mardi 25 décembre 2012

" Les fous gouvernent nos affaires " par Lewis Mumford ( 1946 )


Les fous gouvernent nos affaires au nom de l’ordre et de la sécurité. Les fous « en chef » se réclament du titre de général, d’amiral, de sénateur, de savant, d’administrateur, de secrétaire d’État ou même de président. Et le symptôme fatal de leur folie est celui-ci : ils ont mené à bien une série d’actes qui, éventuellement, entraîneront la destruction de l’humanité, avec la solennelle conviction qu’ils sont des êtres normaux et responsables, vivant sainement et poursuivant des buts raisonnables et justifiés. 


Pourquoi sommes-nous saisis d’une telle folie ? « Ne le demandez plus ; c’est un fait acquis. » Ne sommes-nous donc plus assez sains et forts pour nous élever contre les fous, pour les combattre ? N’avons-nous pas le pouvoir d’étouffer les machines infernales qu’ils ont créées et d’enrayer le suicide de la race humaine ? Personne n’a-t-il levé la main pour stopper les fous ? Si ici et là, venant des égouts et des toits, jetés dans une boîte aux lettres, glissés sous une porte par une main silencieuse, parviennent des bribes de message adressés à nous tous. Ces messages ont été écrits par les plus fous d’entre eux, par ceux qui ont inventé cette machine super-infernale. Ces hommes, que les derniers soubresauts de la démence ont rendus sains d’esprit. [...]

Les fous dirigeants n’osent pas nous laisser lire en entier le message des emprisonnés, de peur que nous retrouvions notre lucidité. Le président, les généraux, les amiraux, les administrateurs craignent que leur propre folie devienne trop évidente si les mots éparpillés que nous envoient les éveillés étaient rassemblés pour former une phrase intelligible. ( ... )



Les fous préparent la fin du monde. Ce qu’ils appellent « progrès continuel » signifie l’extermination universelle, et ce qu’ils appellent « sécurité nationale » est un suicide organisé. Il y a un seul devoir pour le moment : tout autre tâche appartient au rêve ou au cynisme. Arrêtez le nucléaire ! Arrêtez les constructions ! Abandonnez la bombe atomique définitivement. Supprimez tous les plans d’utilisation. Car les plans intelligents sont issus de la plus pure folie. Détrônez les fous immédiatement en élevant une clameur de protestation telle, qu’ils seront projetés dans l’univers de l’équilibre et de la raison. Nous avons vu la machine infernale en action, et nous affirmons qu’une telle puissance ne doit pas être invoquée par les hommes. ( ... )

Les gestes automatiques des fous doivent être brutalement arrêtés. Que les éveillés soient libérés, et que chacun d’entre eux soit placé contre le coude de tout individu tenant une haute fonction publique, de même que le prêtre fut un temps au coude du roi pour chuchoter les mots « Humanité » et « Un seul Monde » dans l’oreille du chef quand il glissait dans le langage de mort de l’isolement tribal. Le secret qui n’est pas un secret doit être dévoilé à tous. La sécurité qui n’est pas une sécurité doit être abandonnée. Le pouvoir qui est annihilation doit laisser place au pouvoir qui sera naissance. C’est à nous qu’incombe le premier pas à faire vers un monde plus sain. Abandonnez le nucléraire ! Arrêtez-le dès maintenant ! Tel est l’unique ordre du jour. Lorsque nous aurons accompli cette tâche, le prochain pas sera évident, et la prochaine tâche qui ajoutera une nouvelle protection contre l’automatisme bien rodé des fous. 



Mais nous devons faire vite pour surmonter notre propre folie. Déjà le mécanisme d’horlogerie va vite, et la fin est plus près que quiconque ose l’imaginer. 


Paru dans The Saturday Review of Litterature le 2 mars 1946. 

Techniques autoritaires et démocratiques (1963)

Pour parler sans ménagement, la thèse que je défends est celle-ci : depuis la fin des temps néolithiques au Moyen-Orient, jusqu’à nos jours, deux techniques ont périodiquement existé côte à côte, l’une autoritaire et l’autre démocratique ; la première émanant du centre du système, extrêmement puissante mais par nature instable, la seconde dirigée par l’homme, relativement faible mais ingénieuse et durable. Si j’ai raison, à moins que nous ne changions radicalement de comportement, le moment est proche où ce qui nous reste de technique démocratique sera totalement supprimé ou remplacé, et ainsi toute autonomie résiduelle sera anéantie ou n’aura d’existence autorisée que dans des stratégies perverses de gouvernement, comme les scrutins nationaux pour élire des dirigeants déjà choisis dans les pays totalitaires. ( ... )


Les inventeurs des bombes atomiques, des fusées spatiales et des ordinateurs sont les bâtisseurs de pyramides de notre temps : leur psychisme est déformé par le même mythe de puissance illimitée, ils se vantent de l’omnipotence, sinon de l’omniscience, que leur garantit leur science, ils sont agités par des obsessions et des pulsions non moins irrationnelles que celles des systèmes absolutistes antérieurs, et en particulier cette notion que le système lui-même doit s’étendre, quel qu’en soit le coût ultime pour la vie. ( ... )

Tout comme sa version primitive, cette nouvelle technique est merveilleusement dynamique et productive : sa puissance sous toutes ses formes tend à augmenter de manière illimitée, dans des proportions qui défient le pouvoir d’assimilation et empêchent tout contrôle, que ce soit dans la productivité du savoir scientifique ou dans celle des chaînes de montage industrielles. Porter l’énergie, la vitesse et l’automatisation à leur développement maximum, sans se soucier des conditions diverses et subtiles qui soutiennent la vie organique, est devenu une fin en soi. Et si l’on en juge par les budgets nationaux, comme dans les premières formes de techniques autoritaires, tout l’effort se porte sur des instruments de destruction totalitaires, conçus à des fins totalement irrationnelles dont le principal effet serait la mutilation ou l’extermination de la race humaine. Même Assurbanipal et Gengis Khan s’acquittaient de leurs sanglantes entreprises dans les limites de la normalité humaine. ( ... )



Dans ce nouveau système, le centre de l’autorité n’est plus une personnalité distincte, un roi tout-puissant : même dans les dictatures totalitaires, le centre se trouve désormais à l’intérieur même du système, invisible mais omniprésent ; tous ses composants humains, y compris l’élite technique et dirigeante et la prêtrise scientifique sacrée, qui seule a accès au savoir secret qui va permettre le contrôle total, sont eux aussi piégés par la perfection même de l’organisation qu’ils ont inventée. Tels les pharaons de l’âge des pyramides, ces serviteurs du système identifient ses bienfaits à leur propre bien-être ; comme le dieu-roi, leur apologie du système est un acte d’auto-adoration ; et comme le roi encore, ils sont en proie à un besoin irrépressible et irrationnel d’étendre leurs moyens de contrôle et de repousser les limites de leur autorité. Dans ce collectif placé au centre du système, ce Pentagone de la puissance, aucune présence visible ne donne des ordres : contrairement au Dieu de Job, on ne peut pas faire face aux nouvelles divinités, et encore moins s’opposer à elles. Sous prétexte d’alléger le travail, le but ultime de cette technique est d’évincer la vie, ou plutôt d’en transférer les propriétés à la machine et au collectif mécanique, ne légitimant que la partie de l’organisme susceptible d’être contrôlé et manipulé.

Ne vous méprenez pas sur cette analyse. Le danger pour la démocratie ne provient pas de découvertes scientifiques spécifiques ou d’inventions électroniques. Les pulsions humaines qui dominent la technique autoritaire de nos jours remontent à une époque à laquelle la roue n’avait même pas encore été inventée. Le danger vient du fait que, depuis que Francis Bacon et Galilée ont défini les nouveaux buts et méthodes de la technique, nos grandes transformations physiques ont été accomplies par un système qui élimine délibérément la personnalité humaine dans sa totalité, ne tient aucun compte du processus historique, exagère le rôle de l’intelligence abstraite, et fait de la domination de la nature physique, et finalement de l’homme lui-même, le but principal de l’existence. Ce système a pénétré la société occidentale si insidieusement que mon analyse de son détournement et de ses desseins peut effectivement paraître plus discutable plus choquante en vérité que les faits eux-mêmes. ( ... )

Le marché qui nous est proposé se présente comme un généreux pot-de-vin. D’après les termes du contrat social démocratico-autoritaire, chaque membre de la communauté peut prétendre à tous les avantages matériels, tous les stimulants intellectuels et émotionnels qu’il peut désirer, dans des proportions jusque-là tout juste accessibles même à une minorité restreinte : nourriture, logement, transports rapides, communication instantanée, soins médicaux, divertissements et éducation. Mais à une seule condition : non seulement que l’on n’exige rien que le système ne puisse pas fournir, mais encore que l’on accepte tout ce qui est offert, dûment transformé et produit artificiellement, homogénéifié et uniformisé, dans les proportions exactes que le système, et non la personne, exige. Si l’on choisit le système, aucun autre choix n’est possible. En un mot, si nous abdiquons notre vie au départ, la technique autoritaire nous rendra tout ce qui peut être calibré mécaniquement, multiplié quantitativement, manipulé et amplifié collectivement. ( ... )

Cela signifie qu’il faut sacrifier sans regret la quantité seule afin de restaurer la possibilité d’un choix qualitatif; il faut transmettre l’autorité, actuellement aux mains de la machine collective, à la personnalité humaine et au groupe autonome ; il faut donner la préférence à la variété et à la complexité écologique au lieu d’accentuer l’uniformité et la standardisation excessives ; et surtout, il faut affaiblir la pulsion qui fait croître le système au lieu de le contenir fermement dans des limites humaines, et par là libérer l’homme pour lui permettre de poursuivre d’autres fins. La question que nous devons nous poser n’est pas de savoir ce qui est bon pour la science, et encore moins pour General Motors, Union Carbide, IBM ou le Pentagone, mais c’est de savoir ce qui est bon pour l’homme : non pas l’homme des masses, soumis à la machine et enrégimenté par le système, mais l’homme en tant que personne, libre de se mouvoir dans tous les domaines de la vie. ( ... )

Compléter et enrichir la technique démocratique est de toute évidence un sujet trop important pour être traité en une ou deux phrases de conclusion : mais j’espère avoir clairement démontré que les avantages authentiques que procure la technique basée sur la science ne peuvent être préservés qu’à condition que nous revenions en arrière, à un point où l’homme pourra avoir le choix, intervenir, faire des projets à des fins entièrement différentes de celles du système. Dans les circonstances actuelles, si la démocratie n’existait pas, il nous faudrait l’inventer afin de sauvegarder le caractère et le génie de l’homme et de recommencer à le perfectionner.

