samedi 1 juin 2019

" L’Île au trésor " par Robert Louis Stevenson ( 1881 )


Tel que tu me vois, petit, j’étais son second, au vieux Flint, — et seul je connais la cachette… Il m’en a confié le secret à Savannah, à son lit de mort, — comme qui dirait dans l’état où je suis maintenant, comprends-tu ?… 

Mais pas un mot de tout ceci, à moins qu’ils ne m’envoient la marque noire, ou que tu ne voies rôder par ici soit Chien-Noir, soit le marin à la jambe de bois, lui surtout, Jim !…


On me demande de raconter tout ce qui se rapporte à mes aventures dans l’île au Trésor, — tout, depuis le commencement jusqu’à la fin, — en ne réservant que la vraie position géographique de l’île, et cela par la raison qu’il s’y trouve encore des richesses enfouies. Je prends donc la plume, en l’an de grâce 1782, et je me reporte au temps où mon père tenait sur la route de Bristol, à deux ou trois cents pas de la côte, l’auberge de l’Amiral-Benbow.

C’est alors qu’un vieux marin, à la face rôtie par le soleil et balafrée d’une immense estafilade, vint pour la première fois loger sous notre toit. Je le vois encore, arrivant d’un pas lourd à la porte de chez nous, suivi de son coffre de matelot qu’un homme traînait dans une brouette. 

Il était grand, d’apparence athlétique, avec une face au teint couleur de brique, une queue goudronnée qui battait le col graisseux de son vieil habit bleu, des mains énormes, calleuses, toutes couturées de cicatrices, et ce coup de sabre qui avait laissé sur sa face, du front au bas de la joue gauche, un sillon blanchâtre et livide… Je me le rappelle comme si c’était d’hier, s’arrêtant pour regarder tout autour de la baie en sifflotant entre ses dents ; puis, fredonnant cette vieille chanson de mer qu’il devait si souvent nous faire entendre, hélas !

Ils étaient quinze matelots,
Sur le coffre du mort ;
Quinze loups, quinze matelots,
Yo-ho-ho !… Yo-ho-ho !…
Qui voulaient la bouteille…

Il chantait d’une voix aigre et cassée qui semblait s’être usée à l’accompagnement du cabestan, et frappait comme un sourd à la porte, avec un gros bâton de houx qu’il avait au poing. À peine entré :
« Un verre de rhum ! » dit-il rudement à mon père.
Il le but lentement, en connaisseur, fit claquer sa langue, puis revint à la porte et se mit à examiner d’abord les falaises qui s’élevaient sur la droite, puis notre enseigne et l’intérieur de la salle basse.
« Cette baie fera l’affaire, dit-il enfin, et la baraque me semble assez bien située… Beaucoup de monde ici, camarade ?…
— Pas trop, malheureusement ! répliqua mon père.

— Eh bien, c’est précisément ce qu’il faut !… Holà, hé, l’ami ! reprit-il en s’adressant à l’homme chargé de son coffre, débarque-moi ça en douceur, et l’amarre dans la maison… Je vais rester quelque temps ici… Oh ! je suis un homme tout simple et facile à contenter… Un peu de rhum, des œufs et du jambon, voilà tout ce qu’il me faut, avec une falaise comme celle-là, pour voir passer les navires. Comment je m’appelle ?… Appelez-moi Capitaine, si cela peut vous faire plaisir… Ah ! ah ! je vois ce qui vous chiffonne !… Allons, soyez tranquille, on a de la monnaie. En voilà, tenez… »

Il jeta trois ou quatre pièces d’or à terre.
« Quand ce sera fini et que j’aurai bu et mangé pour ce qu’il y a là, vous me le direz ! »
Un commandant n’aurait pas parlé plus fièrement. À vrai dire, malgré la grossièreté de ses habits et de son langage, il n’avait pas l’air d’un simple matelot, mais plutôt d’un second ou d’un maitre d’équipage de la marine marchande, habitué à parler haut et à taper dur.

L’homme à la brouette nous dit que notre nouvel hôte était arrivé le matin même par le coche au village voisin, qu’il avait demandé s’il y avait une bonne auberge pas trop loin de la côte, et qu’entendant dire du bien de la nôtre, apprenant qu’elle était isolée, il l’avait choisie comme résidence. C’est tout ce qu’il fut possible de savoir sur son compte.

C’était un homme extraordinairement silencieux. Il passait toutes ses journées à flâner autour de la baie ou sur la falaise, armé d’un vieux télescope de cuivre. Le soir, il restait assis au coin du feu dans le parloir, buvant du grog très fort. En général, il ne répondait même pas quand on lui adressait la parole, ou, pour toute réponse, il se contentait de relever la tête d’un air furibond en soufflant par le nez comme un cachalot. Aussi prîmes-nous bientôt l’habitude de le laisser tranquille.

