jeudi 6 juin 2019

" Le Dernier des Mohicans " par James Fenimore Cooper ( 1826 )



 Les vêtements mal assortis de cet individu ne servaient qu’à faire ressortir encore davantage le défaut évident de ses proportions. Il avait un habit bleu de ciel, à pans larges et courts, à collet bas ; il portait des culottes collantes de maroquin jaune, et nouées à la jarretière par une bouffette flétrie de rubans blancs ; des bas de coton rayés, et des souliers à l’un desquels était attaché un éperon, complétaient le costume de la partie inférieure de son corps. 

Rien n’en était dérobé aux yeux ; au contraire, il semblait s’étudier à mettre en évidence toutes ses beautés, soit par simplicité, soit par vanité. De la poche énorme d’une grande veste de soie plus qu’à demi usée et ornée d’un grand galon d’argent terni, sortait un instrument qui, vu dans une compagnie aussi martiale, aurait pu passer pour quelque engin de guerre dangereux et inconnu. 

Ne soyez pas choqués de la couleur de mon teint ; c’est la livrée un peu foncée de ce soleil brûlant près duquel j’ai pris naissance. 
Shakespeare. Le Marchand de Venise, acte II, scène I. 

Chapitre premier 

Mon oreille est ouverte. Mon cœur est préparé ; quelque perte que tu puisses me révéler, c’est une perte mondaine ; parle, mon royaume est-il perdu ?

Shakespeare. 

