessaire » dit encore R.A. Galty. Belle lutte pour l'expression, chez un homme du XIX' d'une idée qui n'appartenait pas à son siècle. Ceci semble conclure, soit en faveur d'êtres minuscules, gros comme des cornichons, ou des concombres et tailleurs de silex, soit en faveur de sauvages très ordinaires qui les auraient taillés avec une loupe. » (…)

« PREMIÈRES MANIFESTATIONS D'ENGINS VOLANTS
ET LEUR DISCUSSION »

« Le 6 mars 1912, les habitants de Warmley, en Angleterre. furent grandement excités par ce qu'ils crurent être «un aéroplane splendidement illuminé survolant le village ». Il marchait à fond de train de la direction de Bath à celle de Gloucester. Il s'agissait, dit le rédacteur, d'une large boule de feu à trois têtes. « Il faut, dit-il, être prêt à tout de nos jours...  
 Dans le comté de Wicklow, en Irlande, un correspondant vit, à 6 heures du soir, un objet triangulaire traverser le ciel, il était jaune d'or, ressemblait à la Lune dans son croissant du trois-quarts et, évoluant lentement, mit cinq minutes à disparaître derrière une montagne. Le rédacteur de la publication estime qu'il devait s'agir d'un ballon échappé. Le météorologiste F.F. Payne vit, au Canada, à la même époque, un grand objet en forme de poire traverser le ciel. Il le prit d'abord pour un ballon, car « son contour était clairement défini, mais ne voyant pas de nacelle, j'en conclus qu'il devait s'agir d'une forme curieuse de nuage». En six minutes, l'objet devint plus flou, sans doute par l'effet de la distance: «car la masse devint de moins en moins dense, puis disparut. Il n'y avait aucune formation cyclonique dans les environs . Le 8 juillet 1898, un correspondant de Nature vit, à Kiel, un objet céleste rougi par le soleil, large comme un arc-en-ciel, à une hauteur de douze degrés : «Il demeura brillant pendant cinq minutes. puis s'estompa rapide-ment, demeura de nouveau presque stationnaire, enfin disparut, le tout au bout de huit minutes».
 (…)« A Cherbourg, en France, le 12 janvier 1836, un corps lumineux représentant les deux tiers de la Lune sembla pivoter comme sur un axe : il portait en son centre une cavité sombre. Le 20 décembre 1893, un corps lumineux traversa la Virginie, la Caroline du Nord et la Caroline du Sud, d'ouest en Est; à 15° au-dessus de l'horizon, il resta immobile un quart d'heure durant. Il ressemblait, dit-on. à une énorme roue blanche, et pour écarter toute possibilité d'une illusion d'optique, on rappelle que le bruit de son passage dans l'air fut très remarqué. Au bout de vingt minutes, il disparut ou explosa dans le plus grand silence. De vastes constructions en forme de roue seraient adaptées tout spécialement à traverser un milieu gélatineux d'une planète à l'autre. Parfois elles pénètrent par erreur de calcul dans l'atmosphère terrestre, et sous menace d'explosion, doivent plonger au fond des eaux, y demeurent un temps, puis émergent à proximité des navires. Leur route habituelle semble se situer aux latitudes proches du golfe Persique. » (…)

« DES LUMIÈRES SUR L’OCÉAN    DES ROUES LUMINEUSES »                                              

« Le 4 avril 1901, à huit heures trente du matin, dans le golfe Persique. le capitaine Hoseason, du vapeur Kilwa, voguait en pleine mer. «L'eau n'était pas phosphorescente», retenez bien ceci. Soudain de vastes «ondulations» lumineuses apparurent tout à coup à la surface des eaux. Elles n'émettaient qu'une faible lumière et s'éteignirent au bout d'un quart d'heure environ, après avoir évolué à dix kilomètres à l'heure. On incrimina cette fois l'éternelle sauvegarde de la Vieille Dominante: des bancs de méduses.

Le 5 juin 1880, au large de la côte de Malabar, le commandant Harris, du vapeur Shahjehan, vit, à dix heures du soir, sur une mer calme et par un ciel sans nuage, un objet si étrange qu'il fit arrêter son navire. Il décrit des vagues entre-espacées de lumière brillante, et une substance non identifiable flottant sur les eaux : elle n'illuminait rien, mais semblait éclairée. avec le restant de la mer, par de gigantesques rayons lumineux. «Onde sur onde se succédaient. en l'un des spectacles les plus grandioses et les plus solennels qui se puisse imaginer» (…)

UN DIAGRAMME ÉVOCATEUR

Extrait du journal de bord du navire Lady of the Lake, écrit de la main du capitaine F.-W. Banner et communiqué par R.-H. Scott, F.R.S. : le 22 mars 1870, à la lat. 5° 47' N., long. 27° 52' W, les marins du Lady of the Lake virent en plein ciel Un objet, ou «un nuage» remarquable, et le signalèrent à leur capitaine*.
D'après Banner, c'était un nuage de forme circulaire, avec un demi-cercle inscrit divisé en quatre  »
« parties, le trait de division commençant au centre du cercle et s'étendant vers l'extérieur luis se recourbant en arrière. Géométricité, complexité et stabilité de la forme : il y a peu de chances pour qu'un nuage maintienne pareille diversité de traits, pour ne pas mentionner l’aspect de la forme organique. L'objet évoluait d'un point situé à vingt degrés au-dessus de l'horizon, jusqu'à un autre situé à quatre-vingts degrés. Puis il se dirigea vers le Nord-Ouest, alors qu'il était venu du Sud-Ouest.
II était gris clair de couleur, soit couleur de nuage. « Beaucoup plus bas que les autres nuages. »
 Et surtout ce détail : quoi qu'il ait pu être, il se déplaçait contre le vent. «Il se présenta obliquement par rapport au vent, puis se décida à filer droit dans l’œil même du vent.»
 La forme fut visible pendant une demi-heure. Lorsqu'elle disparut finalement, ce n'était pas pour être désintégrée comme l'aurait fait un nuage, mais à cause de la tombée de l'obscurité.
 Le capitaine Banner a dessiné le diagramme suivant :



