Frère Francis Gérard de l’Utah n’aurait peut-être jamais découvert les documents sacrés sans le pèlerin qui apparut, les reins ceints de toile à sac, pendant le jeûne du Carême que le novice observait au milieu du désert.
Frère Francis n’avait encore jamais vu de pèlerin ceint de toile à sac mais il fut certain que celui-là était bien l’article bona fide dès qu’il fut remis de la peur paralysante causée par l’apparition à l’horizon d’un petit iota noir gigotant dans une tremblante brume de chaleur. Sans jambes, avec une tête minuscule, le iota se matérialisa hors des reflets miroitants sur la route défoncée.
Il avait l’air d’avancer en se tortillant plutôt que de marcher, ce qui poussa Frère Francis à agripper le crucifix de son rosaire et à murmurer un Ave ou deux. Le iota évoquait les minuscules apparitions engendrées par les démons de la chaleur qui torturaient la terre en plein midi, heure à laquelle toutes les créatures du désert capables de se mouvoir, (exception faite des busards et des ermites des monastères comme Francis), restaient immobiles dans leurs terriers ou cachées derrière un rocher pour se protéger de la férocité du soleil. Seule une chose monstrueuse, surnaturelle, ou un homme à l’esprit dérangé, marcherait de son plein gré sur la piste à midi dans cette région.
Frère Francis ajouta hâtivement une prière à Saint Raul le Cyclopéen, patron des Êtres Difformes, par protection contre les malheureux protégés du Saint. (Qui ne savait, en effet, qu’il y avait alors des monstres sur cette terre ? De par les lois de l’Église et de la Nature, on laissait vivre ce qui était né vivant et ceux qui l’avait engendrée aidaient si possible la chose à arriver à maturité.
La loi n’était pas toujours obéie mais assez fréquemment toutefois pour alimenter une population clairsemée de monstres adultes, qui choisissaient souvent les déserts les plus reculés pour y errer à l’aventure et rôder la nuit autour des feux des voyageurs de la prairie.) Enfin, le iota se tortilla hors des vapeurs de chaleur, apparut en toute clarté, et il devint manifestement un pèlerin. Frère Francis lâcha le crucifix avec un bref Amen.
Le pèlerin était un vieil homme aux membres grêles, avec un bâton, un chapeau de paille, une barbe embroussaillée et une outre sur l’épaule. Il mâchait et crachait avec bien trop de plaisir pour être une apparition, et il avait l’air trop frêle et trop infirme pour pouvoir pratiquer avec succès le métier d’ogre ou de voleur de grand chemin.
Néanmoins, Francis se coula doucement hors de la vue du pèlerin et il s’accroupit derrière un tas de pierres d’où il pouvait observer sans être vu. Les rencontres entre étrangers dans le désert étaient rares, occasions de méfiance mutuelle et les deux parties se tenaient toujours prêtes à affronter un incident qui pourrait se révéler cordial ou belliqueux. (…)
« Après un bref examen, le pèlerin se redressa.
« Oh… c’est l’un d’eux. » Il s’appuya sur son bâton et fronça les sourcils. « C’est l’abbaye de Leibowitz là-bas ? » demanda-t-il, en indiquant le lointain groupe de bâtiments au sud.
Frère Francis s’inclina poliment et fit un signe de tête, les yeux au sol.
« Et que faites-vous ici, dans les ruines ? »
Le novice ramassa un morceau de pierre crayeuse. Selon les statistiques, il était peu probable que le voyageur sût lire, mais frère Francis décida d’essayer. Les dialectes vulgaires employés par les gens d’alors n’avaient ni alphabet ni orthographe ; il écrivit donc à la craie sur une grosse pierre plate, les mots latins pour « Pénitence, Solitude et Silence » puis les écrivit en dessous en anglais ancien, espérant, malgré le désir non avoué qu’il avait de parler à quelqu’un, que le vieil homme comprendrait et le laisserait à sa solitaire vigile de Carême.