Chaque soir, en revenant de sa promenade, il demandait s’il n’était pas passé des marins sur la route. Nous pensions d’abord que cette question lui était dictée par le désir de voir des gens de sa profession ; mais nous ne tardâmes pas à reconnaître que son véritable but était au contraire de les éviter. Quand un matelot s’arrêtait à l’Amiral-Benbow, comme cela arrivait parfois à ceux qui prenaient, pour se rendre à Bristol, la route de terre, notre hôte ne manquait jamais de le regarder par la porte vitrée avant d’entrer dans le parloir. Et tant que l’autre était dans la maison, il avait soin de ne pas souffler mot.

Personnellement, je savais fort bien à quoi m’en tenir sur cette inquiétude toute spéciale que lui causait l’arrivée d’un homme de mer, et je puis même dire que je la partageais, car, fort peu de temps après son arrivée, il m’avait pris à part et m’avait promis de me donner, tous les premiers du mois, une pièce de quatre pence si je voulais « avoir l’œil ouvert et veiller au grain » ; l’arrivée possible de certain marin à une seule jambe m’était particulièrement signalée ; je devais, dans ce cas, courir, sans perdre une minute, avertir le Capitaine de cet événement.

 La plupart du temps, il est vrai, quand le premier du mois arrivait, j’étais obligé de réclamer mes gages, et je n’obtenais en réponse qu’un bruit nasal accompagné d’un regard qui me faisait baisser les yeux. Mais, avant la fin de la semaine, j’étais sûr que le Capitaine m’apporterait ma pièce de quatre pence, en me réitérant l’ordre « d’ouvrir l’œil et de signaler au plus vite l’arrivée du marin à une seule jambe ».

Je n’ai pas besoin de dire à quel point ce personnage mystérieux hantait ma cervelle enfantine. Par les nuits orageuses, quand le vent secouait les quatre coins de la maison et que les vagues venaient se briser sur la falaise avec un bruit de tonnerre, je le voyais sous mille aspects variés et plus diaboliques les uns que les autres. 

Tantôt la jambe était coupée au genou, tantôt à la hanche. D’autre fois, l’homme devenait une sorte de monstre qui n’avait jamais eu qu’une seule jambe au milieu du corps. Mais le pire cauchemar était de le voir courir et me poursuivre à travers champs en sautant par-dessus les haies. Au total, je payais assez cher ma pièce mensuelle de quatre pence, avec ces rêves abominables.

Mais en dépit de cette terreur que me causait l’idée seule de l’homme à la jambe unique, j’étais beaucoup moins effrayé du  Capitaine lui-même que toutes les autres personnes de mon entourage. Parfois, le soir, il buvait plus de rhum que sa tête ne pouvait en porter, et se mettait à beugler ses vieux chants bachiques ou nautiques, sans faire attention à rien de ce qui se passait dans le parloir. 

Mais, d’autre fois, il faisait donner des verres à tout le monde et forçait les pauvres gens tremblants à écouter des histoires sans queue ni tête ou à l’accompagner en chœur. Bien souvent j’ai entendu vibrer tous les planchers de la maison au chant des « Yo-ho-ho, Yo-ho-ho, — qui voulaient la bouteille ! » Tous les voisins s’y mettaient à tue-tête, car la peur les talonnait ; et c’était à qui crierait le plus fort pour éviter les observations. 

C’est que, dans ces accès, notre locataire était terrible. Il faisait trembler la terre sous ses coups de poing pour réclamer le silence ; ou bien il se mettait dans une colère effroyable parce qu’on lui adressait une question, — ou parce qu’on ne lui en adressait pas, — et qu’il en concluait que la compagnie n’écoutait pas son histoire… Il n’aurait pas fallu non plus s’aviser de quitter l’auberge avant qu’il fût allé se coucher en titubant ! Notez que presque toujours ses récits étaient faits pour donner la chair de poule. 

Ce n’étaient que pendaisons à la grande vergue, coups de couteau, combats corps à corps, tempêtes effroyables, aventures ténébreuses sur les océans des deux mondes. D’après ses propres dires, il avait certainement vécu parmi les plus atroces gredins que la mer ait jamais portés ; et le langage dont il se servait pour décrire toutes ces horreurs était fait pour épouvanter de simples campagnards, comme nos habitués, plus encore peut-être que les crimes mêmes dont ils écoutaient le récit. Cet homme nous glaçait littéralement le sang dans les veines.

