jeudi 8 février 2018

" Déclaration d’indépendance du Cyberespace " par John P. Barlow (1996)






Seule l’erreur a besoin du soutien du gouvernement. La vérité peut se débrouiller toute seule. 

—Thomas Jefferson, Notes on Virginia







Gouvernements du monde industriel, vous géants fatigués de chair et d’acier, je viens du Cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit. Au nom du futur, je vous demande à vous du passé de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de souveraineté où nous nous rassemblons.

Nous n’avons pas de gouvernement élu, et il est improbable que nous en ayons un jour, aussi je ne m’adresse à vous avec aucune autre autorité que celle avec laquelle la liberté s’exprime. Je déclare l’espace social global que nous construisons naturellement indépendant des tyrannies que vous cherchez à nous imposer. Vous n’avez aucun droit moral de dicter chez nous votre loi et vous ne possédez aucun moyen de nous contraindre que nous ayons à redouter.

Les gouvernements tiennent leur juste pouvoir du consentement de ceux qu’ils gouvernent. Vous n’avez ni sollicité ni reçu le nôtre. Nous ne vous avons pas invités. Vous ne nous connaissez pas, et vous ne connaissez pas notre monde. Le Cyberespace ne se situe pas dans vos frontières. Ne pensez pas que vous pouvez le construire, comme si c’était un projet de construction publique. Vous ne le pouvez pas. C’est un produit naturel, et il croît par notre action collective.

Vous n’avez pas participé à notre grande conversation, vous n’avez pas non plus créé la richesse de notre marché. Vous ne connaissez pas notre culture, notre éthique, ni les règles tacites qui suscitent plus d’ordre que ce qui pourrait être obtenu par aucune de vos ingérences.

Vous prétendez qu’il y a chez nous des problèmes que vous devez résoudre. Vous utilisez ce prétexte pour envahir notre enceinte. Beaucoup de ces problèmes n’existent pas. Où il y a des conflits réels, où des dommages sont injustement causés, nous les identifierons et les traiterons avec nos propres moyens. Nous sommes en train de former notre propre Contrat Social. Cette manière de gouverner émergera selon les conditions de notre monde, pas du vôtre. Notre monde est différent.

Le Cyberespace est fait de transactions, de relations, et de la pensée elle-même, formant comme une onde stationnaire dans la toile de nos communications. Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il n’est pas où vivent les corps.

Nous sommes en train de créer un monde où tous peuvent entrer sans privilège et sans être victimes de préjugés découlant de la race, du pouvoir économique, de la force militaire ou de la naissance.

Nous sommes en train de créer un monde où n’importe qui, n’importe où, peut exprimer ses croyances, aussi singulières qu’elles soient, sans peur d’être réduit au silence ou à la conformité.

Vos concepts légaux de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement, de contexte, ne s’appliquent pas à nous. Ils sont basés sur la matière, et il n’y a pas ici de matière.

Nos identités n’ont pas de corps, c’est pourquoi, contrairement à ce qui se passe chez vous, il ne peut pas, chez nous, y avoir d’ordre accompagné de contrainte physique. Nous croyons que c’est de l’éthique, de la défense éclairée de l’intérêt propre et de l’intérêt commun, que notre ordre émergera.

 Nos identités peuvent être distribuées à travers beaucoup de vos juridictions. La seule loi que toute nos cultures constituantes pourraient reconnaître généralement est la règle d’or [« Ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’ils te fassent », NdT]. Nous espérons pouvoir bâtir nos solutions particulières sur cette base. Mais nous ne pouvons pas accepter les solutions que vous tentez de nous imposer.

Aux Etats-Unis, vous avez aujourd’hui créé une loi, le Telecommunications Reform Act, qui répudie votre propre Constitution et insulte les rêves de Jefferson, Washington, Mill, Madison, Tocqueville et Brandeis. Ces rêves doivent maintenant renaître en nous. 
Vous êtes terrifiés par vos propres enfants, parce qu’ils sont natifs dans un monde où vous serez toujours des immigrants. 

Parce que vous les craignez, vous confiez à vos bureaucraties les responsabilités de parents auxquelles vous êtes trop lâches pour faire face. Dans notre monde, tous les sentiments et expressions d’humanité, dégradants ou angéliques, font partie d’un monde unique, sans discontinuité, d’une conversation globale de bits. Nous ne pouvons pas séparer l’air qui étouffe de l’air où battent les ailes.

En Chine, en Allemagne, en France, à Singapour, en Italie et aux Etats-Unis, vous essayez de confiner le virus de la liberté en érigeant des postes de garde aux frontières du Cyberespace. Il se peut que ceux-ci contiennent la contagion quelque temps, mais ils ne fonctionneront pas dans un monde qui sera bientôt couvert de médias numériques.

Vos industries de plus en plus obsolètes se perpétueraient en proposant des lois, en Amérique et ailleurs, qui prétendent décider de la parole elle-même dans le monde entier… Ces lois déclareraient que les idées sont un produit industriel comme un autre, pas plus noble que de la fonte brute… Dans notre monde, quoi que l’esprit humain crée peut être reproduit et distribué à l’infini pour un coût nul. L’acheminement global de la pensée n’a plus besoin de vos usines.

Ces mesures de plus en plus hostiles et coloniales nous placent dans la même situation que ces amoureux de la liberté et de l’autodétermination qui durent rejeter les autorités de pouvoirs éloignés et mal informés. Nous devons déclarer nos personnalités virtuelles exemptes de votre souveraineté, même lorsque nous continuons à accepter votre loi pour ce qui est de notre corps. Nous nous répandrons à travers la planète de façon à ce que personne puisse stopper nos pensées.

