lundi 31 décembre 2018

" Davy Crockett et les Peaux-Rouges " par Tom Hill


Davy, tout heureux, repartait pour le vaste monde en quête de nouveaux exploits. Ne voulant plus retourner en classe, il s’était sauvé de la maison. Maintenant il reprenait la route en compagnie de son frère Bill et du patron de celui-ci, Jesse Cheek. Il s’agissait de convoyer encore un troupeau de bêtes à cornes en Virginie où Davy avait déjà fait un premier voyage. Celui-ci, malgré quelques vicissitudes, avait été fort riche en événements extraordinaires. 

Davy se réjouissait donc de retraverser ces belles contrées. Sans doute, d’autres aventures l’y attendaient. Bien plus palpitantes, assurément, que la vie scolaire et les plates besognes quotidiennes auxquelles il avait été astreint depuis qu’il était rentré de Virginie, après sa fuite de la ferme de Siler. 

L’école ! Il ne l’avait fréquentée qu’une semaine. Huit jours seulement ! Une éternité !


Par conséquent, c’est avec une évidente satisfaction qu’à un tournant du chemin, Davy jeta un dernier regard sur sa région familière. Il poussa un soupir de soulagement. Plus rien ne pouvait désormais s’opposer à son départ. (…)

A la stupéfaction de Davy et de Bill, quelques femmes se trouvaient mêlées à cette multitude. Elles tenaient aussi à montrer leur adresse au tir. Leur présence étonnait les deux frères, qui cependant savaient parfaitement que les femmes également étaient capables de manier un fusil.

Les garçons ne connaissaient pas grand monde parmi ces tireurs dont ils suivirent cependant avec intérêt les prouesses. D’élimination en élimination, trois hommes seulement restèrent en présence. Pour les départager, on attacha une pièce de monnaie à une branche au moyen d’une ficelle. Chacun à son tour visa longtemps et soigneusement cette cible qui oscillait dans le vent. Le premier rata son coup, mais les deux autres firent mouche. Alors la question se posa de savoir ce qu’on allait faire. Une seule récompense était prévue : une magnifique corne à poudre. Les discussions allaient leur train sans qu’il fût possible de découvrir un objectif suffisamment difficile à atteindre d’un coup de fusil. A la fin Davy ne put plus se contenir. Il bondit hors du groupe d’hommes et proposa de faire comme les Indiens : tirer à travers la flamme d’une bougie sans l’éteindre. Tous regardèrent Davy et se mirent à rire.

« Ecoute, mon ami, il faudrait être presque un Indien pour réussir un coup pareil », dit un chasseur, un grand gaillard aux larges épaules qui passait pour un fusil hors ligne. Il n’avait pas pris part au concours. Comme il gagnait toujours, cela ne l’intéressait plus. Après avoir examiné quelques instants Davy, il lui demanda d’où il venait. 

« Du Tennessee, répondit Davy.

— Et tu t’appelles Davy Crockett, poursuivit l’homme avec un sourire. J’ai passé une nuit à l’auberge de ton père et j’ai entendu raconter pas mal de choses sur ton compte. Vous voyez, cria-t-il en s’adressant au groupe qui se tenait près de lui vous avez devant vous le futur grand chasseur du Tennessee. Avec lui, je veux bien me mesurer. »

Les regards de tous se braquèrent sur Davy. Les deux rivaux furent oubliés. Ceux-ci se mirent à pousser comme les autres des cris d’enthousiasme en apprenant que Lawrence White, le trappeur, allait prendre part au concours. Aux yeux de ces hommes, Davy ne comptait guère. Ils le considérèrent cependant avec un certain respect puisqu’un chasseur de la classe de White le trouvait digne de lui.

« White veut sans doute nous amuser », supposèrent quelques-uns tandis que les femmes trouvaient de mauvais goût qu’un adulte se permît de se moquer de la sorte d’un pauvre gamin. (…)

« Que se passe-t-il donc ?… Lawrence serait-il retombé en enfance pour se mesurer avec un gamin ? » Et il éclata d’un rire tonitruant. La foule imposa silence à l’importun. Davy lui jeta un regard. Il tressaillit. Ce garçon au ricanement imbécile lui rappelait fâcheusement Ronald, un gamin sournois et méchant, avec lequel Davy s’était battu à l’école. Il crut même un court instant avoir affaire à lui. Mais Jesse Cheek empoigna le gars par le bras et lui enjoignit durement de se taire pendant le tir.
Davy releva son fusil et visa. Cependant, fort troublé par cet incident, il craignait à présent de ne pouvoir atteindre la cible. (…)


Le lendemain matin, Davy descendit de bonne heure afin de prendre congé de Lawrence White. Plantés au milieu de la cour, ils s’entretinrent un bon moment à voix basse. Dans la fraîcheur matinale, leur haleine sortait comme givrée de leur bouche.
« Oui, Davy, dit White tout en enfilant sa canadienne fourrée, car il frissonnait, tu as peut-être, raison de vouloir rester ici quelque temps afin de surveiller les parages. Néanmoins, cette nuit j’ai réfléchi qu’il ne serait tout de même pas très prudent de mêler un gars aussi jeune 
que toi à ces périlleux agissements.
— Bien sûr, répondit Davy désappointé, mais j’aimerais tellement vous aider à dépister les machinations des Indiens ennemis.
— Je le sais, mon ami. Je ne doute pas de tes excellentes intentions. Je n’ai toutefois pas le droit de charger tes faibles épaules d’un si lourd fardeau. En revanche, durant votre voyage de retour, ouvrez l’œil, ton frère et toi ! Vos observations pourront alors m’être utiles. Si vous avez quelque chose à me signaler, vous pourrez toujours le faire grâce au mot de passe que je vous ai donné. Souviens-toi ! Noël Blanc ! C’est compris ? J’espère que nous nous reverrons bientôt. » (…)




Karen Brunés ( 1893-1977 ) est un écrivain danois. Sous le pseudonyme de Tom Hill, elle a publié la série des aventures romanesques de Davy Crockett. 

Ce n'est qu'à la quarantaine passée qu'elle publie, sous le pseudonyme masculin de Stephan Brunés, ses deux premiers vrais romans : Ivan (1936), dont l'action se déroule dans la Russie des tsars et Mala fra finske skove (Mala dans les forêts finlandaises) (1943).
C'est lors d'un voyage aux Etats-Unis en 1956 qu'elle entend parler du héros populaire Davy Crockett et qu'elle découvre en lui un véritable défenseur des Amérindiens. Elle écrit une quinzaine de livres sur ce héros, publiés sous le pseudonyme de Tom Hill.


Davy Crockett, né David Stern Crockett

 le 17 août 1786 dans le
comté de Greene, alors dans l’État de Franklin, et mort le 6 mars 1836 au siège de Fort Alamo, est un soldat, trappeur et homme politique américain. Plusieurs fois élu représentant de l’État du Tennessee au Congrès des États-Unis, il devient un héros populaire de l’histoire des États-Unis.

Le 24 septembre 1813, il sert dans le Second Regiment of Tennessee Volunteer Mounted Riflemen pendant 91 jours et participe en compagnie de tribus indiennes amies à la guerre des Creeks de 1813, au cours de laquelle les Creeks sont manipulés par les spéculateurs immobiliers, dans le sillage de la guerre anglo-américaine de 1812, sous les ordres du futur président Andrew Jackson. Il devient juge de paix en 1817 avant d’intégrer la milice l’année suivante avec le grade de colonel. Il est ensuite désigné pour siéger à l’assemblée législative du Tennessee en 1821 et 1823, où il défend les coureurs de bois et les premiers colons contre les spéculateurs.

De 1827 à 1835, il est plusieurs fois élu représentant du Tennessee au Congrès. Il siège au Capitole avec ses vêtements de trappeur et y soutient les pionniers du Tennessee qui vivent sur des terres distribuées après la guerre d’indépendance à des soldats qui les ont souvent ensuite revendues à des spéculateurs. Ces pionniers pensaient pouvoir occuper ces terres, qu’ils croyaient abandonnées par les militaires, mais se voient ensuite réclamer des fermages par les spéculateurs, pour des montants qu’ils ne peuvent guère honorer, car ils vivent pour la plupart de chasse, de pêche et d’agriculture de subsistance.

Ami proche de nombreux Amérindiens, dont il partage la vie sur la frontière sauvage, Davy Crockett s’oppose au président démocrate Jackson, pourtant membre comme lui du parti démocrate, sur l’Indian Removal Act de 1830, qui vise à ouvrir de nouveaux territoires à la colonisation. Son opposition à Jackson ne l’empêche pas d’être réélu en 1827 avec l’étiquette démocrate, mais est la cause de son échec à l’élection de 1830. Crockett est cependant réélu en 1833, à une époque où le parti démocrate est profondément divisé sur la question de l’abolitionnisme et du traitement à réserver aux Indiens. La majorité des élus du parti est acquise aux planteurs et aux spéculateurs fonciers à partir des années 1840, entraînant de nombreux départs.

En 1834, il publie une autobiographie A Narrative of the Life of David Crockett7. En 1835, il est à nouveau défait à l’élection et part pour le Texas.

Il s’engage peu après cette défaite électorale dans la Révolution texane au Mexique. Le 14 janvier 1836, il prête serment avec 65 hommes d’aider le gouvernement provisoire du Texas, sous la houlette de Samuel Houston. Chaque homme reçoit la promesse d’une récompense de 4 605 acres (19 km2) de terre. Le Texas est alors disputé entre les 70 000 colons américains qui s’y sont installés, dont des Français venus de Mulhouse à Castroville, et les colons mexicains.
Il prend part à la défense d’Alamo (23 février - 6 mars 1836) et se voit confier la garde de la palissade sud. La légende a retenu qu’il aurait disparu en effectuant une sortie ; le journal de José Enrique de la Peña affirme qu’il a été fait prisonnier par le général mexicain Manuel Fernández Castrillón  et qu’il a été exécuté sommairement avec une douzaine d’hommes sur l’ordre du commandant des troupes Antonio López de Santa Anna. Cette version est cependant contestée. Les rares survivants d’Alamo affirment avoir vu le corps de Davy Crockett lors de l’assaut final. Son fusil qu’il avait surnommé « Vieille Betsy » en hommage à sa sœur est exposé à San Antonio dans le musée Alamo.