lundi 25 février 2019

" Les Aventures d'Alice au pays des merveilles " par Lewis Carroll ( 1865 )

Le temps du chef-d’œuvre, ce fut « au cœur d’un été tout en or », la journée du 4 juillet 1862. Alice, alors âgée de dix ans, fut l’inspiration de Charles Dodgson. Il la courtisait au moyen de devinettes ou de belles histoires composées à son usage.



L’histoire qu’il racontait par-dessus son épaule à Alice, assise derrière lui dans le canot, fut improvisée avec brio tout en maniant l’aviron.


Lewis Carroll, pseudonyme de Charles Lutwidge Dodgson, né le 27 janvier 1832 à Daresbury, dans le Cheshire, et mort le 14 janvier 1898 à Guildford, est un romancier, essayiste, photographe amateur et professeur de mathématiques britannique. Il vivait et travaillait à Oxford

Il est principalement connu pour son roman Les Aventures d'Alice au pays des merveilles (1865).

Issu d'une famille de la Haute Église, il a fait ses études à la Christ Church d'Oxford, avant d'y enseigner. C'est là qu'il rencontre Alice Liddell, fille du doyen Henry Liddell, avec qui il noue une relation à l'origine d'Alice au pays des merveilles, bien qu'il l'ait toujours nié. (...)

Charles Lutwidge Dodgson naît d’un père pasteur anglican d'origine irlandaise, au sein d’une famille de onze enfants dont deux seulement se sont mariés. La plupart de ses ancêtres hommes étaient officiers dans l'armée de l'Église d'Angleterre.

 Toute sa fratrie était composé de gauchers et sept d'entre eux (Charles y compris) bégayaient. Son grand-père, également prénommé Charles Dodgson, était évêque de Elphin. Dans l'isolement du presbytère, ces anomalies, partagées par une communauté soudée, permirent à Charles de développer une personnalité d’enfant doué, hors des normes, dans un cocon protecteur. (...)

Charles Dodgson, dans son âge mûr, devait prendre souvent plaisir à mystifier ses jeunes correspondantes en commençant ses lettres par la signature et en les terminant par le commencement. (...)

Il achètera son premier appareil photographique à Londres le 18 mars 1856. Quelques jours plus tard, il se rend dans le jardin du doyen Liddell au Christ Church College pour photographier la cathédrale.

 Il y trouve les trois fillettes Liddell dont Alice, sa future inspiratrice, et les prend pour modèle.
Rapidement, il excelle dans l’art de la photographie et devient un photographe réputé. Son sujet favori restera les petites filles mais il photographie également des connaissances : peintres, écrivains, scientifiques ainsi que des paysages, statues et même des squelettes, par curiosité anatomique.


Le temps du chef-d’œuvre, ce fut « au cœur d’un été tout en or », la journée du 4 juillet 1862. Alice, alors âgée de dix ans, fut l’inspiration de Charles Dodgson. Il la courtisait au moyen de devinettes ou de belles histoires composées à son usage.

L’histoire qu’il racontait par-dessus son épaule à Alice, assise derrière lui dans le canot, fut improvisée avec brio tout en maniant l’aviron.

 Lorsque la fille lui demanda d’écrire pour elle son histoire, il accomplit son chef-d’œuvre : un manuscrit des « Aventures d’Alice sous terre », précieusement calligraphié et illustré. Il l’offrira à son inspiratrice, Alice Liddell, le 26 novembre 1864.

 En 1864, une ombre s'abat sur ses relations avec Mrs. Liddell, qui lui refuse la permission d'inviter ses filles.
Charles Dodgson rédigera une deuxième version, Les Aventures d'Alice au pays des merveilles, destinée à une publication en librairie. (...)

Les personnages font en quelque sorte le contraire de ce qu’on attend d’eux. C’est l’inversion, une seconde clé du pays des merveilles. La troisième clé est le nonsense, un genre que Lewis Carroll manipule avec génie. Le nonsense feint de laisser espérer au lecteur une explication logique puis traîtreusement trompe ses habitudes de pensée.

«  Je lui en donne une : ils m’en donnèrent deux,
Vous, vous nous en donnâtes trois ou davantage ;
Mais toutes cependant leur revinrent, à eux,
Bien qu’on ne pût contester l’équité du partage. »


Alice au pays des merveilles, déposition du lapin blanc au procès du valet de cœur.

Alice est en porte-à-faux dans le pays des merveilles comme Charles Dodgson l’était dans la réalité. Elle fait tout à rebours ou à contretemps de ce qui est convenable sur un plan social. Elle est toujours trop grande ou trop petite et a conscience de son inadaptation. La reine blanche l’accuse carrément de vivre à l’envers et lui conseille d’apprendre à croire à l’impossible. 

