samedi 25 mai 2019

" Germinal " par Emile Zola ( 1885 )

Souvarine était demeuré debout, près de L’Avantage, à l’angle de la route. Depuis une demi-heure, il regardait les charbonniers qui retournaient au travail, confus dans l’ombre, passant avec leur sourd piétinement de troupeau.

 Il les comptait, comme les bouchers comptent les bêtes, à l’entrée de l’abattoir ; et il était surpris de leur nombre, il ne prévoyait pas, même dans son pessimisme, que ce nombre de lâches pût être si grand. La queue s’allongeait toujours, il se raidissait, très froid, les dents serrées, les yeux clairs.

Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n’avait la sensation de l’immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d’avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d’arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d’une jetée, au milieu de l’embrun aveuglant des ténèbres.
L’homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d’un pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup ; et il le serrait contre ses flancs, tantôt d’un coude, tantôt de l’autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d’est faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tête vide d’ouvrier sans travail et sans gîte, l’espoir que le froid serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche, à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. D’abord, il hésita, pris de crainte ; puis, il ne put résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains. » (…)
« – Bonjour, répondit le vieux.
Un silence se fit. L’homme, qui se sentait regardé d’un œil méfiant, dit son nom tout de suite.
– Je me nomme Étienne Lantier, je suis machineur… Il n’y a pas de travail ici ?
Les flammes l’éclairaient, il devait avoir vingt et un ans, très brun, joli homme, l’air fort malgré ses membres menus.
Rassuré, le charretier hochait la tête.
– Du travail pour un machineur, non, non… Il s’en est encore présenté deux hier. Il n’y a rien.
Une rafale leur coupa la parole. Puis, Étienne demanda, en montrant le tas sombre des constructions, au pied du terri :
– C’est une fosse, n’est-ce pas ?
Le vieux, cette fois, ne put répondre. Un violent accès de toux l’étranglait. Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourpré, laissa une tache noire.
– Oui, une fosse, le Voreux… Tenez ! le coron est tout près.
À son tour, de son bras tendu, il désignait dans la nuit le village dont le jeune homme avait deviné les toitures. Mais les six berlines étaient vides, il les suivit sans un claquement de fouet, les jambes raidies par des rhumatismes ; tandis que le gros cheval jaune repartait tout seul, tirait pesamment entre les rails, sous une nouvelle bourrasque, qui lui hérissait le poil. » (…)
Le Voreux, à présent, sortait du rêve. Étienne, qui s’oubliait devant le brasier à chauffer ses pauvres mains saignantes, regardait, retrouvait chaque partie de la fosse, le hangar goudronné du criblage, le beffroi du puits, la vaste chambre de la machine d’extraction, la tourelle carrée de la pompe d’épuisement. Cette fosse, tassée au fond d’un creux, avec ses constructions trapues de briques, dressant sa cheminée comme une corne menaçante, lui semblait avoir un air mauvais de bête goulue, accroupie là pour manger le monde. 
Tout en l’examinant, il songeait à lui, à son existence de vagabond, depuis huit jours qu’il cherchait une place ; il se revoyait dans son atelier du chemin de fer, giflant son chef, chassé de Lille, chassé de partout ; le samedi, il était arrivé à Marchiennes, où l’on disait qu’il y avait du travail, aux Forges ; et rien, ni aux Forges, ni chez Sonneville, il avait dû passer le dimanche caché sous les bois d’un chantier de charronnage, dont le surveillant venait de l’expulser à deux heures de la nuit. Rien, plus un sou, pas même une croûte : qu’allait-il faire ainsi par les chemins, sans but, ne sachant seulement où s’abriter contre la bise ? Oui, c’était bien une fosse, les rares lanternes éclairaient le carreau, une porte brusquement ouverte lui avait permis d’entrevoir les foyers des générateurs, dans une clarté vive. Il s’expliquait jusqu’à l’échappement de la pompe, cette respiration grosse et longue, soufflant sans relâche, qui était comme l’haleine engorgée du monstre. » (…)
Les regards d’Étienne remontaient du canal au coron, bâti sur le plateau, et dont il distinguait seulement les tuiles rouges. Puis, ils revenaient vers le Voreux, s’arrêtaient, en bas de la pente argileuse, à deux énormes tas de briques, fabriquées et cuites sur place. Un embranchement du chemin de fer de la Compagnie passait derrière une palissade, desservant la fosse. On devait descendre les derniers mineurs de la coupe à terre. Seul, un wagon que poussaient des hommes, jetait un cri aigu. Ce n’était plus l’inconnu des ténèbres, les tonnerres inexplicables, les flamboiements d’astres ignorés. Au loin, les hauts fourneaux et les fours à coke avaient pâli avec l’aube. Il ne restait là, sans un arrêt, que l’échappement de la pompe, soufflant toujours de la même haleine grosse et longue, l’haleine d’un ogre dont il distinguait la buée grise maintenant, et que rien ne pouvait repaître.