Lewis Mumford

Discours prononcé à New York, le 21 janvier 1963
et publié dans la revue Technique et Culture, vol. 5 n°1, hiver 1964 

L’héritage de l’homme ( 
1972 )


Comment expliquer que, depuis le dix-septième siècle, l’homme moderne ait fait de la technique le centre de sa vie affective ? Pourquoi le Pentagone de la Puissance, que domine l’idée du progrès technique continu et du gain financier illimité, s’est-il emparé de toutes les activités humaines ? À quel moment la croyance en un progrès technique considéré comme un bien en soi a-t-elle supplanté toute autre conception d’une destinée humaine désirable ? Afin de répondre à cette question, j’ai dû remonter à l’âge des Pyramides, il y a cinq mille ans, pour retrouver l’origine de cette absurde obsession de puissance. Mais je voudrais d’abord attirer l’attention sur la traduction qu’en donne la modernité. Voici ce qu’on pouvait lire sur une pancarte accueillant le visiteur à l’entrée d’une exposition universelle à la gloire d’un siècle de progrès : « la science découvre, la technique exécute, l’homme s’adapte ».

L’homme s’adapte ! Vraiment ! D’où sort cet étrange impératif catégorique ? Pourquoi l’homme, qui ne s’est jamais soumis aux conditions imposées par la nature pour développer sa personnalité, se sent-il obligé, en pleine possession de ses pouvoirs, de capituler sans condition devant sa propre technique ? 

C’est pourtant un fait avéré que je ne mets pas en doute. Au cours des deux derniers siècles, une technique centrée sur la puissance s’est emparée d’une activité après l’autre. À présent, une grande partie de la population sur cette planète se sent mal à l’aise, défavorisée, laissée à l’abandon à vrai dire, coupée de la « réalité » si elle n’est pas fermement reliée à quelque partie de la mégamachine : une chaîne de montage, un tapis roulant, une automobile, une station de radio ou de télévision, un ordinateur ou une capsule spatiale. Pour consolider cet attachement et rendre cette dépendance universelle, toute activité autonome, autrefois enracinée dans l’organisme humain ou dans le groupe social, a totalement disparu ou a été modifiée par le biais de la formation, de l’endoctrinement et de l’organisation des grandes entreprises fin qu’elle soit conforme aux besoins de la mégamachine. N’est-ce pas étrange que les technocrates qui nous gouvernent ne tiennent aucun compte des processus vitaux importants et des buts humains autres que ceux qui favorisent l’expansion de leur autorité et de leurs prérogatives occultes ?



L’homme qui a une mentalité de technocrate n’est plus à l’aise dans la vie, ni dans le monde vivant ; ce qui signifie qu’il n’est plus à l’aise avec lui-même. Pour paraphraser Alfred Edward Housman , il est devenu un « étranger apeuré » dans un monde qu’a fabriqué sa propre technique. Mais puisqu’au cours du siècle écoulé les sciences biologiques ont considérablement approfondi, révolutionné en fait, notre connaissance du monde organique, pourquoi prenons-nous encore comme modèle la « machine » newtonienne au lieu de « l’organisme » darwinien ?  Et pourquoi avons-nous plus de considération pour l’ordinateur que pour l’immense réserve de savoirs et de culture, accumulée au cours des âges, à laquelle il doit d’avoir été inventé ? 




Selon cette interprétation, l’objectif majeur de la technique n’est ni d’étendre encore le domaine de la machine, ni d’accélérer la transformation des découvertes scientifiques en inventions rentables, ni d’accroître la production de nouveautés technologiques changeantes et de modes dictatoriales ; ce n’est pas non plus de placer toutes les activités humaines sous la surveillance et le contrôle de l’ordinateur en bref, ce n’est pas de riveter les parties de la mégamachine planétaire encore indépendantes de manière à ce qu’il n’y ait plus moyen de s’en échapper. Non: la tâche essentielle qui incombe aujourd’hui à tous les intermédiaires humains, et surtout à la technique, est de restituer les qualités autonomes de la vie à une culture qui, sans elles, ne pourra pas survivre aux forces destructrices et irrationnelles qu’ont déclenchées ses réalisations mécaniques initiales. S’il s’avère aujourd’hui que notre principal problème est la maîtrise de l’irrationalité, il devrait être évident que la solution ne se trouve pas dans la seule technique. Le vieux questionnement des Romains : Qui contrôlera le contrôleur ?nous revient sous une forme nouvelle et plus malaisée. Car que faire dans le cas où les contrôleurs sont aussi devenus irrationnels ? ( ... )



L’Invention de la Mégamachine


En ressuscitant cette mégamachine invisible, je survolais les sites fouillés par des archéologues reconnus plutôt que je ne m’y introduisais sans autorisation. Jusque- là, tout allait bien ! Mais lorsque j’entrepris ensuite d’assimiler la mégamachine antique et le complexe technique de l’époque actuelle, cela m’obligea à m’avancer sur un territoire lourdement défendu, où peu de collègues compétents ont eu envie de s’aventurer. Le résumé des preuves que j’ai rassemblées pour rédiger La cité à travers l’histoire et Le mythe de la machine ne serait pas à sa place ici. Il me suffira de faire remarquer que les éléments institutionnels originels du Pentagone de la Puissance sont toujours parmi nous, et agissent encore plus implacablement, sinon plus efficacement, que jamais auparavant : l’armée, la bureaucratie, les ingénieurs, l’élite scientifique autrefois prêtres, magiciens et devins et, non des moindres, le décisionnaire final, le Roi d’essence divine, aujourd’hui le dictateur, le chef d’état-major, le secrétaire du Parti ou le Président et demain l’ordinateur omniprésent et omniscient.