C’était un des caractères particuliers des guerres qui ont eu lieu dans les colonies de l’Amérique septentrionale, qu’il fallait braver les fatigues et les dangers des déserts avant de pouvoir livrer bataille à l’ennemi qu’on cherchait. Une large ceinture de forêts, en apparence impénétrables, séparait les possessions des provinces hostiles de la France et de l’Angleterre. 
Le colon endurci aux travaux et l’Européen discipliné qui combattait sous la même bannière, passaient quelquefois des mois entiers à lutter contre les torrents, et à se frayer un passage entre les gorges des montagnes, en cherchant l’occasion de donner des preuves plus directes de leur intrépidité. Mais, émules des guerriers naturels du pays dans leur patience, et apprenant d’eux à se soumettre aux privations, ils venaient à bout de surmonter toutes les difficultés ; on pouvait croire qu’avec le temps il ne resterait pas dans le bois une retraite assez obscure, une solitude assez retirée pour offrir un abri contre les incursions de ceux qui prodiguaient leur sang pour assouvir leur vengeance, ou pour soutenir la politique froide et égoïste des monarques éloignés de l’Europe. 
Sur toute la vaste étendue de ces frontières il n’existait peut-être aucun district qui pût fournir un tableau plus vrai de l’acharnement et de la cruauté des guerres sauvages de cette époque, que le pays situé entre les sources de l’Hudson et les lacs adjacents. 
Les facilités que la nature y offrait à la marche des combattants étaient trop évidentes pour être négligées. La nappe allongée du lac Champlain s’étendait des frontières du Canada jusque sur les confins de la province voisine de New-York, et formait un passage naturel dans la moitié de la distance dont les Français avaient besoin d’être maîtres pour pouvoir frapper leurs ennemis. 
En se terminant du côté du sud, le Champlain recevait les tributs d’un autre lac, dont l’eau était si limpide que les missionnaires jésuites l’avaient choisie exclusivement pour accomplir les rites purificateurs du baptême, et il avait obtenu pour cette raison le titre de lac du Saint-Sacrement. 
Les Anglais, moins dévots, croyaient faire assez d’honneur à ces eaux pures en leur donnant le nom du monarque qui régnait alors sur eux, le second des princes de la maison de Hanovre. Les deux nations se réunissaient ainsi pour dépouiller les possesseurs sauvages des bois de ses rives, du droit de perpétuer son nom primitif de lac Horican 6
Baignant de ses eaux des îles sans nombre, et entouré de montagnes, le « saint Lac » s’étendait à douze lieues vers le sud. Sur la plaine élevée qui s’opposait alors au progrès ultérieur des eaux, commençait un portage d’environ douze milles qui conduisait sur les bords de l’Hudson, à un endroit où, sauf les obstacles ordinaires des cataractes, la rivière devenait navigable. 
Tandis qu’en poursuivant leurs plans audacieux d’agression et d’entreprise, l’esprit infatigable des Français cherchait même à se frayer un passage par les gorges lointaines et presque impraticables de l’Alleghany, on peut bien croire qu’ils n’oublièrent point les avantages naturels qu’offrait le pays que nous venons de décrire. Il devint de fait l’arène sanglante dans laquelle se livrèrent la plupart des batailles qui avaient pour but de décider de la souveraineté sur les colonies. 
Des forts furent construits sur les différents points qui commandaient les endroits où le passage était le plus facile, et ils furent pris, repris, rasés et reconstruits, suivant les caprices de la victoire ou les circonstances. Le cultivateur, s’écartant de ce local dangereux, reculait jusque dans l’enceinte des établissements plus anciens ; et des armées plus nombreuses que celles qui avaient souvent disposé de la couronne dans leurs mères-patries s’ensevelissaient dans ces forêts, dont on ne voyait jamais revenir les soldats qu’épuisés de fatigue ou découragés par leurs défaites, semblables enfin à des fantômes sortis du tombeau. 
Quoique les arts de la paix fussent inconnus dans cette fatale région, les forêts étaient animées par la présence de l’homme. Les vallons et les clairières retentissaient des sons d’une musique martiale, et les échos des montagnes répétaient les cris de joie d’une jeunesse vaillante et inconsidérée, qui les gravissait, fière de sa force et de sa gaieté, pour s’endormir bientôt dans une longue nuit d’oubli. 
Ce fut sur cette scène d’une lutte sanglante que se passèrent les événements que nous allons essayer de rapporter, pendant la troisième année de la dernière guerre que se firent la France et la Grande-Bretagne, pour se disputer la possession d’un pays qui heureusement était destiné à n’appartenir un jour ni à l’une ni à l’autre. 
L’incapacité de ses chefs militaires, et une fatale absence d’énergie dans ses conseils à l’intérieur, avaient fait déchoir la Grande-Bretagne de cette élévation à laquelle l’avaient portée l’esprit entreprenant et les talents de ses anciens guerriers et hommes d’État. Elle n’était plus redoutée par ses ennemis, et ceux qui la servaient perdaient rapidement cette confiance salutaire d’où naît le respect de soi-même. Sans avoir contribué à amener cet état de faiblesse, et quoique trop méprisés pour avoir été les instruments de ses fautes, les colons supportaient naturellement leur part de cet abaissement mortifiant. 
Tout récemment ils avaient vu une armée d’élite, arrivée de cette contrée, qu’ils respectaient comme leur mère-patrie, et qu’ils avaient regardée comme invincible ; une armée conduite par un chef que ses rares talents militaires avaient fait choisir parmi une foule de guerriers expérimentés, honteusement mise en déroute par une poignée de Français et d’Indiens, et n’ayant évité une destruction totale que par le sang-froid et le courage d’un jeune Virginien 7 dont la renommée, grandissant avec les années, s’est répandue depuis jusqu’aux pays les plus lointains de la chrétienté avec l’heureuse influence qu’exerce la vertu 8.
Ce désastre inattendu avait laissé à découvert une vaste étendue de frontières, et des maux plus réels étaient précédés par l’attente de mille dangers imaginaires. Les colons alarmés croyaient entendre les hurlements des sauvages se mêler à chaque bouffée de vent qui sortait en sifflant des immenses forêts de l’ouest. Le caractère effrayant de ces ennemis sans pitié augmentait au delà de tout ce qu’on pourrait dire les horreurs naturelles de la guerre. 
Des exemples sans nombre de massacres récents étaient encore vivement gravés dans leur souvenir ; et dans toutes les provinces il n’était personne qui n’eût écouté avec avidité la relation épouvantable de quelque meurtre com- mis pendant les ténèbres, et dont les habitants des forêts étaient les principaux et les barbares acteurs. Tandis que le voyageur crédule et exalté racontait les chances hasardeuses qu’offraient les déserts, le sang des hommes timides se glaçait de terreur, et les mères jetaient un regard d’inquiétude sur les enfants qui sommeillaient en sûreté, même dans les plus grandes villes. 
En un mot, la crainte, qui grossit tous les objets, commença à l’emporter sur les calculs de la raison et sur le courage. Les cœurs les plus hardis commencèrent à croire que l’événement de la lutte était incertain, et l’on voyait s’augmenter tous les jours le nombre de cette classe abjecte qui croyait déjà voir toutes les possessions de la couronne d’Angleterre en Amérique au pouvoir de ses ennemis chrétiens, ou dévastées par les incursions de leurs sauvages alliés. (…)
Il y avait pourtant parmi eux un homme qui, par son air et ses gestes, faisait une exception marquée à ceux qui composaient cette dernière classe de spectateurs. 
L’extérieur de ce personnage était défavorable au dernier point, sans offrir aucune difformité particulière. Debout, sa taille surpassait celle de ses compagnons ; assis, il paraissait réduit au-dessous de la stature ordinaire de l’homme. Tous ses membres offraient le même défaut d’ensemble. Il avait la tête grosse, les épaules étroites, les bras longs, les mains petites et presque délicates, les cuisses et les jambes grêles, mais d’une longueur démesurée, et ses genoux monstrueux l’étaient moins encore que les deux pieds qui soutenaient cet étrange ensemble. 
Les vêtements mal assortis de cet individu ne servaient qu’à faire ressortir encore davantage le défaut évident de ses proportions. Il avait un habit bleu de ciel, à pans larges et courts, à collet bas ; il portait des culottes collantes de maroquin jaune, et nouées à la jarretière par une bouffette flétrie de rubans blancs ; des bas de coton rayés, et des souliers à l’un desquels était attaché un éperon, complétaient le costume de la partie inférieure de son corps. 
Rien n’en était dérobé aux yeux ; au contraire, il semblait s’étudier à mettre en évidence toutes ses beautés, soit par simplicité, soit par vanité. De la poche énorme d’une grande veste de soie plus qu’à demi usée et ornée d’un grand galon d’argent terni, sortait un instrument qui, vu dans une compagnie aussi martiale, aurait pu passer pour quelque engin de guerre dangereux et inconnu. Quelque petit qu’il fût, cet instrument avait excité la curiosité de la plupart des Européens qui se trouvaient dans le camp, quoique la plupart des colons le maniassent sans crainte et même avec la plus grande familiarité. 
Un énorme chapeau, de même forme que ceux que portaient les ecclésiastiques depuis une trentaine d’années, prêtait une sorte de dignité à une physionomie qui annonçait plus de bonté que d’intelligence, et qui avait évidemment besoin de ce secours artificiel pour soutenir la gravité de quelque fonction extraordinaire. 
Tandis que les différents groupes de soldats se tenaient à quelque distance de l’endroit où l’on voyait ces nouveaux préparatifs de voyage, par respect pour l’enceinte sacrée du quartier général de Webb, le personnage que nous venons de décrire s’avança au milieu des domestiques, qui attendaient avec les chevaux, dont il faisait librement la censure et l’éloge, suivant que son jugement trouvait occasion de les louer ou de les critiquer. 
– Je suis porté à croire, l’ami, dit-il d’une voix aussi remarquable par sa douceur que sa personne l’était par le défaut de ses proportions, que cet animal n’est pas né en ce pays, et qu’il vient de quelque contrée étrangère, peut-être de la petite île au delà des mers. Je puis parler de pareilles choses, sans me vanter, car j’ai vu deux ports, celui qui est situé à l’embouchure de la Tamise et qui porte le nom de la capitale de la vieille Angleterre, et celui qu’on appelle Newhaven ; et j’y ai vu les capitaines de senaux et de brigantins charger leurs bâtiments d’une foule d’animaux à quatre pieds, comme dans l’arche de Noé, pour aller les vendre à la Jamaïque ; mais jamais je n’ai vu un animal qui ressemblât si bien au cheval de guerre décrit dans l’Écriture : 
–«Il bat la terre du pied, se réjouit en sa force, et va à la rencontre des hommes armés. Il hennit au son de la trompette ; il flaire de loin la bataille, le tonnerre des capitaines, et le cri de triomphe. » – Il semblerait que la race des chevaux d’Israël s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Ne le pensez-vous pas, l’ami ? 
Ne recevant aucune réponse à ce discours extraordinaire, qui à la vérité, étant prononcé d’une voix sonore quoique douce, semblait mériter quelque attention, celui qui venait d’emprunter ainsi le langage des livres saints leva les yeux sur l’être silencieux auquel il s’était adressé par hasard, et il trouva un nouveau sujet d’admiration dans l’individu sur qui tombèrent ses regards. 
Ils restaient fixés sur la taille droite et raide du coureur indien qui avait apporté au camp de si fâcheuses nouvelles la soirée précédente. Quoique ses traits fussent dans un état de repos complet, et qu’il semblât regarder avec une apathie stoïque la scène bruyante et animée qui se passait autour de lui, on remarquait en lui, au milieu de sa tranquillité, un air de fierté sombre fait pour attirer des yeux plus clairvoyants que ceux de l’homme qui le regardait avec un étonnement qu’il ne cherchait pas à cacher. 
L’habitant des forêts portait le tomahawk 10 et le couteau de sa tribu, et cependant son extérieur n’était pas tout à fait celui d’un guerrier. Au contraire, toute sa personne avait un air de négligence semblable à celle qui aurait pu être la suite d’une grande fatigue dont il n’aurait pas encore été complètement remis. 
Les couleurs dont les sauvages composent le tatouage de leur corps quand ils s’apprêtent à combattre, s’étaient fondues et mélangées sur des traits qui annonçaient la fierté, et leur donnaient un caractère encore plus repoussant ; son œil seul, brillant comme une étoile au milieu des nuages qui s’amoncellent dans le ciel, conservait tout son feu naturel et sauvage. Ses regards pénétrants, mais circonspects, rencontrèrent un instant ceux de l’Européen, et changèrent aussitôt de direction, soit par astuce, soit par dédain. 

6 Comme chaque tribu indienne a son langage ou son dialecte, elles donnent ordinairement différents noms aux mêmes lieux, quoique presque tous leurs termes soient descriptifs. Ainsi la traduction littérale du nom de cette belle pièce d’eau adopté par la tribu qui habite ces rivages, est « La Queue du Lac ». Le lac Georges, comme on l’appelait vulgairement, et comme il est maintenant légalement appelé, forme une espèce de queue au lac Champlain, lorsqu’on le regarde sur la carte. De là vient le nom. 
7 Ce jeune Virginien était Washington lui-même, alors colonel d’un régiment de troupes provinciales ; le général dont il est ici question est le malheureux Braddock, qui fut tué et perdit par sa présomption la moitié de son armée. La réputation militaire de Washington date de cette époque : il conduisit habilement la retraite et sauva le reste des troupes. Cet événement eut lieu en 1755. 
Washington était né en 1732 ; il n’avait donc que vingt-trois ans. Suivant une tradition populaire, un chef sauvage prédit que le jeune Virginien ne serait jamais tué dans une bataille ; il avait même vainement tiré sur lui plusieurs fois, et son adresse était cependant remarquable ; mais Washington fut le seul officier à cheval de l’armée américaine qui ne fut pas blessé ou tué dans cette déroute. 
8 Washington, qui avertit plus tard, mais inutilement, le général européen de la position dangereuse dans laquelle il se plaçait sans nécessité, sauva le reste de l’armée anglaise, dans cette occasion, par sa décision et son courage. La réputation que s’acquit Washington dans cette bataille fut la principale cause du choix que l’on fit de lui plus tard pour commander les armées américaines. 
Une circonstance digne de remarque, c’est que, tandis que toute l’Amérique retentissait de la gloire dont il venait de se couvrir, son nom ne fut inscrit dans aucun bulletin d’Europe sur cette bataille. C’est de cette manière que la mère patrie cachait même la gloire des Américains, pour obéir à son système d’oppression. 
10 Un tomahawk est une petite hache. Avant l’arrivée des colons européens, les tomahawks étaient faits avec des pierres ; aujourd’hui les blancs les fabriquent eux-mêmes avec du fer, et les vendent aux sauvages. Il y a deux espèces de tomahawks, le tomahawk à pipe et le tomahawk sans pipe. Le premier ne peut être lancé, la tête de la hache formant un fourneau de pipe, et le manche un tuyau : c’est le second que les sauvages manient et jettent avec une adresse remarquable comme le dgerid des Maures. 


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