mercredi 17 décembre 2014

" Le vaisseau des morts " par B. Traven ( 1926 )


Je n’ai pas le mal du pays. J’ai appris que ce qu’on appelle son pays natal, et qui devrait être sa patrie, est mis dans la saumure et conservé dans des dossiers, qu’il est représenté par des fonctionnaires qui chassent si bien le véritable attachement au pays natal qu’il n’en reste plus la moindre trace.

 Où est ma patrie ? Là où personne ne me dérange, ne veut savoir qui je suis, ce que je fais, d’où je viens, voilà où est ma patrie, mon pays natal. 



Ce livret semble être devenu le centre de l’univers. Je suis sûr qu’on a fait la guerre uniquement pour pouvoir réclamer dans tous les pays livrets de marin ou passeports. Avant la guerre personne ne vous les demandait, et les gens s’en portaient beaucoup mieux. De toute façon, les guerres menées au nom de la liberté, de la démocratie et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sont toujours suspectes. Et ce, depuis que les Prussiens se sont soulevés contre Napoléon. Quand une guerre de libération est gagnée, tous les gens sont ensuite privés de liberté, car la guerre l’a emporté sur la liberté. Parfaitement.   (…)

En ces temps de démocratie achevée, l’hérétique, c’est le sans-passeport, l’individu qui n’a donc pas le droit de vote. À chaque époque ses hérétiques, à chaque époque son Inquisition. Aujourd’hui le passeport, le visa, l’anathème dont est frappée l’immigration, sont les dogmes sur lesquels s’appuie l’infaillibilité du pape, auxquels il faut croire si on veut éviter d’être soumis aux différents degrés de torture. Jadis les tyrans étaient les princes, aujourd’hui c’est l’État. La fin des tyrans passe toujours par la déposition et la révolution, quel que soit le tyran. La liberté de l’homme est, depuis toujours, trop intimement liée à son existence et à sa volonté pour qu’il puisse supporter longtemps une tyrannie, même si cette tyrannie se drape dans l’habit de velours mensonger du droit à la cogestion.  (…)

Mais encore faut-il supporter de rester là, assis ou debout, d’être interrogé sans arrêt, et de ne pas ouvrir la bouche. Notre satanée langue s’active toute seule dès lors que l’on nous a posé une question. La force de l’habitude. Il est en effet insupportable de laisser une question en suspens sans rétablir l’équilibre en y apportant une réponse. Une question sans réponse ne vous laisse pas en repos, elle vous poursuit, s’insinue dans vos rêves et vous empêche de travailler et de réfléchir. Le mot « pourquoi » suivi d’un point d’interrogation est à la base de toute culture, de toute civilisation, de tout développement. Sans ce mot les êtres humains ne sont rien de plus que des singes, et il suffirait d’inculquer ce mot magique aux singes pour qu’ils deviennent aussitôt des êtres humains. Parfaitement.  (…)

Les nations qui se prétendent les plus libres accordent en réalité infiniment peu de liberté à leurs habitants et les maintiennent en tutelle toute leur vie. C’est d’un ridicule achevé. Un pays où on passe son temps à parler de liberté et où on prétend qu’elle n’existe qu’à l’intérieur de ses frontières me semble toujours suspect. Quand je vols une gigantesque statue de la Liberté à l’entrée du port d’un grand pays, je n’ai pas besoin qu’on m’explique ce qu’il y a derrière. Si on se sent obligé de hurler : « Nous sommes un peuple d’hommes libres ! », c’est uniquement pour dissimuler le fait que la liberté est déjà fichue ou qu’elle a été tellement rognée par des centaines de milliers de lois, décrets, ordonnances, directives, règlements et coups de matraque qu’il ne reste plus, pour la revendiquer, que les vociférations, les fanfares et les déesses qui la représentent.  (…)