Alors, Étienne, brusquement, se décida. Peut-être avait-il cru revoir les yeux clairs de Catherine, là-haut, à l’entrée du coron. Peut-être était-ce plutôt un vent de révolte, qui venait du Voreux. Il ne savait pas, il voulait redescendre dans la mine pour souffrir et se battre, il songeait violemment à ces gens dont parlait Bonnemort, à ce dieu repu et accroupi, auquel dix mille affamés donnaient leur chair, sans le connaître. (…)
Étienne avait fait la connaissance de Souvarine, en vivant là, côte à côte. C’était un machineur du Voreux, qui occupait en haut la chambre meublée, voisine de la sienne. Il devait avoir une trentaine d’années, mince, blond, avec une figure fine, encadrée de grands cheveux et d’une barbe légère. Ses dents blanches et pointues, sa bouche et son nez minces, le rose de son teint lui donnaient un air de fille, un air de douceur entêtée, que le reflet gris de ses yeux d’acier ensauvageait par éclairs. 
Dans sa chambre d’ouvrier pauvre, il n’avait qu’une caisse de papiers et de livres. Il était russe, ne parlait jamais de lui, laissait courir des légendes sur son compte. Les houilleurs, très défiants devant les étrangers, le flairant d’une autre classe à ses mains petites de bourgeois, avaient d’abord imaginé une aventure, un assassinat dont il fuyait le châtiment. Puis, il s’était montré si fraternel pour eux, sans fierté, distribuant à la marmaille du coron tous les sous de ses poches, qu’ils l’acceptaient à cette heure, rassurés par le mot de réfugié politique qui circulait, mot vague où ils voyaient une excuse, même au crime, et comme une camaraderie de souffrance.
Les premières semaines, Étienne l’avait trouvé d’une réserve farouche. Aussi ne connut-il son histoire que plus tard. Souvarine était le dernier-né d’une famille noble du gouvernement de Toula. À Saint-Pétersbourg, où il faisait sa médecine, la passion socialiste qui emportait alors toute la jeunesse russe l’avait décidé à apprendre un métier manuel, celui de mécanicien, pour se mêler au peuple, pour le connaître et l’aider en frère. Et c’était de ce métier qu’il vivait maintenant, après s’être enfui à la suite d’un attentat manqué contre la vie de l’empereur : pendant un mois, il avait vécu dans la cave d’un fruitier, creusant une mine au travers de la rue, chargeant des bombes, sous la continuelle menace de sauter avec la maison.
Renié par sa famille, sans argent, mis comme étranger à l’index des ateliers français qui voyaient en lui un espion, il mourait de faim, lorsque la Compagnie de Montsou l’avait enfin embauché, dans une heure de presse. Depuis un an, il y travaillait en bon ouvrier, sobre, silencieux, faisant une semaine le service de jour et une semaine le service de nuit, si exact, que les chefs le citaient en exemple.
– Tu n’as donc « jamais soif ? lui demandait Étienne en riant.
Et il répondait de sa voix douce, presque sans accent :
– J’ai soif quand je mange.   