En 1838, Robert P. Crockett vient au Texas réclamer les terres promises à son père.




lundi 24 décembre 2018

" Meeting Snowden " par Flore Vasseur






Le temps d'une rencontre inédite, Edward Snowden, Lawrence Lessig et Birgitta Jónsdóttir, figures de la lutte pour les libertés, s'interrogent sur l'avenir de la démocratie. Députée islandaise depuis 2009, Birgitta Jónsdóttir se mobilise pour redonner le pouvoir au peuple. Professeur de droit à Harvard et pionnier de l'Internet libre, l'Américain Lawrence "Larry" Lessig dénonce sans relâche l'influence délétère de l'argent sur la politique et la collusion des élites, qui mine l'intérêt général. Quant à son compatriote Edward Snowden, ancien collaborateur de la CIA et de la NSA, il a révélé la surveillance généralisée de la population et des alliés des États-Unis, et vit désormais en Russie, où il a obtenu un asile politique d'autant plus précaire que les relations entre les deux pays apparaissent aujourd'hui illisibles. Tandis que, depuis Moscou, Vladimir Poutine règne en maître sur la scène internationale, son homologue américain Donald Trump, pur produit de la société du spectacle, s'installe aux commandes de la première puissance nucléaire avec autoritarisme… Cette nouvelle page de l'histoire signera-t-elle la fin de la démocratie ? Figures de proue d'un mouvement mondial de défense des libertés, ces trois compagnons de lutte, qui s'estiment et s'entraident à distance sur Internet, se sont rencontrés pour la première fois en secret à Moscou, à la veille de Noël. Ils ont autorisé les caméras de Flore Vasseur à capter cette conversation hors norme, au fil de laquelle émergent des questionnements essentiels : comment sauver la démocratie ? Qu'est-ce que l'échec ? Qui écrit l'histoire ? Documentaire complet de Flore Vasseur

Claude Lévi-Strauss, un anarchiste de droite

 S'il est un plan où je reconnais la supériorité absolue de la civilisation où je suis né, qui fait que j'y suis profondément attaché, c'est celui de la pensée scientifique. 


Alors, que le XIXe siècle ait péché par excès d'enthousiasme, qu'il ait été un siècle scientiste ne me gène pas du tout. C'était, surtout, un siècle merveilleux, dans la mesure où restaient tant de domaines encore inexplorés qu'il suffisait de se baisser pour ramasser des trésors.

Cela est très biographique, et ce qui est biographique n'intéresse pas beaucoup les gens, en général. Disons que j'étais troublé, au cours de mes dernières années de lycée, de ne jamais entendre certains noms, ceux de Marx, de Proudhon, etc. Pendant les vacances - je devais avoir dans les 17 ans - j'ai rencontré un jeune socialiste belge, un ami d'amis. Je me suis ouvert à lui et comme il aspirait au rôle de théoricien dans le Parti ouvrier belge, il entreprit de m'endoctriner ou plus exactement, de me fournir des lectures. C'est donc sous son égide (ou sa férule) que j'ai commence à lire Marx et d'autres auteurs. (...)

- Vous étiez de gauche ... 

- Oh ! J'étais ardemment de gauche. 

- Comment s'est produit le changement ? 


- Progressivement. D'abord, au cours des années d'expédition au Brésil ; puis, quand, pendant la guerre, j'ai été réfugié aux Etats-unis. A ce moment-la, le problème ne se posait plus dans les mêmes termes. On n'était plus tellement de gauche ou de droite. mais gaulliste ou vichyste. Au reste. j'étais complètement absorbé, mangé par mon travail théorique. Je me donnais énormément de mal pour étudier les dossiers ethnologiques ; j'avais le scrupule de ne pas écrire une ligne que je ne crusse bien fondée, alors que le jugement politique me paraissait à fleur de peau, ou viscéral, comme on voudra : en contradiction avec cette hygiène mentale. J'ajouterai encore ceci, qui est essentiel, peut-être : j'avais été pacifiste avant la guerre, et je m'étais trompé ; et, quand on s'est trompé si gravement, il n'y a qu'une conclusion à tirer : c'est qu'on n'a pas la tête politique. On ne se mêle plus de donner des leçons. 

- Alors, maintenant vous êtes de droite ? 

- Je dirais plutôt : un vieil anarchiste de droite ... (...)

- Tout en étant anarchiste de droite. vous êtes reste fidèle à Marx. 

- Je lui reste fidèle, non pas, disons, sur le plan des idées politiques, mais parce que je lui suis redevable de deux idées qui restent pour moi centrales et qui ont toujours orienté ma pensée.
  
- Et qui sont ?  

- Qui sont : 1. La conscience, qu'elle soit individuelle ou collective, est trompeuse vis-à-vis d'elle-même et, par conséquent, si l'on veut atteindre des réalités plus solides, il faut descendre en dessous du niveau de la conscience, ce qui, pour moi. n'est pas autre chose que transposer aux sciences humaines et sociales la distinction philosophique de Locke et de Descartes entre qualités secondes et qualités premières (les qualités secondes sont trompeuses ; les qualités premières, elles, correspondent à la réalité). 2. Marx m'a enseigné ? parce que je crois que c'est lui qui l'a inventée ? la méthode des modèles dans les sciences humaines et sociales. (...)

En fait, la philosophie française depuis Descartes était restée dominée par la notion de sujet. Si l'on voulait atteindre d'autres verités, il était essentiel de choisir un autre point de vue, différent.
  
- Vous avez même écrit que Sartre pratiquait, à l'égard des sociétés primitives, un "cannibalisme intellectuel " encore plus horrible que le cannibalisme ordinaire. 

- Sartre ne s'est, en réalité, jamais intéressé aux " sauvages " (entre guillemets). Une seule humanité valait pour lui, c'était cette portion d'humanité qu'il considérait comme seule historique. 

- Le féminisme, non plus, ne vous aime pas beaucoup. D'abord par ce que vous avez écrit, dans « Les Structures », que la polygamie était naturelle à l'homme. Cela vous a abondamment été reproché.
  
- C'est possible, bien que cela me semble assez évident. 

- Comment vous situez-vous par rapport à ce mouvement de pensée, dont le dernier avatar est le livre d'Elisabeth Badinter, qui n'est pas très aimable pour vous ?  