Ayant identifié la mégamachine, j’étais, pour la première fois, sur la piste des agents irrationnels, dans la religion comme dans la science, qui ont miné toutes les civilisations et menacent maintenant, à une échelle inconcevable jusqu’ici, de ruiner l’équilibre écologique sur tout la planète. Car il était évident depuis le début que cette Machine Invisible se présentait sous deux formes contradictoires, celle de la Machine du Travail et celle de la Machine de Guerre : la première capable de construire et favorable à la vie, l’autre destructrice et sauvagement hostile à la vie. Ces deux machines procédaient du même mythe originel, qui donnait autorité absolue, issue du cosmos même, à une organisation purement humaine et à un souverain par trop humain. Se révolter contre ce système, douter de sa valeur morale ou essayer de s’en dégager signifiait désobéir aux dieux de la Puissance. Ces dieux sont encore parmi nous, à peine masqués. Et la fatalité de leurs commandements est plus irrésistible que jamais.

 En lisant attentivement les légendes sacrées du premier âge du bronze, on y découvre les mêmes résidus irrationnels que dans notre système de puissance actuel : obsession de la vitesse et des exploits quantitatifs, exhibitionnisme technique, rigidité bureaucratique de l’organisation, coercitions et conscriptions militaires incessantes, hostilité aux processus autonomes non encore soumis au contrôle d’une autorité centrale. Le lien subjectif entre l’ancienne et la moderne mégamachine est évident.

Toutes les inventions de notre technique moderne dont nous sommes si fiers sont d’abord apparues dans les rêves intrépides de l’âge du bronze, comme attributs des dieux et de leurs représentants sur terre : le contrôle à distance, le vol humain, le transport supersonique, la communication instantanée, les servomécanismes automatiques, la guerre bactériologique et l’extermination en masse de grandes populations urbaines par le feu de l’enfer, à défaut de fission nucléaire. Si vous ne connaissez pas la littérature sacrée de l’Égypte et de Babylone, vous trouverez assez de renseignements dans l’Ancien Testament biblique pour attester la paranoïa originelle du Système de la Puissance à travers les rêves et les actes quotidiens des dieux et des rois qui le représentaient sur terre.

Tout comme aujourd’hui, l’exhibitionnisme technique sans limites avait pour but de témoigner du pouvoir absolu du monarque et de son élite, à la fois militaire, bureaucratique et scientifique. Aucun de nos exploits techniques actuels n’aurait surpris les premiers potentats totalitaires. Kublaï Khan, qui s’autoproclamait Empereur du Monde, se vanta en présence de Marco Polo du tapis roulant automatique qui acheminait sa nourriture jusqu’à sa table ainsi que du pouvoir que possédaient ses magiciens de maîtriser le climat. Ce qu’ont accompli nos techniques conduites par la science est de rendre non seulement crédibles mais probables des rêves de contrôle absolu encore plus effarants ; et elles ont par là même amplifié leur irrationalité c’est-à-dire leur divorce d’avec les conditions écologiques et les traditions humines ancestrales qui avaient de fait permis l’épanouissement de la vie sous toutes ses formes, et par-dessus tout celui de la vie humaine consciente. Que la plupart de ces fantasmes anciens soient devenus des réalités de chaque jour ne signifie pas que le mauvais usage, actuel et à venir, que nous en faisons soit moins irrationnel ou moins hostile à la vie. 

Ne vous laissez pas abuser par le bel étiquetage scientifique sur l’emballage. Idéologiquement, le système de puissance moderne est aussi obsolète que son précurseur antique, lorsqu’on le juge à l’aune de l’écologie et des valeurs humaines. Malgré toutes ses inventions variées, les dimensions nécessaires à une économie de vie font défaut à notre économie technocratique actuelle, et c’est l’une des raisons pour lesquelles apparaissent des signes alarmants de son effondrement. Nous avons nombre de preuves biologiques qui démontrent que la vie n’aurait pu ni perdurer ni se développer sur cette planète si la maîtrise de la seule énergie physique avait été le critère de la réussite biologique. Dans tous les processus organiques, la qualité est aussi importante que la quantité, et trop est aussi néfaste pour la vie que trop peu. Aucune espèce ne peut exister sans l’aide et le soutien constants de milliers d’autres organismes vivants, chacun obéissant à sa propre structure de vie, suivant le cycle convenu de naissance, croissance, dégénérescence et mort. ( ... )  

Aucun ingénieur compétent ne construirait un pont avec un facteur de sécurité aussi bas que celui que tolère le système de puissance actuel. Plus le système s’automatise totalement et plus s’étend son mode centralisé de communication et de contrôle, plus la marge est étroite ; car à mesure que le système est plus unifié, les composants humains s’appauvrissent, s’atomisent et se paralysent et sont alors incapables de reprendre les fonctions et les activités qu’ils ont abandonnées trop servilement à la mégamachine. ( ... )

Mais il convient également de prendre conscience de la pollution de l’esprit et de la profanation de la culture imputables à l’assujettissement de notre héritage culturel accumulé au cours des siècles à nos normes électromécaniques uniformes. Et nous devons notamment mesurer l’étendue des dégâts engendrés par nos produits culturels spécifiques : production de masse d’imprimés, de photographies, de films, d’articles scientifiques et savants, de même que le déluge quotidien déversé par les moyens de communication de masse. Tout ceci a pour effet d’avilir nos esprits tout comme nos conquêtes matérielles ont dégradé notre habitat planétaire. L’accumulation et la mise en mémoire excessives d’informations insignifiantes, la transmission de trop nombreux messages inutiles, la soumission passive au perpétuel bombardement symbolique d’images et de sons de toute nature, culminant dans les extravagances de la « musique » électronique, amplifiée par des haut-parleurs qui mettent les nerfs à rude épreuve, diminuent jusqu’aux accomplissements authentiques de notre culture et les réduisent à un agglomérat aux dimensions astronomiques qui sera inaccessible à l’intelligence. Il n’existe aucun système susceptible de comprimer cette masse ni d’en restaurer séparément certains éléments sans ajouter quantitativement au chaos. ( ... )

Cet article a été publié pour la première fois dans Technique, pouvoir et évolution de la société (Technics,
Power and Social change), Charles Thrall et Lerold Starr, éditeurs, Lexington, Mass. 1972. 
  
Utopie, machine et société








samedi 8 décembre 2012

« Dette : les 5000 premières années », par David Graeber

Les gouvernants concluaient alors systématiquement que la seule façon d’éviter la rupture sociale complète était de déclarer un « lavage des tablettes », celles sur lesquelles les dettes des consommateurs étaient inscrites, annulant celles-ci pour repartir de zéro. En fait, le premier mot que nous ayons pour « liberté » dans n’importe quelle langue humaine est l’amargi sumérien, qui signifie libéré de la dette et, par extension, la liberté en général, le sens littéral étant « retour à la mère » dans la mesure où, une fois les dettes annulées, tous les esclaves de la dette pouvaient rentrer chez eux.

David Graeber, est un anthropologue états-unien. Il a participé au mouvement altermondialiste et se définit comme anarchiste. En 2011, il a publié une vaste étude sur la dette intitulée Debt : the First Five Thousand Years (‟Dette : les 5000 premières années”) dans laquelle il contredit l’un des fondements des théories économiques en soutenant, entre autres choses, la thèse selon laquelle le système du troc n’a jamais été utilisé comme moyen d’échange principal au cours de ces cinq derniers millénaires. Par contre, selon lui, le système du crédit et de la dette est très probablement antérieur à l’invention même de la monnaie et ce système suppose, fonde et instaure une relation de pouvoir, de domination, de culpabilité et d’asservissement et que c’est là qu’il faut situer son origine. Au passage, David Graeber déconstruit le discours des économistes qui, dit-il, « ignorent les relations humaines qui ne sont pas appréhendées par l’économie formelle », notamment les relations de nature politique et celles dictées par la morale.

En fait, au moment où le rideau se lève sur les archives historiques de l’ancienne Mésopotamie, vers 3200 avant Jésus-Christ, il existe un système élaboré de monnaie de compte et des systèmes de crédit complexes. La monnaie comme moyen d’échange ou comme unités standardisées d’or, d’argent, de bronze ou autre ne vient que bien plus tard. Plutôt que l’histoire standard – d’abord il y a le troc, puis la monnaie, puis finalement le crédit –, cela s’est produit historiquement dans le sens inverse. Crédit et dette viennent en premier, puis la monnaie émerge des milliers d’années plus tard. Et quand vous trouvez des systèmes de troc du type « Je vais vous donner vingt poulets pour cette vache », c’est généralement qu’il y avait des échanges monétaires mais que pour certaines raisons – comme en Russie, par exemple, en 1998 – la monnaie s’est effondrée ou a disparu.( ... )

Les marchands, les administrateurs du temple et d’autres nantis ont ainsi pu développer les prêts à la consommation aux agriculteurs qui, en cas de mauvaises récoltes, tombaient dans le piège de la dette. Ce fut le grand mal social de l’Antiquité – les familles commençaient avec la mise en gage de leurs troupeaux, de leurs champs et, avant longtemps, leurs épouses et leurs enfants seraient enlevés pour devenir des « serfs pour dette ». Souvent, les gens abandonnaient totalement les villes pour rejoindre des bandes semi-nomades, menaçant de revenir en force et de renverser l’ordre social existant.Les gouvernants concluaient alors systématiquement que la seule façon d’éviter la rupture sociale complète était de déclarer un « lavage des tablettes », celles sur lesquelles les dettes des consommateurs étaient inscrites, annulant celles-ci pour repartir de zéro. En fait, le premier mot que nous ayons pour « liberté » dans n’importe quelle langue humaine est l’amargi sumérien, qui signifie libéré de la dette et, par extension, la liberté en général, le sens littéral étant « retour à la mère » dans la mesure où, une fois les dettes annulées, tous les esclaves de la dette pouvaient rentrer chez eux. ( ... )


Le langage de la dette et le langage de la morale commencent alors à fusionner. En sanskrit, en hébreu, en araméen, « dette », « culpabilité » et « péché » sont en réalité le même mot. Une grande partie du vocabulaire des grands mouvements religieux – jugement dernier, rédemption, comptabilité karmique et autres – est tirée de la langue de la finance ancienne. Mais cette langue, jugée insuffisante, est toujours retravaillée pour évoluer vers des sens différents. C’est comme si les grands prophètes et les enseignants religieux n’avaient pas eu d’autre choix que de commencer par ce genre de mots puisque c’était le langage qui existait à l’époque, mais ils ne l’ont adopté que pour le transformer en son contraire : pour dire que ce ne sont pas les dettes qui sont sacrées, mais que ce qui est véritablement sacré, c’est la clémence [ou pardon] en matière de dette, la capacité à effacer la dette, et la prise de conscience que les dettes n’ont pas de réalité. ( ... )


Vous dites que l’histoire passe de périodes de monnaie-marchandise à des périodes d’argent virtuel. Ne pensez-vous pas que nous avons atteint un point dans l’histoire où, en raison de l’évolution technologique et culturelle, nous avons peut-être vu la fin de la monnaie-marchandise pour toujours ?


Les cycles d’une forme à l’autre sont de plus en courts. Mais je pense que nous allons devoir encore attendre au moins quatre cents ans pour vraiment savoir ! Il est possible que l’époque de la monnaie-marchandise touche à sa fin, mais ce qui me préoccupe surtout à présent c’est la période de transition.
La dernière fois que nous avons assisté sur une grande échelle au passage de la monnaie-marchandise à la monnaie de crédit, ce n’était pas très joli. Pour ne rappeler que quelques épisodes, nous avons eu la chute de l’Empire romain, celle de l’âge de Kali en Inde et la disparition de la dynastie Han en Chine… Des périodes de mort, de catastrophe et de chaos. Le résultat final a été, à bien des égards, profondément libérateur pour la majeure partie de ceux qui les ont vécues – l’esclavage pour dette, par exemple, a été largement éliminé des grandes civilisations. Cela a été un acquis historique remarquable. Le déclin des villes signifiait que la plupart des gens travaillaient beaucoup moins. Mais j’espère que le bouleversement ne sera pas d’une ampleur aussi grandiose cette fois. D’autant plus que les moyens réels de destruction sont bien plus importants aujourd’hui. ( ... )


L’histoire eurasiatique oscille, dans ses grandes lignes, entre des périodes dominées par la monnaie virtuelle de crédit et les périodes dominées par la monnaie matérielle (pièces, lingots d’or…).
Les systèmes de crédit du Proche-Orient antique ont cédé la place aux empires esclavagistes du monde classique en Europe, en Chine et en Inde qui frappaient monnaie pour payer leurs soldats. Au Moyen Âge, les empires disparaissent ainsi que la fabrication de la monnaie – l’or et l’argent sont pour l’essentiel enfermés à double tour dans les temples et les monastères – et le monde retourne au crédit. Après 1492, les empires reviennent et avec eux les devises en or et en argent, et l’esclavage.

Ce qui s’est passé depuis que Nixon a abandonné l’étalon-or en 1971 a simplement été un nouveau tour de roue, même si, bien sûr, il ne se produit jamais deux fois de la même manière. Cependant, en un sens, je pense que nous avons fait les choses à l’envers.
Dans le passé, les périodes dominées par la monnaie de crédit ont également été des périodes accompagnées de protections sociales pour les débiteurs. Une fois que vous reconnaissez que la monnaie n’est qu’un artefact social, un crédit, une reconnaissance de dette, comment empêcher les gens d’en produire indéfiniment ? Comment empêcher les pauvres de tomber dans les pièges de la dette et dans la servitude des riches ? C’est pourquoi vous avez eu l’effacement des tablettes en Mésopotamie, les jubilés bibliques, les lois contre l’usure au Moyen Âge, tant chrétien que musulman, et ainsi de suite. Depuis l’Antiquité, le pire des scénarios, celui dont chacun sentait qu’il conduirait à la rupture sociale totale, c’est une crise majeure de la dette. Les gens ordinaires se retrouvent si endettés auprès des 1 % ou 2 % de la population les plus riches qu’ils commencent à vendre les membres de leur famille en esclavage, voire éventuellement eux-mêmes. 


Que se passe-t-il à notre époque ? Au lieu de créer des institutions globales pour protéger les débiteurs, on a créé le Fonds monétaire international (FMI) ou Standard & Poor’s pour protéger les créanciers. Ils proclament, au mépris de toute logique économique traditionnelle, qu’un débiteur ne doit jamais être autorisé à faire défaut. Inutile de dire que le résultat est catastrophique. Nous vivons quelque chose qui, pour moi, ressemble exactement à ce dont les anciens avaient le plus peur : une population de débiteurs patinant au bord du désastre.
Je dois ajouter que si Aristote se baladait par ici aujourd’hui, je doute beaucoup qu’il considère comme autre chose qu’une subtilité juridique la distinction entre le fait de te louer ou de louer des membres de ta famille à un employeur et le fait de te vendre ou de vendre des membres de ta famille comme esclaves. Il conclurait très probablement que la majorité des Américains sont à tous points de vue des esclaves. ( ... )


D’une manière générale, comment voyez-vous le dénouement de la crise de la dette, ou crise financière actuelle ? Sans vous demander de regarder dans la proverbiale boule de cristal, comment voyez-vous l’avenir se dérouler, autrement dit, comment vous situez-vous en ce moment ? 