Nous créerons une civilisation de l’esprit dans le Cyberespace. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde issu de vos gouvernements. 


jeudi 1 février 2018

" L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée. " par Walter Benjamin ( 1939 )

« Fiat ars – pereat mundus* », dit le fascisme qui, comme Marinetti le professe, attend de la guerre l’assouvissement artiste d’une perception sensorielle métamorphosée par la technique. De toute évidence, il s’agit de l’aboutissement ultime de l’art pour l’art.

L’humanité qui, jadis, chez Homère, était pour les dieux de l’Olympe un objet de spectacle, l’est désormais devenue pour elle-même. Le détachement qu’elle éprouve à l’égard d’elle-même a atteint un point tel qu’elle peut vivre sa propre destruction comme un plaisir esthétique de premier ordre. Voilà ce qu’il en est de l’esthétisation du politique à laquelle travaille le fascisme. Le communisme lui répond par la politisation de l’art.

*« Que l’art advienne, le monde dût-il en périr. »


La prolétarisation endémique des hommes d’aujourd’hui et l’éducation toujours améliorée des masses sont les deux aspects d’un seul et même phénomène. Le fascisme tente d’organiser les masses prolétarisées nouvellement apparues sans porter atteinte pour autant aux rapports de propriété dont elles travaillent à la liquidation. Il voit son avenir dans le fait de laisser les masses s’exprimer (mais surtout pas dans celui d’accéder à leur droit). 

Les masses ont le droit de transformer les rapports de propriété : le fascisme cherche à leur donner une expression permettant la perpétuation de ces rapports. Le fascisme équivaut en toute logique à une esthétisation de la vie politique. Au viol des masses, qu’il rabaisse de force dans le culte d’un chef, correspond le viol d’un appareillage, qu’il ravale à la production de valeurs cultuelles.

Tous les efforts tendant à l’esthétisation de la politique culminent en un point. Ce point unique est la guerre. La guerre, et la guerre seulement, permet d’assigner un objectif à des mouvements de masse à très grande échelle tout en préservant les rapports de propriété existants. Aussi l’état de fait se formule-t-il en politique. Il se formule, du point de vue de la technique, de la manière suivante : seule la guerre permet de mobiliser les moyens techniques entiers des temps présents tout en perpétuant les rapports de propriété. 

Il est évident que le panégyrique de la guerre du fait du fascisme ne se sert pas de cet argument. Y jeter un œil est tout de même instructif. Il est écrit dans le manifeste de Marinetti sur la guerre coloniale menée en Éthiopie la chose suivante : « Voilà vingt-sept ans que nous, futuristes, nous opposons à ce que la guerre soit qualifiée d’antiesthétique. […] 

Nous affirmons en conséquence : […] La guerre est belle car, grâce aux masques à gaz, aux terrifiants mégaphones, aux lance-flammes et aux petits chars d’assaut, elle fonde la souveraineté de l’homme sur la machine, dès lors assujettie. La guerre est belle, car elle inaugure le rêve d’un homme au corps métallique. La guerre est belle, car elle enrichit un pré en fleur des orchidées flamboyantes des mitrailleuses. La guerre est belle, car elle mêle, pour en faire une symphonie, les feux d’artillerie, les canonnades, les arrêts de tir, les parfums et les odeurs de putréfaction. 

La guerre est belle, car elle crée des architectures inédites, comme celles des grands chars d’assaut, des escadrilles aériennes aux formes géométriques, des panaches de fumée s’élevant au-dessus des villages incendiés, et bien d’autres choses encore. […] Poètes et artistes du futurisme […], rappelez-vous ces principes fondamentaux d’une esthétique de la guerre, pour que soit ainsi éclairé […] votre combat en faveur d’une nouvelle poésie et d’une plastique nouvelle ! »

Ce manifeste a pour mérite la clarté. Sa problématique mérite d’être reprise par le dialecticien. L’esthétique de la guerre d’aujourd’hui se présente à lui comme ceci : que l’exploitation naturelle des forces productives se maintienne à travers le système de propriété, et alors l’accroissement des moyens techniques, des cadences et des sources d’énergie en fera très vite une exploitation non naturelle. La guerre, avec ses dévastations, apporte la preuve que la société n’était pas suffisamment mûre pour faire de la technique son organe, que la technique n’était pas suffisamment développée pour assumer les forces sociales élémentaires. 

La guerre impérialiste, dans ses traits les plus horribles, est déterminée par la divergence existant entre d’impressionnants moyens de production et leur exploitation insuffisante dans le processus de production (en d’autres termes, par le chômage et le manque de débouchés). La guerre impérialiste est une insurrection de la technique qui exige, sous forme de « matériau humain », la matière naturelle dont la société l’a privée. Au lieu de canaliser les fleuves, elle dirige le flot humain dans le lit de ses tranchées ; au lieu de répandre ses semences depuis ses aéroplanes, elle largue des bombes incendiaires sur les villes et a trouvé dans la guerre chimique un moyen d’un nouveau genre de liquider l’aura.

« Fiat ars – pereat mundus * », dit le fascisme qui, comme Marinetti le professe, attend de la guerre l’assouvissement artiste d’une perception sensorielle métamorphosée par la technique. De toute évidence, il s’agit de l’aboutissement ultime de l’art pour l’art. L’humanité qui, jadis, chez Homère, était pour les dieux de l’Olympe un objet de spectacle, l’est désormais devenue pour elle-même. 

Le détachement qu’elle éprouve à l’égard d’elle-même a atteint un point tel qu’elle peut vivre sa propre destruction comme un plaisir esthétique de premier ordre. Voilà ce qu’il en est de l’esthétisation du politique à laquelle travaille le fascisme. Le communisme lui répond par la politisation de l’art.

*« Que l’art advienne, le monde dût-il en périr. »


Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.