- Je ne l'ai pas lu. Bon ! Je pourrais avancer un argument « ad hominem » ? « ad feminam », plutôt ? à savoir que, avant de prendre ma retraite au Collège de France, j'ai réussi à faire élire, dans une autre chaire, une femme en qui je voyais mon successeur : Francoise Héritier. Ce qui prouve que je n'ai pas de préjuge contre le sexe. (...)

- Je n'ai jamais, à aucun moment de ma vie, été troublé par une inquiétude religieuse. C'est quelque chose qui ne m'a jamais effleuré. 

- Oui, en plus, pour vous, le monothéisme est quelque chose de ...  

- ... qui me rebute. Toutes mes sympathies vont plutôt ...  
- Au polythéisme ... ?  

- Au shintoïsme.  (...)

Dans « La Pensée sauvage », vous parlez de l' « indigence » de la pensée religieuse. Toute pensée religieuse est-elle donc indigente ?  

- Je voulais dire par là que la pensée religieuse bute toujours sur les mêmes problèmes, qui sont peu nombreux et. au fond, elle a peu de solutions différentes à offrir. Naturellement, les religions ont bâti des constructions très savantes et très poétiques pour résoudre ces trois ou quatre problèmes, celui du Mal, celui de la transcendance et d'autres.  

- Iriez-vous jusqu'à dire que la pensée religieuse est une dégradation par rapport a la pensée mythologique ?
  
- Non ! Parce que, en réalité, la pensée mythologique, malgré toute sa complication, est très pauvre. C'est ce que j'ai essayé de montrer dans « Mythologiques ». Au fond, elle se réduit, elle aussi, à quelques propositions, qu'elle met en oeuvre inlassablement.  

- Mais alors, quelle différence y a-t-il entre les deux pensées ?  

- La différence est fondamentale. La pensée mythologique déborde toutes les catégories ; elle s'efforce de répondre à tous les problèmes que l'homme peut se poser : religieux. métaphysiques, mais aussi physiques, sociologiques, juridiques, psychologiques, esthétiques. et elle prétend donc faire à la fois ce que fait la religion et ce que fera, plus tard, la science. Nos religions, quant à elles, ne cherchent à répondre qu'à certains problèmes, et elles le font, je dirais, en se fondant sur l'idée (qui m'a toujours été étrangère) de la possibilité d'une communication personnelle entre Pierre, Paul ou Jacques et une entité surnaturelle.  

- C'est une chose que vous ne concevez pas ... 

- En effet. A mon sens, la pensée religieuse est plus limitée dans son champ, et beaucoup plus ambitieuse dans une seule de ses prétentions.  

- Elle n'a plus les moyens de ses ambitions ?

- Sauf, peut-être, chez les saints et chez les mystiques. 

- En 1971, vous avez fait à l'Unesco un scandale dont on se souvient encore. Dans cette  conférence (« Race et culture »), vous introduisiez une différence entre racisme et xénophobie ...

- J'ai réagi contre cette tendance qui consiste à banaliser la notion de racisme, qui désigne une doctrine fausse mais précise à en faire une sorte d'amalgame qui ne veut plus rien dire. Quand on dénonce comme racistes un attachement à certaines valeurs, un manque de goût pour d'autres - attitudes excusables ou blâmables, mais profondément ancrées dans les communautés humaines - on aboutit à ceci : les gens a qui on fait ce reproche se disent « Si c'est ça le racisme, alors, moi, je suis raciste ». Et il me semble qu'on fabrique ainsi des racistes.  (...)

- Une obsession que l'on trouve dans beaucoup de vos ouvrages, c'est l'avènement d'une monoculture de masse.

- Nous sommes placés, en effet, devant un pari : l'Histoire nous enseigne que l'humanité n'a jamais trouvé son originalité que dans un certain équilibre entre l'isolement et la communication. II a fallu que les cultures communiquent, sinon elles se seraient sclérosées. Mais il a aussi fallu qu'elles ne communiquent pas trop vite, pour se donner le temps d'assimiler, de faire leur ce qu'elles empruntaient au-dehors. Le pari est que ça continuera.

- Spontanément ? 

- A mesure que nous verrons l'humanité s'homogénéiser se créeront, en son sein, d'autres différences. Quelques signes avant-coureurs se manifestent : par exemple, la multiplication des sectes en Californie (j'y ai passé quelques semaines à la fin de 1984) ; ou encore des phénomènes qui nous paraissent pathologiques, comme la difficulté croissante de communication entre les générations, mais qui ont peut-être un côte positif que nous ne soupçonnons pas. Plus l'humanité devient grosse, si je puis dire, moins elle devient transparente à elle-même.  (...)

- Mais nous ? Nous avons perdu cet équilibre avec la nature ...  

- C'est extrêmement difficile à dire. D'abord, le progrès de la science et de la technique a donne l'impression que l'humanité avait à sa disposition des ressources illimitées et que, donc, le problème ne se posait pas. Et on s'est aperçu tardivement qu'il se posait tout de même. Je ne sais pas, on verra. 

- Vous dites beaucoup : quand on gagne sur un plan, on perd sur d'autres. 

- Oui, je crois qu'en effet chaque formule sociale représente un choix, et que, dans un choix. on gagne et on perd. L'agriculture en est un exemple. 

- Comment ça ? 

- Parce qu'en choisissant cette formule on a privilégié des productions qui sont, certes, d'un plus grand pouvoir calorique. mais de moindre valeur nutritive ; et, d'autre part, du même coup, on a ouvert le champ aux maladies infectieuses par le défrichage, la création de marais, et encourage la prolifération d'insectes nuisibles, qui ont parasité d'abord le bétail, puis les hommes.
  