Pour l’avenir à long terme, je suis assez optimiste. Nous avons peut-être fait les choses à l’envers au cours des quarante dernières années, mais en termes de cycles de cinq cents ans, eh bien, quarante ans ce n’est pas grand-chose ! Finalement, il faudra reconnaître que dans une phase d’argent virtuel, de crédit, des protections doivent être mises en place – et pas seulement celles des créanciers. Combien de catastrophes faudra-t-il pour y arriver ? Je ne puis le dire.
Mais en attendant, il y a une autre question à se poser : une fois que nous aurons fait ces réformes, le résultat sera-t-il quelque chose qui pourrait encore s’appeler « capitalisme » ? 


 oclibertaire.free.fr 

Ce qui suit est un fragment d’un projet de recherche beaucoup plus large sur la dette et l’argent de la dette [debt money] dans l’histoire humaine. La conclusion première et majeure de ce projet est qu’en étudiant l’histoire économique, on tend à ignorer systématiquement le rôle de la violence, le rôle absolument central de la guerre et de l’esclavage dans la création et la formation de ce que nous appelons maintenant « l’économie ». ( ... )

En conséquence, on peut voir les derniers 5000 ans d’histoire humaine comme l’histoire d’une sorte d’alternance. Les systèmes de crédit semblent émerger, et devenir dominants, dans des périodes de paix sociale relative, le long de réseaux de confiance, qu’ils soient créés par les États ou, dans la plupart des périodes, des institutions transnationales, alors que les métaux précieux les remplacent dans des périodes caractérisées par le pillage général [widespread plunder]. Les systèmes de prêt prédateurs [predatory lending systems] existent certainement dans toutes les périodes, mais ils semblent avoir eu les effets les plus délétères dans la période où l’argent [money] était le plus facilement convertible en liquidités [cash].

Donc comme point de départ de toute tentative pour discerner les grands rythmes qui définissent le moment historique présent, je propose la division suivante de l’histoire eurasienne selon l’alternance entre périodes d’argent virtuelle et périodes d’argent métallique :



I. L’âge des premiers empires agraires (3500 – 800 av. J.C.)
Forme dominante de l’argent: l’argent-crédit virtuel
Dans les années de mauvaises récoltes en particulier, les paysans tendaient à devenir désespérément endettés envers les riches, et avaient à céder leur ferme et, finalement, les membres de leur famille, en esclavage pour dette [debt peonage]. Graduellement, cette condition semble avoir mené à une crise sociale – n’entraînant pas tellement des insurrections populaires, mais l’abandon des villes et du territoire réglé [settled territory] par les gens du commun [common people] qui devenaient alors des « bandits » semi-nomades et des rapineurs [raiders]. Cela devint vite une tradition pour les nouveaux souverains que d’effacer l’ardoise [wipe the slate clean], d’annuler toutes les dettes, et de faire une déclaration d’amnistie générale ou « liberté », de sorte que tous les travailleurs captifs pouvaient retourner auprès de leurs familles. (Il est significatif que le premier mot pour « liberté » connu dans une langue humaine, le sumérien « amarga », signifie littéralement « retour à la mère ».) Les prophètes bibliques instituèrent une coutume similaire, le Jubilé, par lequel, au bout de sept ans, toutes les dettes étaient effacées de la même manière. Comme l’a indiqué l’économiste Michael Hudson, il semble que ce soit l’un des malheurs de l’histoire mondiale que l’institution du prêt d’argent à intérêt se soit disséminée en dehors de la Mésopotamie, sans que, dans la plupart des cas, elle ne fût accompagnée par ses freins et contrepoids originaux 



II. L’âge Axial (800 av. J.C. – 600 ap. J.C. )
Forme dominante d’argent : pièces et lingots métalliques [coinage and metal bullion].
 C’est l’âge qui a vu l’émergence de la frappe de pièces de monnaie [coinage], ainsi que la naissance, en Chine, en Inde et dans le Moyen-Orient, de toutes les religions mondiales majeures [2]. De la période des Royaumes Combattants en Chine, à la fragmentation de l’Inde, et au carnage et la mise en esclavage de masse qui a accompagné l’expansion (et plus tard, la dissolution) de l’Empire Romain, ce fut une période de créativité spectaculaire à travers le monde, mais d’une violence presque aussi spectaculaire. La frappe de monnaie [coinage], qui a permis l’usage actuel de l’or et de l’argent comme moyen d’échange, a aussi rendu possible la création de marchés dans le sens maintenant plus familier, plus impersonnel du terme. Les métaux précieux étaient aussi bien plus appropriés pour une période de guerre généralisée, pour la raison évidente qu’ils pouvaient être volés. La frappe de monnaie, certainement, n’a pas été inventée pour faciliter le commerce (les Phéniciens, commerçants accomplis du Monde Ancien, furent parmi les derniers à l’adopter). Il semble qu’elle a en premier lieu été inventée pour payer des soldats, probablement en tout premier par les dirigeants de la Lydie en Asie Mineure pour payer leurs mercenaires grecs. ( ... )

Certains sont allés jusqu’à soutenir que la philosophie grecque fut elle-même rendue possible par les innovations conceptuelles introduites par la monnaie [coinage]. Le motif le plus remarquable, ceci dit, est l’émergence, presque exactement aux moments et dans les lieux où l’on voit aussi l’expansion précoce de la monnaie [coinage], de ce qui devint les religions mondiales modernes: le Judaïsme prophétique, le Christianisme, le Bouddhisme, le Jaïnisme, le Confucianisme, le Taoïsme, et, finalement, l’Islam. Bien que les liens précis sont encore à explorer complètement, de certaines manières, ces religions semblent avoir surgi en relation directe avec la logique du marché. Pour dire les choses de manière un peu crue : si on consacre un espace social donné simplement à l’acquisition égoïste des choses matérielles, il est presque inévitable que bientôt quelqu’un d’autre viendra pour mettre de côté un autre autre domaine pour y prêcher que, du point de vue des valeurs ultimes, les choses matérielles sont sans importance, et que l’égoïsme – ou même le « soi » [the self] – est illusoire.( ... )