Mais au contraire de Charles Dodgson qui subissait la réalité, Alice ose se rebeller contre celui de l’anormalité. Elle est hardie et sereine, la projection idéalisée de son auteur. (...)

Son conformisme s’exprime à travers sa farouche réticence au projet de réforme permettant de délivrer des diplômes universitaires aux femmes sans venir résider à l’université… ce qui bouleversait ses habitudes… Des étudiantes résidentes (1896).

D’une plume trempée dans un humour féroce, il va ridiculiser par l’absurde des projets de transformations architecturales en cours au Christ Church College. Il adressera au doyen Liddell, père d’Alice, un pamphlet anonyme Le Beffroi de Christ Church (1872), une démolition minutieuse, sur papier, du monument.

L’ironie, le sarcasme, le paradoxe se déchaînent dans sept écrits anonymes. L’auteur s’y livre à un véritable bizutage de l’établissement oxfordien s’en prenant à son modernisme et son suivisme des idées à la mode.

Rien ne laissait deviner Lewis Carroll, l’enchanteur. Lui-même ne se dévoilait pas, ne faisant jamais allusion à son œuvre en public. Il finit, dans ses dernières années, par renvoyer avec la mention « inconnu » les lettres qu’on lui adressait au nom de Lewis Carroll.


vendredi 22 février 2019

Robert Baser, sculpteur, peintre et sculpteur.

«Toute ma vie, je sculpture. En bronze, conduit, en matériaux synthétiques, presque de tout. J'ai fait tellement de sculptures. C’est déjà plus de 30 ans que j’ai présenté mes œuvres avec les œuvres de Vassareli et César, des sculptures que j’ai réalisées à partir d’éléments de la cinétique, avez-vous compris? Je suis un sculpteur, un peintre et un sculpteur. "

"Vous avez dit sculpteur deux fois, pourquoi?"

«C’est parce qu’ici, en Israël, les gens ne me connaissent pas en tant que sculpteur. Ils ne connaissent que mes peintures Aquarelle, mais à Paris, ils savent que je suis aussi sculpteur ».
"Cela vous dérange-t-il que les gens ne sachent pas que vous êtes un sculpteur"?

"C'est comme avoir une partie de votre corps que vous ne pouvez pas voir".

 Robert Baser est né à Athènes en 1908. Son père était un maroquinier qui se rendait souvent en Turquie. C'est pourquoi sa famille a déménagé à Istanbul alors qu'il était enfant. En 1923, lorsque la guerre entre les Turcs et les Grecs a éclaté, sa famille est revenue à Athènes, où il a terminé ses études d'art à l'Académie des beaux-arts d'Athènes.

En tant qu'étudiant, il a participé à une exposition collective dans laquelle il a remporté le premier prix pour ses dessins à l'aquarelle. Il a été la plus jeune personne à remporter ce prix national. Quand il a terminé ses études, il a gagné sa vie grâce aux œuvres graphiques et aux annonces publicitaires pour la peinture. Un exemple de son travail est la couverture de la boîte à cigarettes grecque "Paps-Starto".

 Au début des années 30, il rencontra une jeune fille juive venue de Pologne en Grèce et décidèrent ensemble de se marier et d'immigrer en Palestine. Ils essayèrent d'arriver en Palestine par bateau mais ils ont réalisé au dernier moment qu'ils ne disposaient pas de licences «Aliya» (le privilège d'immigrer en Palestine) et devaient trouver un moyen d'entrer en Palestine via le Liban. Ils arrivèrent en Palestine en 1934 alors que Baser n'avait que 26 ans.

À son arrivée, il a rejoint la toute nouvelle association des artistes israéliens. Sa première exposition en Palestine a eu lieu au Café Hilel à Tel-Aviv. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, il fut l'un des premiers à faire du bénévolat auprès de l'armée britannique. En 1940, il reçu le prix de l'armée britannique pour ses réalisations dans le domaine des beaux-arts. Quand il fut envoyé sur la ligne de front pendant la guerre, il sauta du train pour s’échapper . Il fut considéré comme déserteur et envoyé en détention. Il a expliqué au médecin qui l'a examiné qu'il ne pouvait pas supporter la vue du sang et il fut libéré de ses fonctions après un mois passé dans une prison militaire.



Baser est l'un des artistes qui a quitté l'association des artistes après la guerre de libération d'Israël en 1949. Le groupe de ceux qui ont quitté l'association s'appelait «The Retired», fondateurs du groupe israélien appelé «Ofakim Hadashim» (nouveaux horizons). Ce groupe a présenté l'art moderne au public israélien. C'était, à bien des égards, révolutionnaire.

 En 1954, lui et son épouse Rebeca dite Rivca, une créatrice de bijoux notoire, emballèrent leurs affaires et immigrèrent en France. À Paris, il commence à sculpter pour la première fois. En raison du manque d’argent, ses sculptures ont été construites à partir de déchets qu’il a réussi à ramasser dans la rue.


La commune d’artistes à Paris a adopté Baser très facilement et très rapidement, il s’est taillé une réputation d ’« artiste artiste ». Il faisait partie de ce qu'on appelle l'Avant-Garde parisienne et faisait partie du groupe de salons «Realite Novell», qui comptait 180 membres répartis dans le monde entier.
Après sept ans, Baser sentit le désir ardent d'Israël et il revint s'installer dans la ville de Safad, au nord d'Israël.