Le pèlerin grimaça un sourire devant l’inscription. Son rire était moins un rire qu’une sorte de chevrotement fataliste. « Hum, Hum, ils écrivent toujours de droite à gauche », dit-il ; mais s’il comprit l’inscription il ne condescendit point à l’admettre. Il posa son bâton, se rassit sur sa pierre, ramassa dans le sable son pain et son fromage et les frotta pour les nettoyer. Francis humecta ses lèvres d’un air affamé, mais détourna les regards. Il n’avait mangé que des baies de cactus et une poignée de maïs desséché depuis le mercredi des Cendres ; les règles de jeûne et d’abstinence étaient assez strictes pour les vigiles où l’on éprouvait sa vocation. (…)
Un céleste troupeau de cumulus en chemin pour déverser d’humides bénédictions sur les montagnes après avoir cruellement dupé le désert desséché, effaça le soleil, fit traîner des formes sombres sur la terre écorchée, offrant quelques répits intermittents mais bienvenus à la lumière brûlante.
Frère Francis découvrit la pierre du pèlerin tout à fait par hasard. Au cours de ses recherches, il se heurta au bâton que le vieil homme avait enfoncé dans le sol pour marquer l’emplacement du roc. Il se retrouva à quatre pattes, les yeux fixés sur deux signes fraîchement écrits à la craie sur une antique pierre :
Les signes étaient si soigneusement dessinés que frère Francis en déduisit qu’ils étaient des symboles, mais après des minutes de méditation sur leur sens il était toujours aussi troublé. Des signes de sorciers, peut-être ? Mais non, le vieil homme avait dit ; « Dieu soit avec vous », ce que n’aurait fait un sorcier. Le novice dégagea la pierre des éboulis et la fit rouler.
Au même instant le monticule d’où venait la pierre résonna faiblement de l’intérieur ; un caillou roula avec bruit sur la pente. Francis fit un saut de côté pour éviter une avalanche possible, mais rien ne se produisit. À la place où avait été la pierre du pèlerin, un petit trou noir était maintenant visible.
Les trous étaient souvent habités.
Mais celui-là semblait avoir été si bien fermé par la pierre du pèlerin qu’une puce n’eût pu y pénétrer. Néanmoins, Francis trouva un bâton qu’il introduisit avec précaution dans l’ouverture. Le bâton ne rencontra aucune résistance. Quand il le lâcha, il tomba dans le trou et disparut, comme s’il y avait quelque grande cavité souterraine. Il attendit nerveusement. Rien ne sortit en rampant.
Il s’agenouilla et respira avec précaution l’odeur du trou. Aucune odeur d’animal, aucune trace de soufre. Il fit rouler un petit caillou et s’inclina pour l’écouter tomber. La petite pierre rebondit une fois à deux mètres de l’ouverture, puis continua bruyamment son chemin, frappa au passage quelque chose de métallique puis s’arrêta enfin quelque part loin au-dessous. Des échos suggéraient une caverne souterraine de la taille d’une pièce. (…)
Sur l’un des murs de l’escalier, un écriteau à demi enterré, à demi lisible. Rassemblant ses modestes connaissances de l’anglais d’avant le déluge, il murmura les mots en hésitant :
RETOMBÉES
ABRI DE SECOURS
Maximum d’occupants : 15
Provisions : un seul occupant, 180 jours. Diviser par le nombre réel d’occupants. En entrant dans l’abri, vérifier que le premier panneau est bien verrouillé et scellé, que les écrans anti-intrusion sont électrifiés pour empêcher l’entrée de toute personne contaminée, que les signaux d’avertissement sont ÉCLAIRÉS hors de l’abri…
Le reste était enterré, mais le premier mot suffit à Francis. Il n’avait jamais vu de « Retombée » et il espérait bien ne jamais en voir. Il n’existait aucune description cohérente du monstre, mais Francis connaissait les légendes. Il se signa et recula. La tradition disait que le Beatus Leibowitz lui-même avait rencontré un « Retombée » et qu’il en avait été possédé de longs mois avant que l’exorcisme accompagnant son baptême n’eût chassé le démon.
Frère Francis se représentait le monstre Retombée comme mi-salamandre (selon la tradition la chose était née dans le déluge de flammes), et mi-incube, car on appelait encore les monstres de ce monde « enfants des Retombées ». Que le démon fût capable d’infliger au monde tous les maux qui s’abattirent sur Job était un fait enregistré, sinon un article de foi.
Troublé, le novice fixa l’écriteau. Le sens en était assez clair. Sans le vouloir, il avait pénétré dans le domicile (désert, pria-t-il) non pas d’un, mais de quinze de ces êtres épouvantables ! Il tâtonna à la recherche de sa fiole d’eau bénite.
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