C’est comme ça que la guerre se perpétue et que les vaisseaux fantômes continuent de sillonner les mers, c’est toujours la même recette. Les hommes suivent un seul modèle pour tout ; il marche tellement bien qu’ils n’ont pas besoin de se fatiguer à en inventer un autre. On n’aime rien tant que les sentiers battus. On s’y sent en sécurité. À cause de cet esprit d’imitation, l’humanité n’a pas accompli de réel progrès depuis six mille ans et, malgré la radio et l’aviation, elle vit dans la même barbarie qu’à l’aube de la civilisation européenne. Le fils suivra les traces du père. Point final. Ce qui était assez bon pour moi, ton père, devra être assez bon pour toi, morveux. La sacro-sainte Constitution, qui était assez bonne pour George Washington et les combattants de la Révolution, est bien assez bonne pour nous. Et elle est bonne, puisqu’elle se maintient depuis cent cinquante ans. Pourtant, même les constitutions qui ont, dans leur jeunesse, eu du feu dans les veines, souffrent avec le temps d’artériosclérose. La meilleure religion a d’abord été superstition païenne, et aucune religion ne fait exception à la règle. C’est seulement en changeant les pratiques, en pensant autrement pour s’opposer aux pères, aux papes, aux saints et aux responsables, que l’humanité a ouvert de nouvelles perspectives et a laissé espérer qu’on pourra peut-être un jour observer quelque progrès. Ce jour lointain sera en vue dès que les hommes ne croiront plus aux institutions, aux autorités, à une religion quelconque, quel que soit le nom qu’on veuille lui donner…   (…)


Beaucoup de vaisseaux fantômes sillonnent les sept mers parce qu’il y a beaucoup de morts dessus. Les morts sont plus nombreux que jamais depuis que la grande guerre pour la liberté a été gagnée. Une liberté qui a imposé à l’humanité passeports et certificats de nationalité, signes de la toute-puissance étatique. L’ère des tyrans, despotes, maîtres absolus, rois, empereurs flanqués de leurs laquais et courtisanes a été vaincue, et celle qui a remporté la victoire, c’est l’ère d’une tyrannie plus grande encore, c’est l’ère du drapeau national, l’ère de l’État et de ses laquais.

Érigez la liberté en symbole religieux, et elle déclenche les guerres de religion les plus sanglantes. La vraie liberté est relative. Aucune religion ne l’est. Et celle de l’appât du gain encore moins que les autres. C’est elle la plus ancienne de toutes, elle a les meilleurs prêtres et les plus belles églises. Yes, Sir.  (…)


Je n’ai pas le mal du pays. J’ai appris que ce qu’on appelle son pays natal, et qui devrait être sa patrie, est mis dans la saumure et conservé dans des dossiers, qu’il est représenté par des fonctionnaires qui chassent si bien le véritable attachement au pays natal qu’il n’en reste plus la moindre trace. Où est ma patrie ? Là où personne ne me dérange, ne veut savoir qui je suis, ce que je fais, d’où je viens, voilà où est ma patrie, mon pays natal.  (…)

Seul l’homme, l’humble individu, doit respecter la loi, l’État n’y est pas obligé. Il est tout-puissant. L’homme doit avoir de la moralité, l’État, quant à lui, n’en connaît aucune. Il assassine, vole s’il le juge bon ; il arrache les enfants à leur mère, brise les liens du mariage s’il le juge bon. Il fait ce qu’il veut. Pour lui, il n’y a pas de Dieu en qui il contraint les gens de croire sous peine de mort ou de châtiment corporel, pour lui il n’y a pas de commandements divins qu’il inculque aux enfants à coups de trique. Il élabore ses propres commandements de façon à être le Tout-Puissant, l’Omniscient et l’Omniprésent. 

Puis, si ses commandements ne lui conviennent plus, il les transgresse aussitôt. Il n’a aucun juge au-dessus de lui pour lui demander des comptes et, si l’homme commence à se méfier, il lui agite devant les yeux le drapeau tricolore avec force slogans patriotiques, si bien que le malheureux en est tout étourdi, d’autant plus qu’il lui hurle à l’oreille : « maison et foyer – femme et enfant » et lui bourre le crâne avec le passé glorieux de son pays. Les gens répètent alors ces slogans sans réfléchir, parce que le Tout-Puissant, à force de travail incessant, les a rabaissés au rang de machines et d’automates qui remuent bras, jambes, yeux, lèvres, cœur et cellules grises exactement comme l’État, idole toute-puissante, l’exige.

 Même le bon Dieu Tout-Puissant n’a pas réussi à aller aussi loin, et pourtant il avait lui aussi quelques pouvoirs. Mais il n’est qu’un pauvre apprenti comparé à ce nouveau monstre. Ses créatures humaines agissaient à leur guise dès lors qu’elles étaient capables de bouger bras et jambes. Elles lui avaient faussé compagnie et, refusant de respecter ses commandements, avaient péché avec un plaisir fou et fini par le destituer. Le nouveau dieu tout-puissant leur donne plus de mal car il est encore jeune, si bien qu’elles n’osent pas lui marcher sur les pieds et cueillir la pomme.   (…)

 http://gen.lib.rus.ec/foreignfiction/index.php?s=traven&f_lang=French&f_columns=0&f_ext=All

http://acontretemps.org/spip.php?rubrique22

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