Ce n’était jamais arrivé. K. attendit encore un instant, regarda du fond de son oreiller la vieille femme qui habitait en face de chez lui et qui l’observait avec une curiosité surprenante, puis, affamé et étonné tout à la fois, il sonna la bonne.
À ce moment on frappa à la porte et un homme entra qu’il n’avait encore jamais vu dans la maison. Ce personnage était svelte, mais solidement bâti, il portait un habit noir et collant, pourvu d’une ceinture et de toutes sortes de plis, de poches, de boucles et de boutons qui donnaient à ce vêtement une apparence particulièrement pratique sans qu’on pût cependant bien comprendre à quoi tout cela pouvait servir.
« Qui êtes-vous ? » demande K. en se dressant sur son séant.
Mais l’homme passa sur la question, comme s’il était tout naturel qu’on le prît quand il venait, et se contenta de demander de son côté :
« Vous avez sonné ?
– Anna doit me porter le déjeuner », dit K., essayant d’abord muettement de découvrir par déduction qui pouvait être ce monsieur. Mais l’autre ne s’attarda pas à se laisser examiner ; il se retourna vers la porte et l’entrouvrit pour dire à quelqu’un qui devait se trouver juste derrière :
– Anna doit me porter le déjeuner », dit K., essayant d’abord muettement de découvrir par déduction qui pouvait être ce monsieur. Mais l’autre ne s’attarda pas à se laisser examiner ; il se retourna vers la porte et l’entrouvrit pour dire à quelqu’un qui devait se trouver juste derrière :
« Il veut qu’Anna lui apporte le déjeuner ! »
Un petit rire suivit dans la pièce voisine ; à en juger d’après le bruit, il pouvait se faire qu’il y eût là plusieurs personnes. Bien que l’étranger n’eût pu apprendre de ce rire rien qu’il ne sût auparavant, il déclara « C’est impossible » à K. sur un ton de commandement.
« Voilà qui est fort, répondit K. en sautant à bas de son lit pour enfiler son pantalon. Je voudrais bien voir qui sont ces gens de la pièce à côté, et comment Mme Grubach m’expliquera qu’elle puisse tolérer qu’on vienne me déranger de la sorte. »
L’idée lui vint bien aussitôt qu’il n’eût pas dû parler ainsi à haute voix, car il avait l’air, en le faisant, de reconnaître en quelque sorte un droit de regard à l’étranger, mais il n’y attacha pas d’importance sur le moment. L’autre l’avait pourtant compris comme il n’aurait justement pas fallu, car il lui dit :
« N’aimeriez-vous pas mieux rester ici ?
– Je ne veux ni rester ici ni vous entendre m’adresser la parole tant que vous ne vous serez pas présenté.
– Je le faisais dans une bonne intention », dit l’étranger ; et il ouvrit spontanément la porte.
La pièce voisine, où K. entra plus lentement qu’il ne voulait, présentait au premier abord à peu près le même aspect que la veille. C’était le salon de Mme Grubach ; peut-être y avait-il dans cette pièce encombrée de meubles, de dentelles, de porcelaines et de photographies, un peu plus d’espace que d’ordinaire, mais on ne s’en rendait pas compte en entrant, et d’autant moins que la principale modification consistait dans la présence d’un homme assis près de la fenêtre ouverte et armé d’un livre dont il détacha son regard en voyant entrer Joseph K.
« Vous auriez dû rester dans votre chambre, Franz ne vous l’a-t-il donc pas dit ?
– Vous, je voudrais bien savoir ce que vous voulez », dit K. quittant des yeux sa nouvelle connaissance pour regarder sur le pas de la porte celui qu’on venait d’appeler Franz, et revenir ensuite à l’autre.
Par la fenêtre, on voyait la vieille femme qui était restée postée à la sienne – juste en face maintenant – avec une curiosité vraiment sénile, pour ne rien perdre de ce qui allait se passer.