Mon père répétait du matin au soir que sa présence finirait par ruiner l’auberge, et que nos plus fidèles clients finiraient par se lasser d’être ainsi brutalisés ; sans compter qu’ils rentraient habituellement chez eux les cheveux hérissés de terreur. Mais je croirais volontiers, au contraire, que ces étranges veillées nous attiraient du monde. On avait peur, et pourtant on prenait goût à ces émotions poignantes. Après tout, le Capitaine mettait un peu d’intérêt dans la vie monotone de la campagne. Certains jeunes gens affectaient même de l’admirer, disant que c’était un « vrai loup », « un vieux marsouin », un de ces hommes qui ont fait l’Angleterre si terrible sur les mers. (...)

Ma mère était occupée auprès de mon père et j’étais en train de  mettre le couvert pour le déjeuner du Capitaine, quand la porte du parloir s’ouvrit tout à coup et un inconnu entra.

Ce qui frappait d’abord chez cet inconnu, c’était une pâleur singulière. Je remarquai aussi qu’il lui manquait deux doigts de la main gauche. Il tenait dans la droite un grand coutelas et n’avait pourtant rien de belliqueux dans toute sa personne. Ma première pensée, quand je voyais un étranger, se rapportait toujours au marin à la jambe unique. C’est peut-être pourquoi je notai que celui-ci, sans avoir précisément la mine d’un matelot, avait en lui quelque chose qui sentait l’homme de mer.

Je lui demandai ce qu’il y avait pour son service. Il demanda du rhum. Comme je sortais pour en aller chercher, il s’assit sur le bord d’une table et me fit signe d’approcher ; je m’arrêtai, ma serviette à la main.
« Plus près, petit », me dit-il.

Je fis un pas vers lui.
« Ce couvert est sans doute pour l’ami Bill ? » demanda-il avec un regard où je crus voir de l’inquiétude.
Je répondis que je ne connaissais pas l’ami Bill, et que ce couvert était destiné à un locataire de la maison, que nous appelions le Capitaine.
« Parbleu ! dit-il, l’ami Bill peut se faire appeler le Capitaine, si cela lui convient !… Il a une balafre sur la joue gauche et il ne boude pas sur la bouteille, hein, mon petit ?… C’est bien cela, n’est-ce pas, une balafre sur la joue gauche ?…. Quand je le disais !… Ah !… ah !… Et donc, l’ami Bill est-il dans la maison ? » (...)

Avant que j’eusse eu le temps de faire ce qu’il désirait, il était retombé sur son oreiller. Assez longtemps il resta silencieux.
« Jim, reprit-il enfin, tu as bien vu ce marin, aujourd’hui ?
— Chien-Noir ?
— Chien-Noir… C’est un mauvais gredin, vois-tu ; mais ceux qui l’envoient valent encore moins que lui… Écoute-moi un peu, mon petit Jim. Si, pour une raison ou une autre, il m’est impossible de partir, s’ils me prennent au gite et me remettent la marque noire, rappelle-toi que c’est à mon vieux coffre qu’ils en veulent. Eh bien, alors, ne perds pas une minute. 

Enfourche un cheval — tu sais te tenir à cheval, n’est-ce pas ? — enfourche le premier cheval venu et va-t’en à bride abattue chez… oui ! chez lui !… chez ce maudit docteur !… Tu lui diras de rassembler le plus de monde qu’il pourra, — les magistrats, la police, tout le tremblement, s’il veut pincer ici, à bord de l’Amiral-Benbow, la bande entière du vieux Flint, ce qui en reste, au moins, mousses et matelots !… 

Tel que tu me vois, petit, j’étais son second, au vieux Flint, — et seul je connais la cachette… Il m’en a confié le secret à Savannah, à son lit de mort, — comme qui dirait dans l’état où je suis maintenant, comprends-tu ?… Mais pas un mot de tout ceci, à moins qu’ils ne m’envoient la marque noire, ou que tu ne voies rôder par ici soit Chien-Noir, soit le marin à la jambe de bois, lui surtout, Jim !…

— Mais que voulez-vous dire par la marque noire, Capitaine ? demandai-je.
— C’est une sommation de la bande, mon petit. Je t’avertirai s’ils me l’envoient. Mais, en attendant, veille au grain, Jim, et je partagerai tout avec toi, sur mon honneur !… »

« Tu vas me mener tout droit à lui, et, aussitôt qu’il pourra me voir, crie : « Bill ! voici un de vos amis ! » Sinon, gare à ton poignet », ajouta-t-il en me donnant un avant-goût de ce qu’il me réservait.
La douleur et l’épouvante me firent oublier la terreur que m’inspirait habituellement le Capitaine. J’ouvris brusquement la porte du parloir et je répétai les paroles que me dictait l’aveugle.

Le pauvre capitaine tressaillit et d’un seul regard se trouva dégrisé, en possession de toute sa raison. L’expression de sa physionomie me parut en ce moment moins encore celle de la frayeur que celle d’un dégoût mortel. Il fit un mouvement pour se lever, mais n’en eut pas la force.

« Bill, restez où vous êtes ! dit le mendiant. Je n’y vois pas, mais j’ai l’ouïe fine et j’entends si l’on remue le bout du doigt… Les affaires sont les affaires… Tendez votre main gauche… Garçon, prends cette main gauche par le poignet et mets-la près de ma main droite… »

Nous obéîmes tous deux passivement. Je vis alors l’aveugle passer quelque chose, du creux de la main qui tenait son bâton, dans la paume du Capitaine, qui se referma dessus, instantanément.

« Voilà qui est fait! » reprit l’aveugle.
Et, me lâchant aussitôt, il se glissa hors du parloir avec une sûreté de mouvements et une rapidité presque incroyables, sauta sur la route et disparut. J’étais encore immobile de surprise quand j’entendis le tap-tap-tap de son bâton se perdre dans l’éloignement.

Le Capitaine était resté aussi stupéfait que moi. Mais enfin, et presque au même moment, je lâchai son poignet, que je tenais toujours, et il regarda vivement dans la paume de sa main :
« À dix heures ! s’écria-t-il. Nous avons six heures à nous !… nous pouvons encore les rouler !… »

Et il sauta sur ses pieds. Au même instant, il chancela, porta la main à sa gorge, puis s’abattit tout de son long sur le sol avec un bruit sourd. Je courus à lui, appelant ma mère à grands cris. Mais il n’y avait plus besoin de se presser… Le Capitaine venait de tomber mort, foudroyé par l’apoplexie. Chose étrange : je ne l’avais jamais aimé, quoiqu’il eût fini par m’inspirer une certaine pitié ; et pourtant, quand je le vis parti pour toujours, je ne pus retenir mes larmes. C’était la seconde fois que je voyais la mort, et la première faisait encore saigner mon cœur. (...)

Le reste, c’était le papier, scellé de plusieurs cachets de cire, avec un dé à coudre en guise d’empreinte, le même dé peut-être que j’avais trouvé dans la poche du Capitaine. Le docteur ouvrit cette espèce d’enveloppe avec le plus grand soin : il en tomba la carte manuscrite d’une île, avec latitude et longitude, sondages, point d’atterrissage, hauteurs indicatrices, passes et baies, en un mot tous les détails nécessaires pour venir en toute sûreté y mouiller un navire. 

L’île pouvait avoir neuf milles de long sur cinq de large ; sa forme était à peu près celle d’un gros dragon sur ses pattes de derrière ; on y remarquait d’abord deux ports naturels, presque entièrement fermés par les terres voisines, et au centre une colline désignée comme « la Longue-Vue ».

 La carte paraissait assez ancienne, mais portait des indications de date plus moderne ; notamment trois croix à l’encre rouge, deux vers le nord de l’île, une au sud-ouest ; et tout à côté de celle-ci, de la même encre et d’une écriture fine, bien différente de la calligraphie enfantine du Capitaine ces mots : « Ici le gros du trésor ».

Au dos de la carte, la même main avait tracé ces indications supplémentaires :

« Grand arbre, sur la croupe de la Longue-Vue ; un point au N. de N.-N.-E.
« Île du Squelette E.-S.-E. par E.
« Dix pieds.
« L’argent en barres dans la cachette du Nord.
« Pour y arriver, suivre la vallée de l’Est, à dix brasses au sud du rocher noir qui porte une figure.
« Les armes et munitions faciles à trouver dans le sable, pointe N du cap qui ferme le mouillage nord, un point à l’E. quart N. »

C’était tout. Si brèves que fussent ces indications, pour moi parfaitement inintelligibles, elles remplirent le squire et le docteur de la joie la plus vive.

« Livesey, s’écria M. Trelawney, vous allez abandonner dès demain votre misérable médecine. Je pars sans délai pour Bristol. En trois semaines ou même moins, en deux semaines, en dix jours je frète le plus fin voilier d’Angleterre, avec un équipage de choix… Nous prenons Hawkins comme mousse, et un fameux mousse ça sera qu’Hawkins !… Vous, Livesey, chirurgien du bord… Et moi grand amiral !… J’emmène Redruth, Joyce et Hunter… Nous tombons sur les vents favorables ; après la traversée la plus heureuse, nous trouvons l’île sans la moindre difficulté, et, dans l’île, de l’or en veux-tu en voilà, de l’or à rouler dessus, à en faire des choux et des raves !… »


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