- Donc, il n 'y a pas de progrès. 

- II y a des progrès, parce que c'est pour faire un progrès qu'on accepte une régression dans un autre domaine. Et l'un d'eux est incontestable, c'est la connaissance scientifique, que je tiens pour un progrès absolu. 

- Mais quel est le coût de ce progrès ? Y a-t-il une contrepartie ?  

- La contrepartie, c'est que les trois quarts du progrès scientifique sont destinés à neutraliser les inconvénients qui résultent du dernier quart. (...)


- Dans votre dernier ouvrage, « La Potière jalouse », vous écrivez que Freud a suivi une fausse piste ouverte par Vico, Rousseau et Voltaire. Quelle est-elle ? 

- Cette piste a consisté à faire dériver de l'affectivité des phénomènes qui, en réalité, étaient des phénomènes cognitifs. Ils ont tous trois considéré que, dans l'expression linguistique -  « langagière » comme on dit aujourd'hui - ce qui était premier, c'était la métaphore. Les hommes auraient d'abord pensé en poésie avant de penser rationnellement. Mais les sources de cette poésie, ils les cherchaient essentiellement dans les émotions. Au contraire, j'essaie de montrer que la métaphore à laquelle je donne la même priorité est un processus intellectuel. 

- Vous n'aimez pas le XXème siècle. Dans quel siècle auriez-vous aimé vivre ? 

- Il est toujours très difficile de répondre à cette question, car elle implique une question préalable : de quel côte de la barricade me trouverais-je si je vivais dans ce siècle-la ?

- Supposons cette question résolue. 

- Je me sens une âme du XIXe siècle. 

- Pourquoi ?

- Parce que c'était un siècle où, déjà, les moyens de communication étaient suffisants pour que, sans y passer des années entières, on pût se transporter d'une extrémité à l'autre de la Terre, et où, en même temps, continuait à subsister dans une large mesure tout ce qui avait fait la richesse et la diversité humaines.  

- Mais c'est un siècle scientiste. 

- S'il est un plan où je reconnais la supériorité absolue de la civilisation où je suis né, qui fait que j'y suis profondément attaché, c'est celui de la pensée scientifique. Alors, que le XIXe siècle ait péché par excès d'enthousiasme, qu'il ait été un siècle scientiste ne me gène pas du tout. C'était, surtout, un siècle merveilleux, dans la mesure où restaient tant de domaines encore inexplorés qu'il suffisait de se baisser pour ramasser des trésors. (...)


- Oui, mais la connaissance de ces choses a une utilité pour le monde actuel. Du moins, le pensez-vous ... Sinon ... Pensez-vous au fait que votre savoir est utile aux hommes du Xxe siècle ? 

- Je vous répondrai que je ne m'en soucie pas. Et si je me demande en quoi il peut être utile. je dirai : il accroît notre connaissance de l'homme. Je ne sais pas à quoi ça servira ni si ça servira à quelque chose. Mais la connaissance me semble un but en soi. Peut-être contribue-t-elle a inspirer une certaine sagesse. Je n'oserai dire plus.  

mercredi 12 décembre 2018

Mix & Remix : Je ne cherche pas à choquer gratuitement dans mes dessins.


Vous signez des dessins sur l’actualité suisse et internationale dans l’hebdomadaire helvétique l’Hebdo. Quel a été votre parcours auparavant ?

J’ai toujours apprécié dessiner. Lorsque j’étais étudiant, je participais déjà à un journal réalisé dans mon collège. J’ai ensuite étudié la peinture aux Beaux-arts de Lausanne. Mais je ne me voyais pas continuer et percer dans cette voie. Je me suis orienté vers le dessin publicitaire. J’ai illustré de nombreuses affiches et autres plaquettes de communication. J’ai aussi réalisé des dessins pour des événements plus « underground » : des affiches pour des groupes de rock, etc. Je me suis mis au dessin de presse tardivement… vers mes 40 ans !

Comment avez-vous été amené à réaliser des dessins de presse ?

Entre 1988 et 1992, j’ai réalisé des strips pour l’HebdoCrittin, un de mes amis, écrivait ses Histoires mécaniques. Nous mettions en scène des robots d’une manière assez surréaliste. L’Hebdo nous a demandé d’arrêter cette série. Je voulais continuer à travailler pour ce journal et je leur ai proposé de faire du dessin d’actualité. Cela me semblait logique d’aller dans cette voie car L’Hebdo est un hebdomadaire d’actualité. Auparavant, je n’avais jamais pensé faire ce métier-là. J’ai commencé à leur fournir des sujets et je me suis aperçu que le dessin de presse me convenait très bien. Les idées venaient facilement.
J’ai changé mon trait pour l’occasion. Le dessin d’actualité demande une certaine humanisation du dessin. J’ai dessiné des petits bonhommes simplifiés avec des pattes et des bras filiformes, tout en accentuant leur nez pour être plus dans le registre humoristique.

C’est aussi une manière de représenter les gens d’une manière neutre, de faciliter l’identification des lecteurs à vos personnages.

Oui, bien sûr. Je ne suis pas caricaturiste. Je n’en ai pas le talent. Je préfère dessiner des personnages neutres. C’est assez rare quand je dessine un personnage existant. Je le fais de temps en temps avec les grands de ce monde : Nicolas Sarkozy, Barack Obama, etc.
 
Votre trait a évolué vers plus de synthèse.