Son compagnon le plaisantait aussi sur les filles, jurait l’avoir vu avec une herscheuse dans les blés, du côté des Bas-de-Soie. Alors, il haussait les épaules, plein d’une indifférence tranquille. Une herscheuse, pour quoi faire ? La femme était pour lui un garçon, un camarade, quand elle avait la fraternité et le courage d’un homme. Autrement, à quoi bon se mettre au cœur une lâcheté possible ? Ni femme, ni ami, il ne voulait aucun lien, il était libre de son sang et du sang des autres. (…)
Mais Étienne s’enflammait. Toute une prédisposition de révolte le jetait à la lutte du travail contre le capital, dans les illusions premières de son ignorance. C’était de l’Association internationale des travailleurs qu’il s’agissait, de cette fameuse Internationale qui venait de se créer à Londres. N’y avait-il pas là un effort superbe, une campagne où la justice allait enfin triompher ? Plus de frontières, les travailleurs du monde entier se levant, s’unissant, pour assurer à l’ouvrier le pain qu’il gagne. Et quelle organisation simple et grande : en bas, la section, qui représente la commune ; puis, la fédération, qui groupe les sections d’une même province ; puis, la nation, et au-dessus, enfin, l’humanité, incarnée dans un Conseil général, où chaque nation était représentée par un secrétaire correspondant. Avant six mois, on aurait conquis la terre, on dicterait des lois aux patrons, s’ils faisaient les méchants.
– Des bêtises ! répéta Souvarine. Votre Karl Marx en est encore à vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de politique, pas de conspiration, n’est-ce pas ? tout au grand jour, et uniquement pour la hausse des salaires… Fichez-moi donc la paix, avec votre évolution ! Allumez le feu aux quatre coins des villes, fauchez les peuples, rasez tout, et quand il ne restera plus rien de ce monde pourri, peut-être en repoussera-t-il un meilleur. (…)
 – Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de prendre la parole.
Un silence profond se fit. Il parla. Sa voix sortait, pénible et rauque ; mais il s’y était habitué, toujours en course, promenant sa laryngite avec son programme. Peu à peu, il l’enflait et en tirait des effets pathétiques. Les bras ouverts, accompagnant les périodes d’un balancement d’épaules, il avait une éloquence qui tenait du prône, une façon religieuse de laisser tomber la fin des phrases, dont le ronflement monotone finissait par convaincre.
Et il plaça son discours sur la grandeur et les bienfaits de l’Internationale, celui qu’il déballait d’abord, dans les localités où il débutait. Il en expliqua le but, l’émancipation des travailleurs ; il en montra la structure grandiose, en bas la commune, plus haut la province, plus haut encore la nation, et tout au sommet l’humanité. Ses bras s’agitaient lentement, entassaient les étages, dressaient l’immense cathédrale du monde futur. Puis, c’était l’administration intérieure : il lut les statuts, parla des congrès, indiqua l’importance croissante de l’œuvre, l’élargissement du programme, qui, parti de la discussion des salaires, s’attaquait maintenant à la liquidation sociale, pour en finir avec le salariat. Plus de nationalités, les ouvriers du monde entier réunis dans un besoin commun de justice, balayant la pourriture bourgeoise, fondant enfin la société libre, où celui qui ne travaillerait pas ne récolterait pas ! Il mugissait, son haleine effarait les fleurs de papier peint, sous le plafond enfumé dont l’écrasement rabattait les éclats de sa voix.
Une houle agita les têtes. Quelques-uns crièrent :
– C’est ça !… Nous en sommes !
Lui, continuait. C’était la conquête du monde avant trois ans. Et il énumérait les peuples conquis. De tous côtés pleuvaient les adhésions. Jamais religion naissante n’avait fait tant de fidèles. Puis, quand on serait les maîtres, on dicterait des lois aux patrons, ils auraient à leur tour le poing sur la gorge.
– Oui ! oui !… C’est eux qui descendront !