Après son retour en Israël, il a présenté ses œuvres au Musée national d'Israël, au Musée d'art moderne de Tel-Aviv, et a continué à présenter son travail chaque année à Athènes. Au début de sa carrière, il était un peintre figuratif, mais il s'est lentement rapproché de l'abstraction. Baser était connu comme un coloriste de l'eau des paysages méditerranéens, de Jaffa à l'Espagne. Ses sculptures incarnaient un contenu social et une protestation contre les inégalités, à l'image du grand humaniste qu'il était. Baser présenta plusieurs expositions personnelles dans divers musées et obtint, entre autres, le prix Dizengoff en 1946 et à nouveau en 1969, ainsi que le prix Monaco de première année en 1966.


Dans son livre «Robert Baser - Water Colors», la professeure Gila Balas a écrit:
«S'il existait un doute sur l’existence d’une peinture méditerranéenne, l’œuvre de Robert Baser lève tout doute. D'Athènes, où est né cet artiste, ce jeune homme est arrivé en Palestine, sur un autre littoral de la même mer. Et ainsi, alors que ses amis artistes venus d’Europe et surpris par le soleil israélien, Baser se sentait chez lui avec ce climat ».


Baser s'est fait un nom parmi les peintres de cette même école, tels que Nahum Gutman et Shimshon Holtzman. Mais alors que Holtzman avait des difficultés à quitter les figures et les objets, et que le sens de l’humour raffiné de Gutman ressemblait presque à une histoire, les peintures de Baser étaient de la peinture pure. Le pinceau, la peinture, le papier et rien d'autre que la connaissance de la technique de dépose de peinture.  Il semble que personne ne pourrait exprimer la mer et le temps chaud mieux que lui. Ses mouvements de la main étaient légers comme un vrai virtuose. Le chant de la nature et de la lumière était son chant et ce lien étroit se reflète bien dans la danse des pinceaux sur le papier à dessin, qu'ils soient grands ou petits.

«Toute ma vie, je sculpture. En bronze, conduit, en matériaux synthétiques, presque de tout. J'ai fait tellement de sculptures. C’est déjà plus de 30 ans que j’ai présenté mes œuvres avec les œuvres de Vassareli et César, des sculptures que j’ai réalisées à partir d’éléments de la cinétique, avez-vous compris? Je suis un sculpteur, un peintre et un sculpteur. "


"Vous avez dit sculpteur deux fois, pourquoi?"
«C’est parce qu’ici, en Israël, les gens ne me connaissent pas en tant que sculpteur. Ils ne connaissent que mes peintures Aquarelle, mais à Paris, ils savent que je suis aussi sculpteur ».
"Cela vous dérange-t-il que les gens ne sachent pas que vous êtes un sculpteur"?
"C'est comme avoir une partie de votre corps que vous ne pouvez pas voir".
Zomet Hasharon, 1988.

Baser a obtenu la reconnaissance qu'il espérait en tant que sculpteur en 1969, lorsqu'une de ses sculptures principales lui a valu le Prix Dizingoff.


En 1990, lorsque Baser a remporté le prix d'escompte, les juges qui l'ont choisi comme gagnant ont expliqué:
“Robert Baser est un artiste fécond dans divers domaines. Ses peintures à l'aquarelle jouent un rôle important dans l'histoire de l'art en Israël. Ils se caractérisent par des couleurs éclatantes et riches et par une transparence fine et sensible - une traduction fidèle des qualités de lumière locales. Les peintures de Baser sont pleines d’hédonisme et de joie de vivre. Ces qualités ont fait de lui l'un des plus importants formulateurs des qualités méditerranéennes ».

Globs, 1990.

vendredi 15 février 2019

« Le Maître du Haut Château. » par Philip K. Dick


Les premiers techniciens ! L’homme préhistorique dans sa blouse blanche stérile d’un quelconque laboratoire universitaire de Berlin, testant les différents usages auxquels soumettre la peau, les oreilles, la graisse, le squelette humains. Ja, ja, Herr Doktor. Une nouvelle utilisation du gros orteil ; il est possible d’en adapter l’articulation pour fabriquer un mécanisme de briquet ultra-rapide, vous voyez. Ah, si seulement Herr Krupp pouvait le produire en quantité…


Cette pensée horrifia Frink : Le gigantesque cannibale quasi humain d’antan s’est épanoui ; il domine le monde, une fois de plus. On a passé un million d’années à lui échapper, et le voilà de retour. Pas en simple adversaire, non, en maître.

 
« … nous pouvons déplorer », disaient à la radio les petits foies jaunes de Tokyo. « Mon Dieu, songea encore Frink. Quand je pense qu’on les traitait de singes. Des gringalets aux jambes arquées qui n’auraient ni installé de grands fours à gaz ni fait fondre leurs femmes pour obtenir de la cire à cacheter. »

 





 « M. Childan avait beau scruter son courrier avec anxiété depuis une semaine, le précieux colis en provenance des Rocheuses n’arrivait pas. Lorsqu’il ouvrit son magasin, le vendredi matin, seules quelques lettres l’attendaient à l’intérieur, devant la porte. Je connais un client qui ne va pas être content, se dit-il.

Il prit une tasse de thé instantané au distributeur mural à cinq cents, s’empara du balai et se mit au travail. Quelques minutes plus tard, la devanture d’American Artistic Handcrafts Inc. était prête :  propre comme un sou neuf, la caisse enregistreuse pleine de monnaie, un vase de soucis frais sur le comptoir, une discrète musique de fond, diffusée par la radio. Sur le trottoir, des hommes d’affaires se hâtaient vers leurs bureaux de Montgomery Street. Plus loin, un tramway passait ; Childan s’interrompit le temps de le suivre des yeux avec plaisir. Des femmes en longues robes de soie colorées… il les suivit des yeux aussi. Ce fut alors que le téléphone sonna. Il pivota pour décrocher.

« Oui », lança une voix familière en réponse à son salut. Son cœur se serra. « Ici M. Tagomi. Mon affiche de recrutement de la guerre de Sécession est-elle enfin arrivée, monsieur ? Je vous ai bien remis un acompte à cette condition, n’est-il pas vrai ? Il s’agit d’un cadeau, comprenez-vous. Je vous l’ai expliqué. Pour un client.
— M. Tagomi, l’enquête que j’ai menée à mes frais sur le paquet attendu – paquet qui, vous en êtes conscient, provient d’une région du monde extérieure et donc…
— Il n’est pas arrivé.
— Non, monsieur, en effet. »
Silence glacial. Puis : « Je ne peux attendre plus longuement.
— Non, monsieur. »
Childan fixait d’un regard morose les immeubles de bureaux de San Francisco, baignés d’un soleil éclatant.
« Alors un substitut. Vos recommandations, M. Childan ? »
La prononciation volontairement erronée de son nom constituait d’après le code une insulte qui lui échauffa les oreilles. Chacun restait à sa place, situation terriblement humiliante. Ses aspirations, ses peurs, ses angoisses s’épanouirent, se déployèrent, l’engloutirent, lui paralysèrent la langue. Il se mit à bégayer, la main moite autour du combiné. La musique et l’odeur des soucis baignaient toujours le magasin, mais il lui semblait sombrer dans quelque lointain océan.

« Eh bien… parvint-il à balbutier. Une baratte. Une sorbetière des années 1900. » Son esprit refusait de fonctionner. À l’instant où on oubliait ; « à l’instant où on se persuadait que. Il avait trente-huit ans ; il se souvenait de l’avant-guerre, d’une autre époque. Franklin D. Roosevelt et l’Exposition universelle ; le monde meilleur d’autrefois. « Désirez-vous que j’apporte divers artefacts du plus grand intérêt à vos bureaux, monsieur ? » marmonna-t-il.
Rendez-vous fut pris à deux heures de l’après-midi. Je vais devoir fermer, se dit-il en raccrochant. Obligé. Il faut rester en bons termes avec ce genre de clients ; les affaires en dépendent.
 
Ebranlé par le coup de fil, il prit soudain conscience que quelqu’un venait d’entrer. Un couple. Jeune, beau, bien habillé. L’idéal. Childan, calmé, s’approcha des nouveaux venus avec l’aisance du professionnel, le sourire aux lèvres. Penchés sur un présentoir, ils examinaient un charmant cendrier. Mariés, probablement. Installés aux Brumes Onduleuses, le nouveau quartier sélect dominant Belmont.
« Bonjour », lança-t-il.
Il se sentait mieux. Les inconnus lui sourirent sans la moindre condescendance, tout de gentillesse. Le contenu de ses vitrines les avaient un peu impressionnés – c’était vraiment ce qui se faisait de mieux dans le genre, sur la côte. Childan s’en aperçut et leur en fut reconnaissant : ils comprenaient.
« Très belles pièces, monsieur », déclara l’homme.
« Son hôte s’inclina spontanément.

Le regard chaleureux que les visiteurs fixaient sur lui s’expliquait par le lien d’humanité, mais aussi par l’admiration qu’ils éprouvaient pour les œuvres exposées dans sa boutique, par les goûts et les plaisirs qu’ils partageaient avec lui ; ils le remerciaient d’offrir à leur vue des objets pareils, de leur donner l’occasion de les toucher, de les examiner, de les manipuler sans même les acheter. Oui, se dit Childan, ils savent dans quel genre d’endroit ils se trouvent ; il ne s’agit pas de cochonneries pour touristes, de plaques en séquoia gravées – MUIR WOODS, MARIN COUNTY, P.S.A. –, de pancartes idiotes, de  « bagues en toc ou de cartes postales du Golden Gâte. Ses yeux à elle surtout, immenses et sombres. Je tomberais facilement amoureux d’une femme pareille. Ma vie serait une tragédie. Comme si tout n’allait pas déjà assez mal. Les cheveux noirs élégants, les ongles vernis, les oreilles percées pour les longues boucles d’oreille artisanales en cuivre oscillantes.

« Ces bijoux… murmura-t-il. Vous les avez trouvés ici, peut-être ?
— Non, répondit-elle. Chez nous. »
Il hocha la tête. Pas d’art américain contemporain ; seul le passé avait droit de cité dans une boutique telle que la sienne.
« Vous comptez rester un peu dans la région ?
— Je suis en poste pour une durée indéterminée, expliqua le jeune homme. À la Commission d’Enquête Préparatoire pour le Niveau de Vie des Régions Défavorisées. »

Son travail lui inspirait visiblement une certaine fierté. Ce n’était pas un militaire, un de ces appelés mal dégrossis qui mâchouillaient du chewing-gum, de ces paysans avides qui parcouraient Market Street en ouvrant de grands yeux devant les affiches des spectacles indécents, des films obscènes, des clubs de tir, des boîtes de nuit bon marché – où s’étalaient en vitrine des photos de blondes trop mûres à l’air polisson, soulevant« leurs seins de leurs mains ridées –, des bouges de jazz. Ces bicoques branlantes avaient colonisé de leurs tôles et de leurs planches presque toute la zone plane de San Francisco, où elles avaient poussé sur les ruines avant même que ne s’abatte la dernière bombe. Mais cet homme-là faisait partie de l’élite. Cultivé, instruit, plus encore que M. Tagomi, lequel n’était après tout qu’un membre éminent de l’Estimable Mission Commerciale de la côte Pacifique ; un vieillard, aux attitudes forgées à l’époque du Cabinet de guerre.
« Désirez-vous vous procurer des objets d’art ethnique traditionnel pour les offrir en cadeaux ? s’enquit Childan. À moins que vous ne songiez à la décoration de l’appartement chargé d’abriter votre séjour dans la région ? »
Si cette supposition se révélait exacte… Son pouls s’emballa.

« Vous avez deviné, dit la jeune femme. Nous commençons à décorer. Non sans hésitation. Peut-être pourriez-vous nous informer ?
— Je peux prendre mes dispositions pour me rendre à votre domicile, oui, acquiesça Childan. Apporter quelques mallettes. Vous conseiller dans le contexte. Mon domaine d’expertise, évidemment. » Il baissa les yeux afin de dissimuler ses espoirs.  »
« Des milliers de dollars étaient peut-être en jeu. « Je vais recevoir sous peu une table de Nouvelle-Angleterre en érable, entièrement chevillée de bois, sans le moindre clou. D’une beauté et d’une valeur extrêmes. Un miroir de l’époque de la seconde guerre d’indépendance. Ainsi que des objets d’art aborigènes : un lot de petits tapis en poil de chèvre colorés à la teinture végétale.
— Personnellement, je préfère l’art citadin, intervint le jeune homme.
— Bien sûr, monsieur, acquiesça Childan avec empressement. Figurez-vous que je dispose d’un original de la période W.P.A. de la Poste, peint sur quatre panneaux en bois, représentant Horace Greeley. Une pièce de collection sans prix.
— Ah. »
Le regard de l’inconnu étincelait.
« Et d’un Victrola transformé en bar.
— Ah.
— Et, rendez-vous compte, monsieur, d’une photographie dédicacée et encadrée de Jean Harlow. » Le visiteur ouvrait maintenant de grands yeux. « Peut-être pourrions-nous prendre rendez-vous ? » continua Childan, profitant de l’instant psychologique. Il tira de sa poche intérieure son calepin et son « stylo. « Je vais noter vos nom et adresse, messieurs-dames. »

Lorsque le couple repartit d’un pas tranquille, il resta immobile à regarder dehors, les mains derrière le dos. Heureux. Si toutes ses journées de travail ressemblaient à ça… mais œuvrer au succès de son magasin n’avait rien d’un simple travail. C’était une chance de rencontrer de jeunes Japonais dans un contexte social, en partant du principe qu’ils considéraient l’homme en lui, pas le yank ou, au mieux, le marchand d’art.
Oui, les jeunes de ce genre, la génération montante qui n’avait aucun souvenir de l’avant-guerre ni même de la guerre – cette génération incarnait l’espoir du monde entier. Les différences de position ne représentaient rien pour elle.
On n’en parlera plus, se dit Childan. Un jour. L’idée même de position. Ni gouvernants ni gouvernés, juste des gens.
Il tremblait pourtant de peur en s’imaginant frapper à leur porte. Un coup d’œil à ses notes. Les Kasoura. Ils le recevraient ; ils lui offriraient sans doute une tasse de thé. Se conduirait-il convenablement ? Saurait-il dire et faire à chaque instant ce qu’on attendrait de lui ? Ou se déshonorerait-il telle une bête par un lamentable faux pas ?

« La jeune femme s’appelait Betty. Elle avait l’air si compréhensive. Des yeux pleins de douceur, de compassion. Sans doute les quelques instants passés dans le magasin lui avaient-ils suffi pour entrevoir les espoirs et les défaites de Childan.
Ses espoirs… il en eut soudain le tournis. N’avait-il pas des aspirations quasi démentes, voire suicidaires ? Mais il était de notoriété publique que des relations se nouaient entre Japonais et yanks, même s’il s’agissait le plus souvent d’hommes japonais et de femmes yanks. Tandis que là… il renâclait à cette idée. Et puis elle était mariée. Il chassa de son esprit la cavalcade de ses pensées involontaires en s’affairant à ouvrir le courrier du matin.

Ainsi s’aperçut-il qu’il avait toujours les mains tremblantes. Alors lui revint le souvenir de son rendez-vous avec M. Tagomi ; le tremblement disparut, tandis que la nervosité cédait le pas à la détermination. Il faut que je trouve quelque chose d’acceptable. Mais où ? Comment ? Quoi ? Coups de fil. Informateurs. Capacités commerciales. Assembler une Ford 1929 parfaitement restaurée, y compris le toit en tissu (noir). Grand chelem pour conserver à jamais la clientèle. « Trimoteur d’origine de la Poste découvert dans une caisse, au fin fond d’une grange d’Alabama, etc. Tête momifiée de M. B. Bill, y compris les longs cheveux blancs ; artefact américain sensationnel. Établir ma réputation parmi les cercles de connaisseurs les plus sélects du Pacifique, y compris peut-être dans l’archipel nippon. »
« En quête d’inspiration, Childan alluma une cigarette de marie-jeanne de l’excellente marque Land-O-Smiles.

                                                
           *
                                                         *  *

Frank Frink se demandait comment se lever. Le soleil qui brillait derrière le store de sa chambre de Hayes Street tombait sur ses vêtements, jetés en tas par terre. Sur ses lunettes aussi. Allait-il marcher dessus ? Essaie d’aller à la salle de bains par un autre chemin, se dit-il. En rampant ou en te roulant par terre. Il avait mal à la tête, mais n’éprouvait aucun regret. Ne jamais regarder en arrière. L’heure ? La pendule, sur la commode. Onze heures et demie ! Nom de Dieu. N’empêche qu’il restait au lit.
Viré.
La veille, il s’était mal débrouillé à l’usine. Il n’avait pas dit ce qu’il fallait à M. Wyndam-Matson aux joues creuses, au nez camus à la Socrate, à la chevalière endiamantée et à la braguette dorée. En d’autres termes, une puissance. Un trône. Les pensées de Frink erraient, titubantes.
Me voilà sur la liste noire. Ça ne me sert à rien d’être doué, je n’ai pas de clientèle. Quinze ans d’expérience. Fini.
 
Il allait être obligé de comparaître devant la Commission de Justification des Ouvriers pour changer de catégorie de travailleurs. Comme il n’avait jamais réussi à déterminer qui servait d’intermédiaire entre Wyndam-Matson et les pinocs – le gouvernement blanc fantoche de Sacramento –, il ne comprenait pas par quels moyens son ex-employeur parvenait à influencer les véritables autorités, c’est-à-dire les Japonais. C’étaient les pinocs qui dirigeaient la C.J.O. Il allait donc affronter quatre ou cinq blancs d’âge mûr corpulents, du genre de Wyndam-Matson. S’il n’arrivait pas à obtenir d’eux une justification, il se rendrait à l’une des Missions Commerciales d’Import-Export basées à Tokyo et possédant des bureaux en Californie, en Oregon, dans l’État de Washington et la partie du Nevada intégrée aux États-Pacifiques d’Amérique. Mais si sa requête y était rejetée…

Le regard fixé sur le vieux lustre accroché au plafond, il laissait toutes sortes de plans lui tourner dans la tête. Il pourrait par exemple passer la frontière des États des Rocheuses… lesquels avaient malheureusement de vagues accords avec les P.S.A. et risquaient de l’extrader. Alors le Sud ? Son corps se raidit. Beurk. Pas ça. En tant que blanc, il y trouverait une situa« tion favorable – meilleure que dans les P.S.A., pour tout dire –, mais… il ne voulait pas de ce genre de situation.

Pire encore, le Sud entretenait avec le Reich une véritable toile d’araignée de liens économiques, idéologiques et Dieu savait quoi encore. Or Frank Frink était juif.
Il s’appelait bel et bien Frank Frink, était né sur la côte Est, à New York, et avait été incorporé à l’armée des États-Unis d’Amérique en 1941, juste après l’effondrement de la Russie. Quand les Japonais avaient pris Hawaï, il avait été envoyé sur la côte Ouest. Il s’y trouvait encore à la fin de la guerre, du côté japonais de la ligne de démarcation. Il s’y trouvait toujours, quinze ans plus tard.

En 1947, le jour de la Capitulation, il était plus ou moins devenu fou. Dans sa haine des Japs, il avait juré de se venger. Depuis, ses armes de service, graissées et emballées avec soin, attendaient dans une cave sous trois mètres de terre le jour où ses potes et lui se soulèveraient. Il avait oublié à l’époque que le temps soigne toutes les plaies. Lorsqu’il y repensait maintenant – au grand bain de sang, à la purge des pinocs«  et de leurs maîtres –, il lui semblait feuilleter un de ses albums de classe défraîchis, datant du lycée, et tomber sur un compte rendu de ses aspirations d’adolescent. Frank Frink « le Friqué » sera  « paléontologiste et fait serment d’épouser Norma Prout. Norma Prout, la schönes Mädchen de la classe qu’il avait effectivement fait serment d’épouser. Ça remontait à tellement loin, nom de Dieu, comme les sketchs de Fred Allen ou les films de W.C. Fields. Depuis 1947, Frink avait bien dû croiser six cent mille Japonais, il avait parlé à certains, et l’envie de les écrabouiller, tous ou chacun, ne s’était purement et simplement jamais matérialisée passé les premiers mois. Ce n’était plus pertinent, voilà tout.

Attends, attends. Il y en avait un, un certain M. Omuro, qui avait acheté une vaste zone d’immeubles d’habitation dans le centre de San Francisco et qui avait loué un moment une de ses chambres à Frink. Une vraie pourriture. Un requin qui ne faisait jamais de réparations, divisait les pièces en réduits de plus en plus minuscules, augmentait les loyers… Omuro extorquait leur argent aux pauvres, surtout les anciens appelés au chômage, quasi sans ressources, pendant la dépression du début des années 1950. C’était pourtant une des Missions Commerciales japonaises qui avait fini par avoir sa tête de profiteur de guerre. De nos jours, on n’entendait plus parler de violations pareilles du code civil japonais, sévère, rigide, mais juste. Il fallait porter cette amélioration au crédit des occupants haut placés : ils étaient incorruptibles, notamment les plus jeunes, arrivés après la chute du Cabinet de guerre.

L’évocation de la rude et stoïque honnêteté des Missions Commerciales rassura Frink. Wyndam-Matson en personne y serait écarté d’un geste négligent, telle une mouche bourdonnante. Peu importait qu’il fût propriétaire de la W.M. Corporation. Du moins était-il permis de l’espérer. On dirait que je crois vraiment à leur truc, là, l’Alliance Pacifique de Coprospérité, se dit Frink. Bizarre. Quand on repense à ses débuts… ça avait tellement l’air d’une arnaque, à l’époque. Propagande pure et simple. Alors que maintenant…
Il se leva pour gagner la salle de bains d’une démarche hésitante. Pendant qu’il se lavait et se rasait, la radio diffusait les nouvelles de midi.
« … Ne nous gaussons pas de cet effort », disait-elle au moment où il coupa l’eau chaude.
Non, non, nous ne nous en gausserons pas, songea-t-il avec amertume. Il savait pertinemment de quel effort il était question. N’empêche que ça avait un côté comique : l’image d’Allemands trapus, renfrognés, très occupés à parcourir Mars, à fouler le sable rouge sur lequel aucun homme n’avait encore jamais posé le pied. Frink se mit à fredonner une petite chanson satirique en se couvrant de mousse le menton et les joues. Gott, Herr Kreisleiter. Ist dies vielleicht der Ort wo man das Kon-zentrationslager bilden kann ? Das Wetter ist so shön. Heiss, aber doch schön…
 
« … La civilisation de la coprospérité doit à présent prendre le temps de se demander si sa quête, qui vise à une équité équilibrée où devoirs et responsabilités mutuels sont couplés aux rémunérations… » continuait la radio. Le jargon caractéristique de la hiérarchie dominante. « … ne l’a pas empêchée de percevoir l’arène future dans laquelle se joueront les affaires de l’homme, qu’il soit nordique, japonais, négroïde… »
Et ainsi de suite.
En s’habillant, Frink tournait et retournait avec plaisir sa petite satire dans sa tête. Le temps est beau, oui, si schön, mais on ne peut pas respirer…
 
Le fait n’en demeurait pas moins : le Pacifique n’avait rien tenté pour coloniser les autres planètes. Il s’était engagé – ou, plutôt, enlisé – en Amérique du Sud. Pendant que les nazis envoyaient avec ardeur dans l’espace d’énormes engins de construction robotiques, « les Japonais en étaient toujours à incendier la jungle brésilienne et à bâtir des immeubles en terre de huit étages pour d’anciens chasseurs de têtes. Quand les Japs feraient décoller leur premier vaisseau spatial, les Allemands tiendraient déjà tout le système solaire. À l’époque surannée dont parlaient les livres d’histoire, ils avaient raté le coche alors que les autres pays d’Europe mettaient la touche finale à leurs empires coloniaux. Cette fois, ils n’arriveraient pas bons derniers ; ils avaient appris.
Ce fut alors que Frink pensa à l’Afrique et aux expériences menées par les nazis sur le continent noir. Son sang se figea dans ses veines, hésita puis reprit sa course.

Cette immense ruine déserte.
« … il faut toutefois considérer avec fierté l’accent que nous avons mis sur les besoins physiques des peuples du monde entier, les aspirations sous-spirituelles qu’il convient de… » poursuivait la radio.
Frink l’éteignit. Puis, plus calme, la ralluma.

Par la grande chiasse divine. L’Afrique. Les fantômes des tribus défuntes. Balayées de la surface du globe pour céder la place à un pays de… de quoi ? Qui savait ? Peut-être les maîtres architectes de Berlin l’ignoraient-ils eux-mêmes. Des nuées d’automates, œuvrant et bâtissant. « Bâtissant ? Réduisant en poussière. Des ogres tout droit sortis d’une exposition de paléontologie, fabriquant un bol à partir du crâne de leur ennemi qu’ils s’appliquaient en famille à vider de sa cervelle crue – se nourrir avant tout. Ensuite, confectionner de précieux ustensiles avec les os des jambes. Il fallait avoir le sens de l’économie pour penser non seulement à manger les gens qu’on n’aimait pas, mais aussi à les servir dans leur propre crâne. Les premiers techniciens ! L’homme préhistorique dans sa blouse blanche stérile d’un quelconque laboratoire universitaire de Berlin, testant les différents usages auxquels soumettre la peau, les oreilles, la graisse, le squelette humains. Ja, ja, Herr Doktor. Une nouvelle utilisation du gros orteil ; il est possible d’en adapter l’articulation pour fabriquer un mécanisme de briquet ultra-rapide, vous voyez. Ah, si seulement Herr Krupp pouvait le produire en quantité…

Cette pensée horrifia Frink : Le gigantesque cannibale quasi humain d’antan s’est épanoui ; il domine le monde, une fois de plus. On a passé un million d’années à lui échapper, et le voilà de retour. Pas en simple adversaire, non, en maître.
 
« … nous pouvons déplorer », disaient à la radio les petits foies jaunes de Tokyo. « Mon Dieu, songea encore Frink. Quand je pense qu’on les traitait de singes. Des gringalets aux jambes arquées qui n’auraient ni installé de grands fours à gaz ni fait fondre leurs femmes pour obtenir de la cire à cacheter. »

 


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Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.