En effet. Je m’en aperçois lorsque je regarde des dessins que j’ai réalisés il y a quelques années. En 2004, j’ai commencé à travailler pour la télévision. Je dessine en direct pour un débat politique. Je dois aller très vite pour partager mes idées dans l’instant. J’en ai acquis une spontanéité, proche du croquis. Je collabore à l’émission politique Infrarouge sur la Télévision suisse romande. Depuis dix-huit mois, je réalise un strip par jour pour l’application iPhone du journal l’Hebdo. Je réalise depuis lors cinq strips par semaine. Ces deux expériences ont eu une incidence sur mon graphisme.
Quels sont vos maîtres dans l’humour ?

J’apprécie particulièrement Voutch, mais ce n’est pas vraiment une influence. Quand j’étais plus jeune, j’étais un grand lecteur des œuvres de Mandryka, de Gotlib, de Reiser. J’aime aussi beaucoup le trait de Charles Schulz.
Pourquoi avez-vous eu envie de réaliser des strips ?

J’évoque l’actualité dans le dessin de presse et il y a toujours du grain à moudre dans ce domaine ! Les idées viennent facilement en lisant les journaux ou en regardant les informations à la télévision. Tandis que pour les strips, la recherche des idées est plus délicate, plus difficile. Je m’assieds à ma table en espérant avoir une idée rapidement. Il faut aussi sans cesse garder à l’esprit qu’il faut se renouveler, tant dans le propos que dans l’atmosphère. C’est à chaque fois un challenge de boucler un strip.
Les dessins de presse vieillissent aussi terriblement vite, car on colle à l’actualité. En Suisse, un éditeur publie chaque année un recueil de mes dessins de l’année. Les lecteurs ont ainsi une sorte de livre d’archives avec les moments-clefs de l’année écoulée. Il m’est arrivé de regarder des dessins quelques années après les avoir réalisés. Je ne les comprenais plus. Et pour cause : ils n’étaient plus d’actualité.

Votre travail est peu connu en France et en Belgique. Comment l’expliquez-vous ?

Je suis publié dans Lire et le Courrier International. Mais c’est vrai que je travaille essentiellement pour la Suisse. Je ne recherche pas spécialement à me faire connaître au-delà des frontières. Je laisse évoluer tout cela gentiment. Un livre reprenant mes strips vient cependant de paraître chez Buchet-Chastel.

Ne souhaitez-vous pas travailler sur un format narratif plus long ?

Non. J’apprécie ce rythme synthétique, ramassé et immédiatement efficace. Mon dessin est trop limité pour que je trouve mes marques en bande dessinée.
Vous traitez des problèmes actuels, comme par exemple la burqa ou la position de l’Église sur l’usage du préservatif. Est-ce difficile de garder un juste ton ?

La plupart des problèmes de société sont moins sensibles en Suisse qu’en France. Même si c’est vrai, l’Union Démocratique du Centre, un parti politique, a mené une campagne contre les minarets. Les Suisses se sont exprimés et on voté contre. Mais c’est un faux problème. Les différentes communautés sont apaisées dans notre pays. Comme on le dit chez nous : il n’y a pas le feu au lac !



Je ne cherche pas à choquer gratuitement dans mes dessins. J’ai horreur de la provocation gratuite. Mais si une idée me fait rire, j’y vais. Je veille à rester en dehors de la politique. C’est pour cette raison que je ne réalise pas d’affiche pour des partis politiques ou pour les campagnes accompagnant les consultations populaires. Je suis ainsi libre de pouvoir taper à droite, comme à gauche. J’accorde encore plus d’importance à l’objectivité dans mon travail depuis que je travaille pour cette émission télévisée politique. D’autant qu’elle est diffusée par le service public. Je suis politiquement détaché, ce qui me permet de ne pas taper sur le même clou !


samedi 8 décembre 2018

" Le Pays où l'on n'arrive jamais " par André Dhôtel

Et, surtout, ajoutez à votre collection, pour le prix dérisoire et supplémentaire de soixante-quatorze francs, cette cravate lumineuse, étincelante et phosphorescente qui est la découverte du siècle, et où vous pouvez voir le soleil au milieu de la nuit et les étoiles en plein jour

Mais quelles que soient les aventures nouvelles qui nous attendent en compagnie d’un cheval pie traversé par la foudre,

JAMAIS NOUS NE QUITTERONS LE GRAND PAYS.


Gaspard ne fut nullement frappé du fait que cette affaire d’enfant fuyard se poursuivait dans la région de Lominval. Il ne connaissait pas mieux Laifour qu’Anvers ou Revin. Un beau visage soudain lui apparaissait. Des yeux bleus, une chevelure étincelante, des vêtements pleins de grâce. Cela ne l’étonnait guère, mais il devinait dans ces yeux inconnus d’enfant je ne sais quelle flamme aiguë. Un enfant qui réussit à traverser toute la Belgique pour venir dans la grande forêt doit être animé d’une résolution étrange. Les raisons qui le poussaient, Gaspard ne s’en faisait aucune idée. Il imaginait simplement ces yeux bleus où il y avait comme une fissure éblouissante.(…)

Il se faisait cette réflexion tout en longeant les murs de l’église, lorsque de l’abri d’un contrefort s’élança soudain vers lui un enfant d’une quinzaine d’années qui ressemblait en tout point au portrait du communiqué. Pantalon gris, chemisette de laine. Dans le visage de l’enfant, amaigri et déchiré par les ronces, et qu’encadraient des cheveux en désordre, poussiéreux et d’un éclat magnifique, brillaient des yeux où filtrait une lumière d’une dureté angélique. Gaspard demeura stupéfait. L’enfant l’examinait avec attention et sembla même, en ces brefs instants, s’intéresser à Gaspard. Il allait parler lorsqu’une autre voix se fit entendre à dix pas de là. C’était la voix du garde champêtre :
« Voilà bien un quart d’heure que je te vois tourner autour de l’église. Tu n’échapperas pas, cette fois. » (…)

Les paroles qu’il avait entendues étaient tout à fait contradictoires. Certainement, elles ne pouvaient concerner que cet enfant qu’il avait vu, hagard et magnifique. Comment expliquer qu’il avait quitté son père pour rejoindre sa famille ? Peut-être que sa mère, pour quelque raison, avait dû s’éloigner de la maison ? Mais qu’il prétende en outre chercher son pays, cela n’avait pas de sens. Sur le signe du premier homme, Gaspard alla quérir le café. L’autre demanda un tilleul.
« C’est bien ce que je ne m’explique pas », disait justement le marchand d’engrais buveur de tilleul. « Comment peut-il chercher un pays ?
— Des idées d’enfant, dit l’autre.
— On croit toujours que les enfants n’ont pas d’idées », concluait le premier.
(…)

Il se recoucha. Il voyait les yeux bleus qui l’avaient regardé avec un air de subtile intelligence, et il lui semblait que ces yeux ne cesseraient plus de le regarder pendant des jours et même des années. Que lui voulait ce regard qui l’emplissait d’un élan d’amour ? Gaspard se leva de nouveau, après avoir attendu deux longues heures sans parvenir à trouver le sommeil. (…)

Au bout d’une heure peut-être, par une contradiction de la nature, ainsi qu’il arrive lorsqu’on décide de ne pas dormir, le sommeil gagna Gaspard. Sa tête alla cogner le gros tuyau de chauffage qui descendait le long du mur. Il se redressa, mais toutes les dix secondes sa tête heurtait brusquement le tuyau et il pensa qu’il n’y avait pas d’autre solution pour rester éveillé que de se tenir debout.

Comme Gaspard se redressait en s’appuyant au tuyau de chauffage, il sentit sous sa main un frémissement qui courait le long du tuyau. Il colla son oreille au tuyau et perçut des coups frappés avec régularité. « Si c’était lui ? » songea Gaspard. Quand les coups s’arrêtèrent, il frappa à son tour avec une clef qu’il sortit de sa poche, et, au bout d’un moment, il reçut la réponse. Il n’y avait rien à comprendre dans une réponse de ce genre, mais c’était une réponse. Gaspard exécuta avec sa clef un petit roulement sur le tuyau, et, peu de temps après, il perçut un roulement analogue. Il sut ensuite ce qu’il devait faire.
(…)

Gaspard tira doucement sur les rênes, de façon que le cheval ne s’engage pas sur la place. Le cheval se détourna de lui-même et passa dans la direction opposée, derrière les boutiques. Il s’arrêta enfin à côté de l’une d’elles qui était une simple tente dressée le long d’une caravane peinte en gris. Sur le côté de la tente et sur la caravane étaient inscrits deux mots qui étonnèrent les garçons, aussi bien qu’Hélène et Niklaas : deux mots en grandes lettres cursives d’un bleu sombre ; MAMAN JENNY.
* *
*
Ils descendirent de la voiture en hâte, sans se préoccuper du cheval, qui d’ailleurs resta tout à fait tranquille et inclina seulement la tête pour mordiller des brins de gazon entre les pavés. Ils contournèrent la tente et furent devant un petit éventaire où étaient alignés des gâteaux saupoudrés de sucre, des pains au lait, des crêpes et des gaufres. Sur le côté, des réchauds avec des moules, des poêles où grésillait la friture. Une femme, jeune encore, au beau visage, aux lourds cheveux blonds, attendait la clientèle. La femme avait des regards patients et simples. Dans ses-yeux bleus néanmoins brillait par instants cette même flamme dure qui avait surpris Gaspard quand il l’avait vue dans les yeux d’Hélène pour la première fois. Hélène s’était avancée en tremblant, tandis que les garçons et Niklaas demeuraient un peu à l’écart.
La femme ne prêta pas grande attention à ces clients éventuels, et elle parut ne s’intéresser nullement à Hélène. Elle avait baissé les yeux. Elle regarda enfin les mains 
d’Hélène.
« Le bracelet, dit Gaspard. Elle a vu le bracelet.
— Est-ce possible ? » murmura la femme.
Elle dit encore comme malgré elle :
« Le bracelet d’Hélène. »
Puis elle leva les yeux vers le visage d’Hélène. Toutes les deux restèrent immobiles et silencieuses un long moment.
« Ce bracelet…, dit encore la femme.
— Je l’avais quand j’étais malade à Stonne, dit Hélène avec une voix ardente.
— A Stonne, reprit la femme. Ce village s’appelait Stonne, c’est vrai. Moi-même j’étais mourante. »
Un long silence encore. Les quelques mots échangés donnaient à l’une comme à l’autre une preuve immédiate et irrécusable. Cependant elles hésitaient à se reconnaître. Elles éprouvaient le besoin de se contempler longuement. Les souvenirs d’Hélène restaient incertains sans aucun doute et, pour maman Jenny, Hélène avait tellement changé depuis le temps de la première enfance, qu’elle parvenait difficilement à retrouver les traits de sa fille. Il suffit de quelques années pour que les êtres les plus proches deviennent étrangers. Seuls les regards… Enfin maman Jenny souleva la toile de sa boutique et vint devant l’éventaire. Elle saisit les épaules d’Hélène dans ses mains.
« Est-ce possible ? dit-elle encore. Je crois que j’ai retrouvé ton regard. Et toi ?
— Ta voix », dit Hélène.
Elles s’embrassèrent. Pendant un long temps, elles semblèrent ne pouvoir dénouer leur étreinte.
« Viens dans ma caravane, dit maman Jenny. Il faut que nous parlions. Je t’attends depuis longtemps.
— Je te cherchais, dit Hélène.
— Tu me cherchais ! »
Niklaas et les garçons demeuraient à distance. Hélène les désigna.
« Avec eux, je te cherchais.
— Comment es-tu venue ici avec eux ? demanda maman Jenny.
— Par hasard, répondit Hélène.
— Montez, vous aussi, dans la voiture, dit maman Jenny. Il faut que nous partions. »
Ils contournèrent la tente de la boutique. Maman Jenny s’écria : 
« Le cheval pie, mon Dieu !
— Tu le connais ? demanda Hélène.
— Nous l’avions quand tu étais avec nous. C’était alors un jeune poulain, tu pourrais t’en souvenir. Je l’ai vendu il y a trois ans. Je ne pouvais plus le garder puisque je devais voyager avec cette voiture et cette caravane. Mais il n’a jamais voulu rester chez son nouveau propriétaire qui est un homme de Revin. Il se sauve au milieu des bois et il galvaude jusqu’à ce qu’il me retrouve dans la région. Je l’ai ramené plusieurs fois à Revin, mais il s’en va toujours. Ainsi il t’a conduite ici. De simples caprices, crois-le bien. Il est possédé par un feu qui n’est pas de ce monde. (...)

Hélène expliqua qu’elle avait rencontré beaucoup d’obstacles. Personne ne voulait la croire. Enfin elle parla du livre d’images où il y avait écrit : Maman Jenny au grand pays.
« Le grand pays ! s’écria maman Jenny. Toi et moi nous savions ce que cela signifiait. »
Hélène lui avoua qu’elle ne comprenait pas encore quel était le grand pays. Jenny la regarda longuement :
« Ce n’est pas étonnant que tu aies oublié cela. J’espérais que si tu l’avais oublié tu pourrais songer à moi.
— J’ai oublié, mais je désirais revoir toujours le grand pays, dit Hélène. Explique-moi. Où est ce pays ? »
Jenny demeura pensive quelques instants. Elle dit :
« Je t’expliquerai demain.
— Pourquoi demain ?
— Demain, reprit Jenny. Nous avons tant de choses encore à nous dire ce soir. Qui sont ceux-là ? »
Elle désignait Niklaas et Gaspard, ainsi que Jérôme et Ludovic qui venaient d’apparaître sur le seuil de la petite porte. Hélène expliqua ce qu’elle savait. Gaspard compléta l’histoire. Jenny voulut que rien ne fût passé sous silence, ni le voyage aux Bermudes, ni les fantaisies d’Emmanuel Residore. Quand on eut terminé par la dernière rencontre de Gaspard et d’Hélène avec Niklaas, dont la voiture avait versé sur le chemin de la forêt, Jenny conclut :
« Ce sont de bien belles histoires. Mais ne vas-tu pas regretter M. Drapeur et M. Residore ? Faut-il que tu aies abandonné pour moi de telles chances ? Ne valait-il pas mieux que tu poursuives une si belle carrière et que tu viennes me voir de temps à autre ? Qu’ai-je à te donner ?
— Je veux vivre chaque jour avec toi dans le grand pays, dit Hélène.
— Nous en parlerons demain », répondit encore Jenny.
La nuit était très avancée lorsqu’on eut épuisé toutes les questions sinon celle du grand pays. Gaspard apprit que ses propres parents se retrouvaient parfois sur les fêtes et sur les marchés avec Jenny, et que Mme Fontarelle avait prédit qu’Hélène reviendrait par une nuit d’été. Tout était changé vraiment. C’était une autre vie. (...)

En ces jours, en cet automne éblouissant des contrées du sud, Gaspard comprit donc l’éclat étrange des yeux d’Hélène, car lui-même, ainsi qu’elle le lui dit, eut cet éclat dans son regard. C’est sans doute le signe de l’étonnante et cruelle nostalgie qui fait désirer pour chacun une vie plus grande que les richesses, plus grande que les malheurs et que la vie même, et qui sépare en nous les pays que l’on a vus de ceux qu’on voudrait voir, Ardenne et Provence, Europe et Nouveau Continent, Grèce et Sibérie.

Maman Jenny devait sans cesse répéter que ce n’était pas tout.
« Ce n’est pas tout », clamait aussi M. Charles Fontarelle lorsqu’il s’adressait au public varié des villes en alignant des cravates sur ses avant-bras. « Ce n’est pas tout, car il faut enchaîner avec la vie. Ne m’achetez pas une cravate, mais dix cravates, mais vingt cravates, et vous serez toujours sûrs d’avoir une cravate à votre goût, même si vous avez choisi en dépit du bon sens. Et, surtout, ajoutez à votre collection, pour le prix dérisoire et supplémentaire de soixante-quatorze francs, cette cravate lumineuse, étincelante et phosphorescente qui est la découverte du siècle, et où vous pouvez voir le soleil au milieu de la nuit et les étoiles en plein jour. » 

Mais quelles que soient les aventures nouvelles qui nous attendent en compagnie d’un cheval pie traversé par la foudre, JAMAIS NOUS NE QUITTERONS LE GRAND PAYS.





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