D’un geste, il réclama le silence. Maintenant, il abordait la question des grèves. En principe, il les désapprouvait, elles étaient un moyen trop lent, qui aggravait plutôt les souffrances de l’ouvrier. Mais, en attendant mieux, quand elles devenaient inévitables, il fallait s’y résoudre, car elles avaient l’avantage de désorganiser le capital. Et, dans ce cas, il montrait l’Internationale comme une providence pour les grévistes, il citait des exemples : à Paris, lors de la grève des bronziers, les patrons avaient tout accordé d’un coup, pris de terreur à la nouvelle que l’Internationale envoyait des secours ; à Londres, elle avait sauvé les mineurs d’une houillère, en rapatriant à ses frais un convoi de Belges, appelés par le propriétaire de la mine. Il suffisait d’adhérer, les Compagnies tremblaient, les ouvriers entraient dans la grande armée des travailleurs, décidés à mourir les uns pour les autres, plutôt que de rester les esclaves de la société capitaliste.
Des applaudissements l’interrompirent. Il s’essuyait le front avec son mouchoir, tout en refusant une chope que Maheu lui passait. Quand il voulut reprendre, de nouveaux applaudissements lui coupèrent la parole.
– Ça y est ! dit-il rapidement à Étienne. Ils en ont assez… Vite ! les cartes !
Il avait plongé sous la table, il reparut avec la petite caisse de bois noir.
– Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme, voici les « les cartes des membres. Que vos délégués s’approchent, je les leur remettrai, et ils les distribueront… Plus tard, on réglera tout.
Rasseneur s’élança, protesta encore. De son côté, Étienne s’agitait, ayant à prononcer un discours. Une confusion extrême s’ensuivit. Levaque lançait les poings en avant, comme pour se battre. Debout, Maheu parlait, sans qu’on pût distinguer un seul mot. Dans ce redoublement de tumulte, une poussière montait du parquet, la poussière volante des anciens bals, empoisonnant l’air de l’odeur forte des herscheuses et des galibots.
Brusquement, la petite porte s’ouvrit, la veuve Désir l’emplit de son ventre et de sa gorge, en disant d’une voix tonnante :
– Taisez-vous donc, nom de Dieu !… V’là les gendarmes !
C’était le commissaire de l’arrondissement qui arrivait, un peu tard, pour dresser procès-verbal et dissoudre la réunion. Quatre gendarmes l’accompagnaient. Depuis cinq minutes, la veuve les amusait à la porte, en répondant qu’elle était chez elle, qu’on avait bien le droit de réunir des amis. Mais on l’avait bousculée, et elle accourait prévenir ses enfants.
– Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale gendarme qui garde la cour. Ça ne fait rien, mon petit bûcher ouvre sur la ruelle… « Dépêchez-vous donc !
Déjà, le commissaire frappait à coups de poing ; et, comme on n’ouvrait pas, il menaçait d’enfoncer la porte. Un mouchard avait dû parler, car il criait que la réunion était illégale, un grand nombre de mineurs se trouvant là sans lettre d’invitation.
Dans la salle, le trouble augmentait. On ne pouvait se sauver ainsi, on n’avait pas même voté, ni pour l’adhésion, ni pour la continuation de la grève. Tous s’entêtaient à parler à la fois. Enfin, le président eut l’idée d’un vote par acclamation. Des bras se levèrent, les délégués déclarèrent en hâte qu’ils adhéraient au nom des camarades absents. Et ce fut ainsi que les dix mille charbonniers de Montsou devinrent membres de l’Internationale. (…)
Le machineur haussa les épaules. Il avait le mépris des beaux parleurs, des gaillards qui entrent dans la politique comme on entre au barreau, pour y gagner des rentes, à coups de phrases.
Étienne, maintenant, en était à Darwin. Il en avait lu des fragments, résumés et vulgarisés dans un volume à cinq sous ; et, de cette lecture mal comprise, il se faisait une idée révolutionnaire du combat pour l’existence, les maigres mangeant les gras, le peuple fort dévorant la blême bourgeoisie. Mais Souvarine s’emporta, se répandit sur la bêtise des socialistes qui acceptent Darwin, cet apôtre de l’inégalité scientifique, dont la fameuse sélection n’était bonne que pour des philosophes aristocrates. 