III. Le Moyen-Âge (600 ap. J.C – 1500 ap. J.C.)
Le retour à l’argent-crédit virtuel.
En Europe, où tout ceci prit place sous l’égide de la Chrétienté, les pièces de monnaie [coinage] étaient seulement sporadiquement et irrégulièrement disponibles. Les prix après l’an 800 étaient largement calculés en termes d’une vieille monnaie carolingienne qui n’existait alors plus (elle était en fait désignée à l’époque comme « monnaie imaginaire »), mais les achats et ventes quotidiennes ordinaires étaient entreprises principalement par d’autres moyens. Un expédient commun, par exemple, était l’utilisation de « bâton de comptage », des morceaux de bois entaillés qui étaient cassés en deux pour servir d’enregistrement de dette, une moitié étant gardée par le créditeur, et l’autre par le débiteur. De tels bâtons de comptage étaient encore d’usage commun dans la majeure partie de l’Angleterre jusqu’au XVI ème siècle. ( ... )

Le véritable centre nerveux de l’économie-monde médiévale, cependant, était l’Océan Indien, qui, avec les routes de caravanes d’Asie centrale, connectait les grandes civilisations d’Inde, de Chine et du Moyen-Orient. Là, le commerce était mené au travers du cadre de l’Islam, qui non seulement fournissait une structure légale hautement propice aux activités mercantiles (tout en interdisant absolument le prêt d’argent à intérêt), mais rendait aussi possible des relations pacifiques entre marchands sur une partie remarquablement grande du globe, permettant la création d’une variété d’instruments de crédit sophistiqués.

En fait, l’Europe occidentale était, comme en tant d’autres domaines, une retardatrice relative à cet égard : la plupart des innovations financières qui ont atteint l’Italie et la France aux XI ème et 1XII ème siècles avaient été d’usage commun en Égypte et en Irak depuis le VIII ème ou le IX ème siècle. Le mot « chèque », par exemple, dérive de l’arabe « sakk », et il n’est apparu en anglais qu’aux alentours des années 1220. ( ... )


 IV. L’âge des Empires Européens (1500-1971)
Le retour des métaux précieux.
Un des principaux facteurs du retour à la monnaie métallique [bullion], par exemple, fut l’émergence de mouvements populaires au début de la dynastie Ming, aux XV ème et XVI ème siècles, qui au final forcèrent le gouvernement à abandonner non seulement la monnaie-papier, mais aussi toute tentative d’imposer sa propre devise. Ceci entraîna le retour du vaste marché chinois à l’étalon-argent non-frappé [uncoined silver standard]. Comme les taxes étaient aussi graduellement converties en argent, cela devint plus ou moins la politique officielle chinoise d’essayer d’amener autant d’argent [le métal] dans le pays que possible, afin de garder les taxes à un niveau bas et de prévenir de nouvelles vagues d’agitation sociale. L’énorme demande soudaine d’argent [le métal] eut des effets sur toute la planète. La plupart des métaux précieux pillés par les conquistadors puis extraits par les espagnols des mines du Mexique et de Potosi (à un prix en vies humaines quasiment inimaginable) finissaient en Chine. ( ... )


 IV. Période contemporaine (1971 et après).

L’empire de la dette.
 On peut dire que la période actuelle a commencé le 15 août 1971, quand le président des États-Unis Richard Nixon a officiellement suspendu la convertibilité du dollar en or et a effectivement créé les régimes actuels de devises flottantes. Nous sommes retournés, de toute façon, à un âge d’argent virtuel, dans lequel les achats du consommateur dans les pays riches impliquent rarement ne serait-ce que de la monnaie-papier, et les économies nationales sont largement tirées par la dette de consommation [consumer debt]. ( ... )

Historiquement, comme nous l’avons vu, l’âge de la monnaie virtuelle, de crédit, a aussi impliqué la création, d’une sorte ou d’une autre, d’institution générale – la royauté sacrée mésopotamienne, le jubilé mosaïque, la Charia ou la loi canon – qui mettait en place des contrôles sur les conséquences sociales potentiellement catastrophiques de la dette. Presque invariablement, elles impliquaient des institutions (habituellement pas tout à fait concomitantes à l’État, habituellement plus grandes) pour protéger les débiteurs [debtors]. Jusqu’ici le mouvement a cette fois-ci été dans l’autre sens : à partir des années 80, nous avons commencé à voir la création du premier système administratif planétaire effectif, opérant à travers le FMI, la Banque Mondiale, les corporations et les autres institutions financières, largement dans le but de protéger les intérêts des créditeurs. ( ... )



Finalement, réfléchir à la dette en dehors de la double camisole intellectuelle de l’État et du marché ouvre des possibilités excitantes. Par exemple, nous pouvons nous demander : dans une société dans laquelle cette fondation de violence aurait finalement été arrachée, qu’est-ce, exactement, que des hommes et des femmes libres devraient les uns aux autres ? Quelle sorte de promesses et d’engagements [commitments] devraient-ils se faire ?
 Espérons que tout le monde sera un jour en position de commencer à poser de telles questions. Par les temps qui courent, on ne sait jamais.




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