vendredi 28 juin 2019

" La Mort de Louis-Ferdinand Céline " par Dominique de Roux



Au capitaine Achab.

A Lénine dans son 
wagon plombé.

S’il est encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c’est de s’attarder artistiquement sur des formes, au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers.

Artaud.



Car il n’est pas nécessaire d’être dans l’attente. Nous voici arrivés à la conclusion d’un cycle presque liquidé. La partie est perdue. Nous le savons. La parole littéraire n’a plus de sens. Écrire, et plus encore écrire en français, semble être la projection de l’échec absolu de soi-même. Seul Hölderlin, enfermé dans sa Tour Jaune, rythmant d’une baguette ses hymnes à la Madone, à la Mémoire et le poème des Larmes, a réussi à atteindre le Logos. 

Il nous reste à lire, une fois par mois, un vers d’Hölderlin, le Saint-Esprit, symbole héraldique de la littérature en soi. Dans l’absence de toute littérature qui devienne le destin mondial, notre marche, de jour comme de nuit, s’effectue désormais sur les termitières des mots imbéciles.

Ce que je sais, c’est qu’il est temps pour les loups de se réunir pour se retourner contre leur louverie. Céline incarnait seulement le chacal destiné au cadavre et non pas à la fin. Il avait compris, avant Genet, dont les textes de velours pourris par les poisons semblent transcrits de l’anglais élisabéthain, que, depuis Maurice Scève, le français s’est dérobé aux abjects. 

A-t-il vraiment existé ? En notre époque de Transhistoire, tout apparaît sans dates et sans généalogie dans le cours de la médiocrité fatigante. Il incarnait cependant la France d’après la Révolution : Mirabeau qui, s’il avait couché avec la Reine, aurait changé l’Histoire. Une autre fois, la Reine a préféré que l’Histoire finisse.
Au moins, aura-t-il porté remède à la peste littéraire, comme Grignon de Montfort suçait les bubons des mourants. 

Mais lui qui faisait profession de pur n’a mérité ni la Femme ni même Lucette Almanzor, toujours vivante pour intercéder, et qui a su, sereine, exercer la magistrature de son ombre quand, dernier gouverneur de Saint-Pierre-et-Miquelon, attendant son jugement, il s’était livré au pouvoir de la peur.

Dès lors qu’André Breton, l’un des plus grands vivants, poussait l’absolu de son poème jusqu’à la tyrannie, que Maurras, cet obstiné, perdait son temps avec les dames d’œuvres, au moment où Drieu La Rochelle se faufilait, après la mort de sa bien-aimée, réduit au fantôme de lui-même, où Daumal entreprenait sa fuite de Varennes rattrapé par la mort, au moment où naissait Jean Genet, le cartésien suprême :

 Louis-Ferdinand Céline écrivait un français trop beau pour être du français, commençait à devenir dangereux, à s’agiter sur l’île dont il préparait l’escalade, − à la fois un Céline cinglé, roussi, furieux, aux paroles de guichetier et l’ombre d’un Céline sur la rade, éternellement contemporain, éloquence implacable au service du pouvoir spirituel, quand il aspirait à la rengaine, Twinkle, Twinkle, little star, condamné comme le diable, payé d’injustices, effigie de ce temps-là qui entraînait les déblais du siècle vers où rien ne tient.

Il n’est pas malade. Il n’a rien. Il est mort.
En 1945, en même temps que l’ancien monde européen, disparaissait l’homme après Dieu. Dieu mort on jetait l’enfant avec l’eau du bain. La mort est indifférente quand les Beatniks sont sales, propre la bombe atomique et que les Provos tournent en rond, prenant la raideur des chiens enragés.

Constater la tragique impasse de la littérature d’aujourd’hui, ce n’est pas annoncer qu’elle a péri, mais appeler la vengeance qui lui redonnera vie.

Mille oiseaux décrivaient leurs orbes autour du griffon qui s’efforçait de gravir le plus haut sommet de l’île. Et pourtant, il descendait malgré son obsession. Le souterrain s’aménageait. Tête, poitrine, ventre, Céline s’emplissait de terre. Cerisier mort, tous n’en avaient pas leur part.

Monterions-nous la garde devant le gîte, nous le savons, le ver, Céline s’en foutait. Les déchets de la mort lui rendaient la vie − assaut total ! Tout au long de la sente, attaqué par la maladie jusqu’à la chute de Meudon, en ce juillet torride, au-dessus de l’anamorphose des hommes, Louis-Ferdinand Céline avait été un vivant, trop rare pour les satisfaire tous, fou comme Luther et Rembrandt, sans poids. Nul biographe ne le rejoindra jamais. 

Ce n’est pas un Kant, tournesol dans sa chambre, ni un Ezra Pound, me dit sa compagne, Rip Van Winkle, le héros qui s’endormit pendant vingt ans pour se réveiller dans un monde qu’il ne reconnaissait pas. Céline était de la taille des sauvages de New York, d’un capitaine Cab irlandais, sur le croiseur de d’Annunzio. A son sujet l’indignation serait vulgaire : ses erreurs même désignent ce poète comme l’œil à fleur d’eau qui scrute les peuples sans espérance, regrette le beau temps de la veille.

Conscience de sa mort et de celle des autres. Il râpe son chemin, silhouette bizarre en houppelande verte, Arcimboldo refait par Goya, puis s’effritant, l’oreille sourde, les ongles longs, les yeux blancs et noirs, le poing du Front Populaire sur une affiche en lambeaux. Il demeure intraitable dans les allées d’orties, regagne sa poussière, s’enfonce en terre par un été communiste de drapeaux rouges. 

Saison d’épines, lucioles à demi fluides ! La bière roule à sa niche, la glaise supporte mieux l’ouvrage. Les ailes des oiseaux, protège-nuque des poètes, sont noires ce jour-là comme la corne du géotrupe aveugle.

Céline s’éploie, dédaigne, prend essor, reconnaît la terre, la forme de l’œuf, Luna Park, le vent contre, instaure la fin là où il n’est pas de fin. Et se nomme lui-même, comme l’épervier entend planer son cri, et, dieu nocturne, salue couronné de dynamites.

Une île en briques rouges ? Quelle importance ! Il est sur terre, revêtu du tabard et coiffé de la mitre en carton, peinte de diables et de flammes.
On voulut faire de lui un homme de parti. Il déjoua tous les calculs à travers l’écran de ses mots, de sa voix qui indisposait, plus sûrement que sa mort. Concevoir un Céline historique, c’est se perdre au milieu des photographies, au milieu des reliefs du produit écrivain.Zone où enquête la police, son existence s’est révélée indirectement par des livres qui condamnent la méchanceté. 

Et voilà Céline à nouveau, moribond, écrivant pour mettre un point final à l’imagination du siècle, solitaire dans sa déchirante trajectoire. Et cette imagination d’un siècle d’urgence qui recourt aux hallucinogènes pour couvrir de faste la cruauté, a fait du jour la nuit, a dégradé l’idéologie : les pendus de Nuremberg urinaient devant les journalistes. Rideau sur 1945. Bref, la corde est lacée.

Le Sturm und Drang se dissolvait aux potences. On racontera Skorzeni et Himmler comme une histoire de rêve de Frido Lampe dans la crainte de définir le système : On désignait même le camarade qui jetterait la bombe : c’était le marquis à la barbe noire (Chesterton).

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