Cependant, le camarade s’entêtait, voulait raisonner, et il exprimait ses doutes par une hypothèse : la vieille société n’existait plus, on en avait balayé jusqu’aux miettes ; eh bien, n’était-il pas à craindre que le monde nouveau ne repoussât gâté lentement des mêmes injustices, les uns malades et les autres gaillards, les uns plus adroits, plus intelligents, s’engraissant de tout, et les autres imbéciles et paresseux, redevenant des esclaves ? Alors, devant cette vision de l’éternelle misère, le machineur cria d’une voix farouche que, si la justice n’était pas possible « avec l’homme, il fallait que l’homme disparût. Autant de sociétés pourries, autant de massacres, jusqu’à l’extermination du dernier être. Et le silence retomba.
Longtemps, la tête basse, Souvarine marcha sur l’herbe fine, si absorbé, qu’il suivait l’extrême bord de l’eau, avec la tranquille certitude d’un homme endormi, rêvant le long des gouttières. Puis, il tressaillit sans cause, comme s’il s’était heurté contre une ombre. Ses yeux se levèrent, sa face apparut, très pâle ; et il dit doucement à son compagnon :
– Est-ce que je t’ai conté comment elle est morte ?
– Qui donc ?
– Ma femme, là-bas, en Russie.
Étienne eut un geste vague, étonné du tremblement de la voix, de ce brusque besoin de confidence, chez ce garçon impassible d’habitude, dans son détachement stoïque des autres et de lui-même. Il savait seulement que la femme était une maîtresse, et qu’on l’avait pendue, à Moscou.
– L’affaire n’avait pas marché, raconta Souvarine, les yeux perdus à présent sur la fuite blanche du canal, entre les colonnades bleuies des grands arbres. Nous étions restés quatorze jours au fond d’un trou, à miner la voie du chemin de fer ; et ce n’est pas le train impérial, c’est un train de voyageurs qui a sauté… Alors, on a arrêté Annouchka. Elle nous apportait du pain tous les soirs, déguisée en paysanne. C’était elle aussi qui avait allumé la mèche, parce qu’un homme aurait pu être remarqué… J’ai suivi le procès, caché dans la foule, pendant six longues journées…
Sa voix s’embarrassa, il fut pris d’un accès de toux, comme s’il étranglait.
– Deux fois, j’ai eu envie de crier, de m’élancer par-dessus les têtes, pour la rejoindre. Mais à quoi bon ? un homme de moins, c’est un soldat de moins ; et je devinais bien qu’elle me disait non, de ses grands yeux fixes, lorsqu’elle rencontrait les miens.
Il toussa encore.
– Le dernier jour, sur la place, j’étais là… Il pleuvait, les maladroits perdaient la tête, dérangés par la pluie battante. Ils avaient mis vingt minutes, pour en pendre quatre autres : la corde cassait, ils ne pouvaient achever le quatrième… Annouchka était tout debout, à attendre. Elle ne me voyait pas, elle me cherchait dans la foule. Je suis monté sur une borne, et elle m’a vu, nos yeux ne se sont plus quittés. Quand elle a été morte, elle me regardait toujours… J’ai agité mon chapeau, je suis parti.
Il y eut un nouveau silence. L’allée blanche du canal se déroulait à l’infini, tous deux marchaient du même pas étouffé, comme retombés chacun dans son isolement. Au fond de l’horizon, l’eau pâle semblait ouvrir le ciel d’une mince trouée de lumière.
– C’était notre punition, continua durement Souvarine. Nous étions coupables de nous aimer… Oui, cela est bon qu’elle soit morte, il naîtra des héros de son sang, et moi, je n’ai plus de lâcheté au cœur… Ah ! rien, ni parents, ni femme, ni ami ! rien qui fasse trembler la main, le jour où il faudra prendre la vie des autres ou donner la sienne ! (…)
Pendant qu’Étienne montait au coron, Souvarine tourna le dos, revint sur la berge du canal ; et là, seul maintenant, il marcha sans fin, la tête basse, si noyé de ténèbres, qu’il n’était plus qu’une ombre mouvante de la nuit. Par instants, il s’arrêtait, il comptait les heures, au loin. Lorsque minuit sonna, il quitta la berge et se dirigea vers le Voreux.
À ce moment, la fosse était vide, il n’y rencontra qu’un porion, les yeux gros de sommeil. On devait chauffer seulement à deux heures, pour la reprise du travail. D’abord, il monta prendre au fond d’une armoire une veste qu’il feignait d’avoir oubliée. Des outils, un vilebrequin armé de sa mèche, une petite scie très forte, un marteau et un ciseau se trouvaient roulés dans cette veste. Puis, il repartit. Mais, au lieu de sortir par la baraque, il enfila l’étroit couloir qui menait au goyot des échelles. Et, sa veste sous le bras, il descendit doucement, sans lampe, mesurant la profondeur en comptant les échelles. Il savait que la cage frottait à trois cent soixante-quatorze mètres, contre la cinquième passe du cuvelage inférieur. Quand il eut compté cinquante-quatre échelles, il tâta de la main, il sentit le rendement des pièces de bois. C’était là.
Alors, avec l’adresse et le sang-froid d’un bon ouvrier qui a longtemps médité sur sa besogne, il se mit au travail. Tout de suite, il commença par scier un panneau dans la cloison du goyot, de manière à communiquer avec le compartiment d’extraction. Et, à l’aide d’allumettes vivement enflammées et éteintes, il put se rendre compte de l’état du cuvelage et des réparations récentes qu’on y avait faites.
Entre Calais et Valenciennes, le fonçage des puits de mine rencontrait des difficultés inouïes, pour traverser les masses d’eau séjournant sous terre, en nappes immenses, au niveau des vallées les plus basses. Seule, la construction des cuvelages, de ces pièces de charpente jointes entre elles comme les douves d’un tonneau, parvenait à contenir les sources affluentes, à isoler les puits, au milieu des lacs dont les vagues profondes et obscures en battaient les parois. (…)
Souvarine était demeuré debout, près de L’Avantage, à l’angle de la route. Depuis une demi-heure, il regardait les charbonniers qui retournaient au travail, confus dans l’ombre, passant avec leur sourd piétinement de troupeau. Il les comptait, comme les bouchers comptent les bêtes, à l’entrée de l’abattoir ; et il était surpris de leur nombre, il ne prévoyait pas, même dans son pessimisme, que ce nombre de lâches pût être si grand. La queue s’allongeait toujours, il se raidissait, très froid, les dents serrées, les yeux clairs.
Mais il tressaillit. Parmi ces hommes qui défilaient, et dont il ne distinguait pas les visages, il venait pourtant d’en reconnaître un, à sa démarche. Il s’avança, il l’arrêta.
– Où vas-tu ?
Étienne, saisi, au lieu de répondre, balbutiait.
– Tiens ! tu n’es pas encore parti !
Puis, il avoua, il retournait à la fosse. Sans doute, il avait juré ; seulement, ce n’était pas une existence, d’attendre les bras croisés des choses qui arriveraient dans cent ans peut-être ; et, d’ailleurs, des raisons à lui le décidaient.
Souvarine l’avait écouté, frémissant. Il l’empoigna par une épaule, il le rejeta vers le coron.
« – Rentre chez toi, je le veux, entends-tu !
Mais, Catherine s’étant approchée, il la reconnut, elle aussi. Étienne protestait, déclarait qu’il ne laissait à personne le soin de juger sa conduite. Et les yeux du machineur allèrent de la jeune fille au camarade ; tandis qu’il reculait d’un pas, avec un geste de « brusque abandon. Quand il y avait une femme dans le cœur d’un homme, l’homme était fini, il pouvait mourir. Peut-être revit-il, en une vision rapide, là-bas, à Moscou, sa maîtresse pendue, ce dernier lien de sa chair coupé, qui l’avait rendu libre de la vie des autres et de la sienne. Il dit simplement :
– Va. (…)
Deux heures s’étaient passées déjà. Dans le premier effarement, personne n’avait songé à l’autre puits, au vieux puits de Réquillart. M. Hennebeau annonçait qu’on allait tenter le sauvetage de ce côté, lorsqu’une rumeur courut : cinq ouvriers justement venaient d’échapper à l’inondation, en remontant par les échelles pourries de l’ancien goyot hors d’usage ; et l’on nommait le père Mouque, cela causait une surprise, personne ne le croyait au fond. Mais le récit des cinq évadés redoublait les larmes : quinze camarades n’avaient pu les suivre, égarés, murés par des éboulements, et il n’était plus possible de les secourir, car il y avait déjà dix mètres de crue dans Réquillart. On connaissait tous les noms, l’air s’emplissait d’un gémissement de peuple égorgé.
– Faites-les donc taire ! répéta Négrel furieux. Et qu’ils reculent ! Oui, oui, à cent mètres ! Il y a du danger, repoussez-les, repoussez-les.
Il fallut se battre contre ces pauvres gens. Ils s’imaginaient d’autres malheurs, on les chassait pour leur cacher des morts ; et les porions durent leur expliquer que le puits allait manger la fosse. Cette idée les rendit muets de saisissement, ils finirent par se laisser refouler pas à pas ; « mais on fut obligé de doubler les gardiens qui les contenaient ; car, malgré eux, comme attirés, ils revenaient toujours. Un millier de personnes se bousculaient sur la route, on accourait de tous les corons, de Montsou même. Et l’homme, en haut, sur le terri, l’homme blond, à la figure de fille, fumait des cigarettes pour patienter, sans quitter la fosse de ses yeux clairs. (…)
 Hurlante, la foule se sauva. Des femmes couraient en se cachant les yeux. L’épouvante roula des hommes comme un tas de feuilles sèches. On ne voulait pas crier, et on criait, la gorge enflée, les bras en l’air, devant l’immense trou qui s’était creusé. Ce cratère de volcan éteint, profond de quinze mètres, s’étendait de la route au canal, sur une largeur de quarante mètres au moins. Tout le carreau de la mine y avait suivi les bâtiments, les tréteaux gigantesques, les passerelles avec leurs rails, un train complet de berlines, trois wagons ; sans compter la provision des bois, une futaie de perches coupées, avalées comme des pailles. 
Au fond, on ne distinguait plus qu’un gâchis de poutres, de briques, de fer, de plâtre, d’affreux restes pilés, enchevêtrés, salis, dans cet encagement de la catastrophe. Et le trou s’arrondissait, des gerçures partaient des bords, gagnaient au loin, à travers les champs. Une fente montait jusqu’au débit de Rasseneur, dont la façade avait craqué. Est-ce que le coron lui-même y passerait ? jusqu’où devait-on fuir, pour être à l’abri, dans cette fin de jour abominable, sous cette nuée de plomb, qui elle aussi semblait vouloir écraser le monde ?
Mais Négrel eut un cri de douleur. M. Hennebeau, qui avait reculé, pleura. Le désastre n’était pas complet, une berge se rompit, et le canal se versa d’un coup, en une nappe bouillonnante, dans une des gerçures. Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans une vallée profonde. La mine buvait cette rivière, l’inondation maintenant submergeait les galeries pour des années. Bientôt, le cratère s’emplit, un lac d’eau boueuse occupa la place où était naguère le Voreux, pareil à ces lacs sous lesquels dorment des villes maudites. Un silence terrifié s’était fait, on n’entendait plus que la chute de cette eau, ronflant dans les entrailles de la terre.
Alors, sur le terri ébranlé, Souvarine se leva. Il avait reconnu la Maheude et Zacharie, sanglotant en face de cet effondrement, dont le poids pesait si lourd sur les têtes des misérables qui agonisaient au fond. Et il jeta sa dernière cigarette, il s’éloigna sans un regard en arrière, dans la nuit devenue noire. Au loin, son ombre diminua, se fondit avec l’ombre. C’était là-bas qu’il allait, à l’inconnu. Il allait, de son air tranquille, à l’extermination, partout où il y aurait de la dynamite, pour faire sauter les villes et les hommes. Ce sera lui, sans doute, quand la bourgeoisie agonisante entendra, sous elle, à chacun de ses pas, éclater le pavé des rues.  

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