« Il faut tout de même, dit K., que Mme Grubach… »
Et il fit un mouvement, comme pour s’arracher aux deux hommes qui se tenaient pourtant loin de lui, et voulut continuer son chemin.
« Non, dit celui qui était près de la fenêtre, en jetant son livre sur une petite table et en se levant, vous n’avez pas le droit de sortir, vous êtes arrêté.
– Ça m’en a tout l’air, dit K. Et pourquoi donc ? demanda-t-il ensuite.
– Nous ne sommes pas ici pour vous le dire. Retournez dans votre chambre et attendez. La procédure est engagée, vous apprendrez tout au moment voulu. Je dépasse ma mission en vous parlant si gentiment. Mais j’espère que personne ne m’a entendu en dehors de Franz qui vous traite lui-même sur un pied d’amitié contraire à tous les règlements. Si vous continuez à avoir par la suite autant de chance qu’avec vos gardiens, vous pouvez avoir bon espoir. » (...)
C’était tout ce que K. avait eu le temps de lui dire. Il restait là, planté avec ses papiers à la main au milieu de cette pièce, à regarder la porte qui ne se rouvrait pas ; un appel des gardiens le réveilla en sursaut ; ils étaient attablés devant la fenêtre ouverte, en train de manger son déjeuner.
« Pourquoi n’est-elle pas entrée ? demanda-t-il.
– Elle n’en a pas le droit, dit le plus grand des deux gardiens. Vous savez bien que vous êtes arrêté.
– Pourquoi serais-je donc arrêté ? Et de cette façon, pour comble ?
– Voilà donc que vous recommencez ! dit l’inspecteur en plongeant une tartine beurrée dans le petit pot de miel. Nous ne répondons pas à de pareilles questions.
– Vous serez bien obligés d’y répondre, dit K. Voici mes papiers d’identité ; maintenant, montrez-moi les vôtres et faites-moi voir, surtout, votre mandat d’arrêt.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit le gardien, que vous êtes long à entendre raison ! On dirait que vous ne cherchez qu’à nous irriter inutilement, nous qui, pourtant, sommes sans doute en ce moment les gens qui vous veulent le plus de bien. – Puisqu’on vous le dit » expliqua Franz, et, au lieu de porter à la bouche la tasse de café qu’il tenait à la main, il jeta sur K. un long regard peut-être très significatif, mais auquel K. ne comprit rien.
Il s’ensuivit un long dialogue de regards, malgré K. qui finit pourtant par exhiber ses papiers et par dire :
« Voici mes pièces d’identité.
– Que voulez-vous que nous en fassions ? s’écria alors le grand gardien. Vous vous conduisez pis qu’un enfant. Que voulez-vous donc ? Vous figurez-vous que vous amènerez plus vite la fin de ce sacré procès en discutant avec nous, les gardiens, sur votre mandat d’arrestation et sur vos papiers d’identité ? Nous ne sommes que des employés subalternes ; nous nous connaissons à peine en papiers d’identité et nous n’avons pas autre chose à faire qu’à vous garder dix heures par jour et à toucher notre salaire pour ce travail.
C’est tout ; cela ne nous empêche pas de savoir que les autorités qui nous emploient enquêtent très minutieusement sur les motifs de l’arrestation avant de délivrer le mandat. Il n’y a aucune erreur là-dedans. Les autorités que nous représentons – encore ne les connais-je que par les grades inférieurs – ne sont pas de celles qui recherchent les délits de la population, mais de celles qui, comme la loi le dit, sont « attirées », sont mises en jeu par le délit et doivent alors nous expédier, nous autres gardiens. Voilà la loi, où y aurait-il là une erreur ?
– Je ne connais pas cette loi, dit K.
– Vous vous en mordrez les doigts, dit le gardien.
– Elle n’existe certainement que dans votre tête », répondit K.
Il aurait voulu trouver un moyen de se glisser dans la pensée de ses gardiens, de la retourner en sa faveur ou de la pénétrer complètement. Mais le gardien éluda toute explication en déclarant :
« Vous verrez bien quand vous la sentirez passer ! »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire