1.1 Dans un camp, l’une des raisons de survivre, c’est qu’on peut devenir un témoin.
« Pour ma part, j’avais pris la ferme résolution de ne pas mourir volontairement quoi qu’il arrive. Je voulais tout voir, tout vivre, faire l’expérience de tout, retenir tout au fond de moi.
À quoi bon, puisque je n’aurais jamais la possibilité de crier au monde ce que je savais ? Simplement parce que je ne voulais pas me tirer de là, supprimer le témoin que je pouvais être. » (Langbein, 1, p. 186.)
Certes, un très petit nombre des détenus invoqua ce motif. Cela pouvait, du reste, n’être qu’une bonne excuse (« “Je veux survivre pour telle ou telle raison, dans tel ou tel but”, et il trouve des centaines de prétextes. Or la vérité, c’est qu’il voudrait vivre à tout prix », Lewental, p. 148). Ou il pouvait s’agir d’un simple désir de vengeance (« Bien entendu, j’aurais pu me jeter sur les fils barbelés, ça, on le peut toujours. Mais je voulais vivre. Et si se produisait le miracle que nous attendions tous ?
Nous serons peut-être libérés, aujourd’hui ou demain. Alors, je me vengerai, alors je raconterai au monde ce qui s’est passé ici – là-bas, à l’intérieur », Sofsky, p. 477). Justifier sa propre survie n’est pas chose facile, surtout dans un camp. Il est des rescapés qui choisirent de se taire. « Certains de mes plus chers amis ne parlent jamais d’Auschwitz. » (Levi, 1, p. 224.) Mais il en est aussi pour qui ne pas faire mourir le témoin fut la seule raison de vivre. « D’autres, au contraire, en parlent sans arrêt, et je suis de ceux-là. » (Ibid.)
1.2 Primo Levi est le témoin par excellence. Lorsqu’il rentre chez lui, parmi les hommes, il raconte inlassablement à tous ce qu’il a dû subir. Il fait comme le Vieux Marin de la ballade de Coleridge :
« Vous vous rappelez la scène – le Vieux Marin coince les invités, qui, tout à leur mariage, ne lui prêtent pas attention, et les oblige à écouter son histoire. Eh bien, juste après mon retour du camp de concentration, je me suis comporté exactement de cette façon. J’éprouvais un besoin irrépressible de raconter mes malheurs au premier venu ! […]
Toutes les occasions étaient bonnes pour conter à tous mon aventure ; au directeur de l’usine comme à l’ouvrier, qui avaient d’autres chats à fouetter. Je me trouvais vraiment réduit à l’état du Vieux Marin. Puis je me mis à taper à la machine pendant la nuit. […] Toutes les nuits j’écrivais, et cette activité parut encore plus folle ! » (Levi, 1, p. 224-225.)
Mais il ne se sent pas écrivain, il ne le devient que pour témoigner. Écrivain, en un sens, il ne l’est jamais devenu. En 1963, alors qu’il a déjà publié deux romans et des nouvelles, quand on lui demande s’il se considère comme un chimiste ou comme un écrivain, il répond sans hésiter : « Ah, comme un chimiste, que ce soit bien clair, qu’il n’y ait pas de malentendu » (p. 102).
Le fait qu’avec le temps, et comme à son insu, il avait fini par le devenir, écrivant des livres qui n’avaient plus grand-chose à voir avec son témoignage, le mettait profondément mal à l’aise : « Puis j’ai écrit, […] j’ai contracté le vice de l’écriture » (1, p. 258). « Dans mon dernier livre, La Clé à molette, je me suis complètement dépouillé de ma qualité de témoin. […] Ce faisant, je ne renie rien ; je n’ai pas cessé d’être un ancien déporté, un témoin… » (p. 167).
Et c’est en proie à ce malaise qu’il m’est apparu, lors de réunions éditoriales chez Einaudi. Il pouvait se sentir coupable d’avoir survécu, non d’avoir témoigné. « Je suis en paix avec moi-même parce que j’ai témoigné. » (Ibid., p. 219.)
1.3 Le latin a deux termes pour désigner le témoin. Le premier, testis, dont vient notre « témoin », signifie à l’origine celui qui se pose en tiers entre deux parties (terstis) dans un procès ou un litige.
Le second, eu Eichmann en face de moi, je l’aurais condamné à mort » (p. 144). « S’ils ont commis un crime, alors ils doivent payer » (p. 236). Mais il est crucial que les deux choses ne soient pas confondues, que le droit ne prétende pas régler la question. Il y a une consistance non juridique de la vérité, telle qu’on ne pourra jamais rabattre la quaestio facto sur la quaestio juris.
L’affaire du rescapé est là : dans tout ce qui porte une action humaine au-delà du droit, la soustrait radicalement au Procès. « Chacun d’entre nous peut être poursuivi, condamné, exécuté, et ne pas savoir pourquoi » (p. 75).
1.4 L’une des méprises les plus courantes – non seulement au sujet des camps – provient d’une confusion tacite entre catégories éthiques et juridiques (ou, pire encore, entre catégories juridiques et théologiques : la nouvelle théodicée).
La plupart des catégories qui ont cours en matière de morale et de religion sont plus ou moins contaminées par le droit : faute, responsabilité, innocence, jugement, condamnation… On ne peut donc s’en servir sans précautions expresses. Car le fait est – les juristes le savent bien – que le but ultime du droit n’est pas de garantir la justice. Et encore moins la vérité.
Il a pour seul but le jugement, indépendamment de la vérité ou de la justice. La preuve en est, irréfutable, que l’autorité de la chose jugée concerne aussi bien les sentences injustes. La production d’une res judicata – où la sentence tient lieu du vrai, du juste, et vaut comme vérité quand même elle est d’une injustice et d’une fausseté patentes –, telle est la fin dernière du droit. Dans cette créature hybride, à la fois fait et norme, le droit trouve son accomplissement ; au-delà, il est muet.
En 1983, l’éditeur Einaudi demanda à Levi de traduire Le Procès de Kafka. Ce livre a donné lieu à beaucoup d’exégèses, qui soulignent son caractère prophético-politique (la bureaucratie moderne comme mal absolu), théologique (le tribunal est le Dieu caché) ou biographique (la condamnation serait la maladie dont Kafka se savait atteint).
Mais on n’a guère noté que ce roman, où la loi apparaît exclusivement sous la forme du procès, contient des vues profondes sur la nature du droit, qui se donne ici moins comme norme que comme jugement, et donc procès. Or, si l’essence de la loi – de toute loi – est le procès, si tout le droit (et la morale qu’il contamine) est seulement droit (et morale) processif, alors exécution et transgression, innocence et culpabilité, obéissance et désobéissance deviennent indifférentes.
« Le tribunal ne veut rien de toi. Il te reçoit quand tu viens, te laisse partir quand tu t’en vas. » La fin dernière de la norme est de produire le jugement ; mais celui-ci ne se propose ni de punir ni de récompenser, ni de rendre la justice ni de faire éclater la vérité. Le jugement est une fin en soi, et là est son mystère, le mystère du procès.
L’une des conséquences de cette nature autoréférentielle du jugement – qu’un grand juriste italien s’est chargé d’en tirer –, c’est que la peine ne fait pas suite au jugement, car le jugement est en lui-même la peine (nullum judicium sine poena).« On pourrait même dire que toute la peine est dans le jugement, et que la peine infligée – la prison, la mort – ne compte que dans la mesure où elle prolonge, en quelque sorte, le jugement (comme le dit l’expression “faire justice”). » (Satta, 26.) Cela signifie aussi que « l’acquittement est la reconnaissance d’une erreur judiciaire », et que, si « chacun est intimement innocent », le seul innocent véritable « n’est pas celui que l’on acquitte, mais celui qui traverse la vie sans jugement » (Satta, 27).
1.5 S’il en est ainsi – et le rescapé sait qu’il en est ainsi –, alors il se pourrait que les procès eux-mêmes (les douze procès de Nuremberg et d’autres qui eurent lieu en Allemagne ou ailleurs, jusqu’à celui de Jérusalem en 1961 qui conduisit Eichmann à la potence et entraîna à une nouvelle série de procès en République fédérale) soient en partie responsables de cette confusion des esprits qui pendant plusieurs décennies empêcha de penser Auschwitz. Aussi nécessaires qu’ils fussent, et malgré leur insuffisance patente (puisque au total ils auront concerné seulement quelques centaines de personnes), ils ont accrédité l’idée que le problème était réglé.
Les sentences étaient rendues, la preuve de la culpabilité était définitivement apportée. À quelques exceptions près, il aura fallu presque un demi-siècle pour que l’on comprenne que le droit n’a pas réglé le problème, que le problème est tellement énorme qu’il met en cause le droit lui-même, qu’il le mène à la ruine.
La confusion entre droit et morale, entre théologie et droit, a fait quelques victimes illustres. L’une d’elles est le philosophe Hans Jonas, élève de Heidegger spécialisé dans les questions éthiques. En 1984, à l’occasion de la remise du prix Lucas, il se pencha sur Auschwitz. Et il le fit en instruisant une nouvelle théodicée, c’est-à-dire en se demandant comment Dieu avait pu tolérer Auschwitz. La théodicée est un procès qui vise à établir, non la responsabilité des hommes, mais celle de Dieu. Comme toute théodicée, celle-ci se conclut par un acquittement. Les attendus du jugement donnent à peu près ceci :
« L’infini (Dieu) s’est entièrement dépouillé de sa toute-puissance dans le fini. En créant le monde, Dieu lui a pour ainsi dire confié son propre sort, il est devenu impuissant. Après s’être totalement dédié au monde, il n’a plus rien à nous offrir : c’est désormais à l’homme de donner. L’homme peut le faire en veillant à ce que Dieu n’ait pas, ou pas trop souvent, à se repentir d’avoir laissé être le monde. »
Le compromis qui entache toute théodicée est ici particulièrement patent. Non seulement elle ne nous dit rien sur Auschwitz, rien sur les victimes, rien sur les bourreaux, mais elle garde une intention conciliatoire. Sous l’impuissance de Dieu se lit en filigrane celle des humains, qui ressassent leur « plus jamais ça ! » alors qu’à l’évidence ça se produit partout.
1.6 La notion même de responsabilité est irrémédiablement contaminée par le droit. On le voit dès que l’on tente d’en faire usage hors de la sphère juridique. Pourtant, l’éthique, la politique, la religion n’ont pu se définir que par le terrain qu’elles gagnaient sur la responsabilité juridique ; mais elles l’ont fait moins en revendiquant une responsabilité d’un autre genre qu’en explorant des zones de non-responsabilité. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, d’impunité. Cela signifie plutôt – pour l’éthique tout au moins – buter sur une responsabilité infiniment plus grande que celle que nous serons jamais capable d’assumer. Au mieux, nous pouvons lui être fidèle, c’est-à-dire revendiquer ce qu’il y a en elle de proprement inassumable.
La découverte inouïe qu’a faite Primo Levi à Auschwitz concerne un matériau réfractaire à tout établissement d’une responsabilité ; il réussit à isoler quelque chose comme un nouvel élément éthique. Levi le nomme la « zone grise ».
En elle se déroule la « longue chaîne qui lie la victime aux bourreaux », l’opprimé y devient oppresseur, le bourreau y apparaît à son tour comme une victime. Alchimie incessante et grise, où le bien, le mal, et avec eux tous les métaux de l’éthique traditionnelle atteignent leur point de fusion.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire