Si l'on examine l'Italie, deux peuples peuvent-ils différer plus complètement que les Romains antiques et les Italiens du moyen âge ? Les Romains n'avaient de supériorité que dans les armes et l'organisation d'un État centralisé. Les Italiens du moyen âge et de la Renaissance étaient incapables d'unité, d'ordre et d'administration ; ils ne se battaient guère que par procuration ; au moyen de mercenaires, et la guerre était conçue de manière telle que Machiavel cite une campagne d'été, au cours d'une guerre menée par Florence, pendant laquelle il n'y eut ni un mort ni un blessé d'un côté ni de l'autre.
1.1- Permanence et changements des caractères nationaux
À la faveur des événements, de vieilles expressions reparaissent ; on parle de nouveau de « la France éternelle » et de « l'éternelle Allemagne », la place de l'adjectif suffisant à en indiquer la portée. Il faut examiner une bonne fois ces formules et savoir si elles ont un sens. Car ni la guerre ni la paix ne peuvent être conçues de la même manière, selon qu'elles ont ou non un sens.
Si une nation nuisible aux autres est telle de toute éternité, le seul but qu'on puisse assigner aux négociations comme aux combats est de l'anéantir, ou du moins de l'enchaîner de chaînes capables de durer plusieurs siècles ; si une nation amoureuse de paix et de liberté pour elle-même et autrui est telle de toute éternité, on ne peut jamais lui accorder trop de puissance.
Si au contraire l'esprit des nations change, le but de la politique, en guerre comme en paix, doit être de créer, du moins dans toute la mesure des possibilités humaines, des conditions de vie internationale telles que les nations qui sont paisibles le restent, et que celles qui ne le sont pas le deviennent. Il y a là deux politiques possibles, qui diffèrent presque sur tous les points. Il faut choisir. Un choix erroné serait fatal ; ne pas choisir serait pire. En 1918 on n'a pas choisi ; nous en souffrons les conséquences.
Que parfois certains caractères nationaux durent des siècles, ou même des millénaires, on ne peut en douter après examen. Don Quichotte vit toujours en Espagne ; bien plus, la grandiloquence qui y enfle les paroles des hommes politiques se retrouve non seulement dans les tragiques espagnols des XVIeet XVIIesiècles, inspirateurs et modèles de notre Corneille, mais encore dans les poètes latins d'origine espagnole, Lucain et Sénèque.
Qui croirait en revanche aujourd'hui qu'au XVIe siècle l'Espagne ait pu menacer par son ambition et sa puissance les libertés du monde ? Un siècle plus tard c'était déjà incroyable. Si l'on examine l'Italie, deux peuples peuvent-ils différer plus complètement que les Romains antiques et les Italiens du moyen âge ? Les Romains n'avaient de supériorité que dans les armes et l'organisation d'un État centralisé. Les Italiens du moyen âge et de la Renaissance étaient incapables d'unité, d'ordre et d'administration ; ils ne se battaient guère que par procuration ; au moyen de mercenaires, et la guerre était conçue de manière telle que Machiavel cite une campagne d'été, au cours d'une guerre menée par Florence, pendant laquelle il n'y eut ni un mort ni un blessé d'un côté ni de l'autre.
En revanche les Italiens parurent à cette époque, ce que les Romains n'avaient jamais été avec tous leurs efforts d'imitation servile, les héritiers directs des Grecs pour toutes les grâces et les pouvoirs de l'esprit. L'histoire des nations offre ainsi des exemples, également surprenants de permanence et de transformations.
Mais ce sont deux nations seulement qui nous intéressent ici, la France et l'Allemagne ; et les caractères nationaux n'importent pas tous, mais seulement ceux qui font qu'une nation constitue ou ne constitue pas un danger grave pour la civilisation, la paix et la liberté des peuples. La question est de savoir si ces caractères, en ce qui concerne la France et l'Allemagne, sont durables ou changeants. La réponse à cette question ne peut être cherchée que dans le passé ; car l'avenir nous demeure caché.
Un fait d'abord éclate aux yeux : jusqu'au XXesiècle il n'y a jamais eu de danger de domination universelle de la part des Germains ou des Allemands ; car les prétentions de la maison de Habsbourg à l'empire du monde sont restées aussi vides de portée effective que les prédictions de Merlin, jusqu'au jour où cette maison est devenue espagnole.
Ce fait indéniable n'a de signification que si l'on veut bien se rappeler, ce qu'on oublie aujourd'hui si facilement, que le danger de domination universelle n'a rien de nouveau ou d'inouï. Rome la première n'a pas seulement menacé, mais anéanti les libertés du monde, si du moins l'on veut se servir de l'expression exagérée des écrivains latins, et nommer monde une large étendue autour de la Méditerranée.
Soit dit en passant, ceux qui, comme Péguy et tant d'autres, accordent une part égale de leur admiration à l'Empire romain et aux guerres pour l'indépendance des patries commettent une contradiction sans excuse. Au moyen âge, après la brève résurrection de l'Empire romain tentée par Charlemagne, les deux héritiers de cet Empire, le Saint Empire Romain Germanique et la Papauté, se sont livré pour la domination temporelle de la chrétienté une lutte qui d'ailleurs ne comportait aucun danger pour les libertés locales, grâce au désordre de l'époque et à la nature intrinsèquement faible de ces deux pouvoirs.
Mais depuis quatre siècles l'Occident a subi trois menaces graves de domination universelle ; la première est venue d'Espagne, sous Charles Quint et Philippe II, la seconde de France, sous Louis XIV, la troisième de France encore, sous le Directoire et Napoléon. Les trois menaces ont été écartées après un sacrifice effroyable de vies humaines, et dans les trois cas l'Angleterre a joué le rôle principal. Aujourd'hui, cette vieille histoire se reproduit, sans différences considérables.
Le danger n'est peut-être pas plus grave ; la lutte n'est pas plus atroce. Le massacre des non-combattants, des femmes et des enfants n'est pas une nouveauté, comme certains hommes d'État l'ont affirmé naïvement. Ni l'Espagne, ni la France n'ont été, à la suite de leurs défaites, anéanties, démembrées, ou même désarmées ; nulle contrainte ne leur a été imposée. Le danger s'est déplacé par suite du changement des circonstances. Qui peut dire de quelle manière il pourra encore se déplacer ? Nul ne peut rien en savoir.
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