vendredi 17 mai 2019

" Little Brother " par Cory Doctorow

Je suis en dernière année au lycée Cesar Chavez, dans le quartier de Mission, à San Francisco, ce qui fait de moi l’une des personnes les plus surveillées du monde. Mon nom est Marcus Yallow, mais, au moment où commence cette histoire, je me faisais appeler W1n5t0n. Ça se prononce « Winston ».


Et surtout pas « double-vé-un-ène-cinq-té-zéro-ène » – sauf si vous êtes un officier judiciaire tellement à la ramasse que vous qualifiez encore Internet d’« autoroute de l’information ».
Je connais justement un abruti de ce genre, Fred Benson, l’un des trois adjoints du proviseur de Cesar Chavez. Une vraie plaie. Quitte à avoir un gardien, cela dit, mieux vaut un type à la ramasse qu’un gars qui maîtrise son sujet.

— Marcus Yallow ! a grondé sa voix dans les haut-parleurs un vendredi matin.
Bon, la sono n’est déjà pas terrible, mais, avec sa fâcheuse habitude de marmonner, ça ressemblait plus aux borborygmes de quelqu’un qui digère un burrito qu’à une annonce publique. Heureusement, l’être humain n’a pas son pareil pour distinguer son nom dans le brouhaha ambiant – atout précieux pour la survie.

J’ai attrapé mon sac, refermé mon ordinateur portable aux trois quarts – je n’avais pas envie d’interrompre mes téléchargements –, et je me suis préparé à l’inévitable.
— Dans mon bureau, immédiatement !
Ma prof de sciences humaines, Mme Galvez, a levé les yeux au ciel. J’ai fait pareil. L’administration n’arrête pas de me chercher des poux dans la tête sous prétexte que je sais traverser le firewall du lycée comme un Kleenex mouillé, contrer le logiciel d’analyse de la démarche ou neutraliser les mouchards qu’elle essaie de me balancer dans les pattes. Mais Galvez est sympa, elle ne m’a jamais mis d’heures de colle pour ça (surtout que c’est moi qui ai installé son webmail pour lui permettre de correspondre avec son frangin en Irak).

Mon pote Darryl m’a donné une tape sur les fesses quand je suis passé devant son pupitre. On se connaît depuis le jardin d’enfants, et je peux vous dire qu’on a fait les quatre cents coups ensemble. J’ai levé les poings façon lutteur, je suis sorti de la classe et je me suis dirigé vers le bureau de Benson, sous l’œil des caméras. (...)

J’ai pris tout mon temps pour me rendre auprès de Benson. Je lui ai adressé un petit salut nonchalant en franchissant la porte de son bureau.
— Mais c’est ce bon vieux Double-vé-un-ène-cinq-té-zéro-ène ! m’a-t-il lancé.
Fredrick Benson – numéro de Sécurité sociale : 545-03-2343 ; date de naissance : 15 août 1962 ; nom de jeune fille de sa mère : Di Bona ; lieu de naissance : Petaluma – est autrement plus costaud que moi. Je mesure à peine 1,72 mètre alors qu’il dépasse les 2 mètres. Mais l’époque où il brillait dans l’équipe de basket du lycée est révolue depuis longtemps, et aujourd’hui ses pectoraux ramollis pointent comme des seins sous ses polos freebie.com. Même s’il donne toujours l’impression de pouvoir vous faire passer la tête la première dans le panier et qu’il aime bien prendre une grosse voix, son numéro de caïd n’intimide plus grand monde.

— Désolé, m’sieur, ai-je dit. Jamais entendu parler de votre R2D2.
— W1n5t0n, a-t-il corrigé, avant de l’épeler encore une fois.
Il m’a fusillé du regard sous ses sourcils en broussaille, peut-être dans l’espoir que je me dégonfle. Il s’agissait de mon pseudo, bien sûr, le même depuis des années. C’était sous cette identité que je postais sur les forums quand je voulais apporter ma pierre à l’édifice de la recherche en sécurité appliquée – genre, sécher le lycée et neutraliser la puce de localisation de mon téléphone. Mais il ne pouvait pas le savoir. Seule une poignée de personnes étaient au courant, et je leur faisais une confiance totale.
— Désolé, ça ne me dit rien, ai-je prétendu. (...)

La réponse à ce type de problèmes est un dispositif ingénieux baptisé TOR, The Onion Routeur, littéralement « le routage en oignon ». Un routeur en oignon est un site Internet qui reçoit des demandes de pages Web et les transmet à un autre routeur du même type, puis à un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’un d’entre eux décide finalement d’atteindre la page et vous la renvoie à travers les multiples peaux de l’oignon. Le trafic entre les routeurs est crypté, ce qui veut dire que le lycée n’a aucun moyen de voir ce que vous faites, et les différentes couches de l’oignon, appelées « nœuds », ignorent pour qui elles travaillent. Il existe des millions de nœuds – le système a été mis au point par l’Office of Naval Research, le bureau de recherche navale du Département de la Marine, afin de permettre à ses agents de contourner le filtrage Internet de pays comme la Syrie ou la Chine ; il convient donc parfaitement à un usage privé dans le cadre d’un lycée américain.

TOR fonctionne parce que le filtrage du lycée s’appuie sur une liste noire d’adresses Internet, alors que les adresses des nœuds n’arrêtent pas de changer – le lycée n’a aucun moyen de mettre sa liste à jour en temps réel. Grâce à Firefox et à TOR, j’étais désormais l’homme invisible, hors de portée des mouchards de la commission scolaire, libre de consulter le site de Harajuku FM pour voir ce qui s’y préparait. (...)

Ils avaient étalé le contenu de mon portefeuille et de mon sac à dos sur une petite table devant eux.
— Très bien, Marcus, a commencé la femme. Nous avons quelques questions à te poser.
— Est-ce que je suis en état d’arrestation ? ai-je demandé.
Ce n’était pas une question en l’air. Si vous n’êtes pas en état d’arrestation, les flics sont tenus de respecter certaines limites. Ils ne peuvent pas vous détenir indéfiniment, pour commencer ; et ils doivent vous laisser téléphoner, et parler à un avocat. Je peux vous assurer que j’aurais eu un tas de choses à raconter à un avocat.

— Peux-tu me dire ce que c’est que ça ? a-t-elle poursuivi, en brandissant mon téléphone.
L’écran affichait le message d’erreur qu’on obtenait si on entrait le mauvais mot de passe. Un message un peu fruste, mais très explicite – une main animée qui faisait un geste universellement reconnu –, parce que j’aime bien personnaliser mon matériel.
— Est-ce que je suis en état d’arrestation ? ai-je répété.

On ne peut pas vous forcer à répondre à un interrogatoire si vous n’êtes pas en état d’arrestation, et, quand vous demandez si vous l’êtes, on est obligé de vous répondre. C’est la loi.
— Tu es placé en détention par le Département de la Sécurité intérieure, m’a répondu la femme.
— Est-ce que je suis en état d’arrestation ?
— Tu as intérêt à te montrer un peu plus coopératif, Marcus.
Elle n’a pas ajouté « sinon… », mais c’était sous-entendu.
— Je voudrais parler à un avocat, ai-je dit. Je voudrais savoir de quoi on m’accuse. Je voudrais voir vos plaques, à tous les deux.
Les deux agents ont échangé un regard.
— Je crois vraiment que tu devrais considérer la situation sous un autre angle, a répliqué la femme, et pas plus tard que tout de suite. Nous avons trouvé sur toi plusieurs objets suspects. Toi et tes complices étiez sur les lieux du pire attentat terroriste que ce pays ait jamais connu. Les choses se présentent plutôt mal pour toi, Marcus. Alors soit tu coopères, soit tu vas au-devant de gros ennuis. Qu’est-ce que tu choisis ?

— Vous me prenez pour un terroriste ? J’ai dix-sept ans, bordel !
— L’âge idéal. Al-Qaida adore recruter de jeunes idéalistes influençables. Nous avons fait des recherches sur toi, tu sais. Tu as posté beaucoup de trucs illégaux sur Internet.
— Je voudrais parler à un avocat.
Coupe-en-Brosse m’a regardé comme si j’étais une grosse blatte.
— J’ai l’impression que tu penses être entre les mains de la police. Il va falloir redescendre sur terre, et vite. Tu es détenu en tant que potentiel combattant ennemi par le gouvernement des États-Unis. À ta place, je réfléchirais à un moyen de nous convaincre que tu n’en es pas un. J’y réfléchirais très sérieusement. Parce que les combattants ennemis ont tendance à disparaître dans des trous très profonds d’où ils ne ressortent jamais. Tu m’écoutes, jeune homme ? Je veux que tu déverrouilles ce téléphone et que tu me donnes accès à tout ce qu’il a en mémoire. Je veux que tu m’expliques ce que tu faisais dans la rue à cette heure au lieu d’être au lycée, et ce que tu sais à propos de l’attentat.

— Il n’est pas question que je vous laisse fouiller dans mon téléphone ! me suis-je indigné. (La mémoire de mon portable contient toutes sortes de trucs privés : des photos, des e-mails, des petits hacks et autres modifs que j’ai installés.) C’est privé.
— Tu as quelque chose à cacher ?
— Je ne tiens pas à tout vous montrer. Et je veux parler à un avocat.
— C’est ta dernière chance, fiston. Les gens honnêtes n’ont rien à cacher.

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