mardi 23 juin 2009

"De la méthode des études de notre temps" par Giambattista Vico (1708)


La critique de la « critique » à laquelle Vico se livre dans le De ratione aboutit à ce reproche fondamental : fascinée par la rigueur du modèle mécaniste, la culture moderne se consacre entièrement à l’étude du monde naturel et néglige presque totalement l’étude de l’homme moral et de l’homme civil, parce que le monde humain, livré au libre arbitre et à l’occasion, ne relève pas d’une véritable « science ». 



Il s’agit là d’un renversement total de la perspective de la culture antique, qui était essentiellement « politique », dans la mesure où, chez elle, « la science du raisonnement, celle de la nature, celle de l’âme humaine « étaient subordonnées à la « prudence civile », cette finalité politique donnant à l’éducation, qui est la formation de futurs citoyens et non de simples individus, sa cohérence et sa pleine efficacité. Montesquieu, si proche à tant d’égards de Vico, fera la même constatation : « Chez les Grecs et les Romains, l’admiration pour les connaissances politiques et morales fut portée jusqu’à une espèce de culte. Aujourd’hui nous n’avons d’estime que pour les sciences physiques, nous en sommes entièrement occupés, et le bien et le mal politiques sont, parmi nous, un sentiment, plutôt qu’un objet de connaissance [...]

On a, dans notre siècle, donné un tel degré d’estime aux connaissances physiques que l’on [n’]a conservé que de l’indifférence pour les morales». Là encore, Descartes est exemplaire. « Spectateur plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui se jouent dans le monde », pensant que la meilleure occupation qu’il peut avoir dans la vie est de s’employer à cultiver sa raison et à avancer autant qu’il le pourra en la connaissance de la vérité selon la méthode qu’il s’est prescrite, il dénie au philosophe, simple particulier, toute compétence à s’occuper de réformer l’État. Le philosophe moderne n’a plus la vocation « politique » que lui reconnaissaient Platon, Aristote ou Cicéron, il doit se consacrer à la « théorie », à la métaphysique et à la science. 

Quand il s’agit des affaires de l’État, il s’en remet aux Grands (mais qui les conseillera ?) et se réfugie dans le conservatisme et le conformisme systématiques (teintés, chez Pascal, d’un pessimisme cynique). Il n’en peut aller autrement, pense Vico, puisque l’idéal moderne de la science n’admet, comme valeur suprême, que la vérité, et n’est donc pas applicable au monde de la praxis, c’est-à-dire, au sens grec, de l’action politique. La seule pratique que la science moderne puisse concevoir, c’est la practica theoriae, l’application d’une théorie scientifique, qui tire son efficacité de la validité de la théorie elle-même. Or il ne peut y avoir de théorie « scientifique » de l’action politique, qui n’est ni nécessaire ni géométriquement déductible, et reste soumise à la contingence, au hasard, aux circonstances, à un temps qui n’est pas celui de la mécanique. On est alors réduit à abandonner la politique au « sentiment », comme disait Montesquieu, ou plutôt à la routine empirique, ou, pis encore, à l’habileté du « machiavélisme ». (…)

Vico, dans le De ratione, rallume cette querelle qui semblait désormais close au profit des sciences de la nature et de ces sciences mathématiques dont les idéalités, créées par l’homme, lui permettent de parvenir à une certaine intelligence des réalités physiques et à leur manipulation. Il croit que l’homme ne vit pas seulement en savant et en technicien, en chercheur professionnel de vérité. Il vit aussi, et d’abord, comme le savaient les anciens, en défricheur de la grande forêt primordiale, en constructeur de cités, en législateur, c’est-à-dire en poète, en créateur de mots, en raconteur de fables et d’histoires. 

Il habite en homme le monde, en délimitant et marquant des « lieux » qui lui soient communs avec les autres hommes, qui soient des lieux humains. Et c’est ce défrichement, ce travail « toponymique » de l’homme « topique » qui a permis l’apparition de ce tard-venu, fragile et plein de démesure, qu’est l’homme « critique ». Les avertissements de Vico, adressés à des jeunes gens, en 1708, à l’aube du siècle des Lumières et de la raison triomphante, avaient peu de chance d’être entendus. Mais les idées ont aussi leurs ricorsi et viennent en appel. Notre modernité a perdu ses certitudes massives, et il n’y a pas besoin de tirer Vico vers elle, c’est elle qui vient à lui. Beaucoup de ses questions sont à nouveau les nôtres. Le temps de la prudence est revenu.

traduction du texte intégral avec présentation par Alain Pons ( PDF )

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