dimanche 16 juin 2019

" Éroshima " par Dany Laferrière


1. QUOI QU’IL ARRIVE, je ne bougerai pas du lit. Il n’y a rien de plus neuf que de se réveiller dans un loft aménagé par une Japonaise. Je dors sur un futon dans une pièce éclairée, brillante et presque nue.
L’appartement est un peu concave comme si je nichais dans une coupe à cognac.

2. Hoki est photographe de mode. Elle est à Manhattan. Elle m’a passé son appartement. Elle reviendra dans quinze jours.
— Avez-vous déjà vu un Nègre avec une Japonaise ?
— Non.
— Moi non plus.
C’est connu, les Japonaises ne se mêlent même pas avec les Blancs.

3. Faut dire tout de suite que Hoki est un drôle d’oiseau cosmétique. Sorte de mélange aphrodisiaque de raffinement oriental et de vulgarité nord-américaine. Hoki est née à Vancouver, B.C. Elle n’a pas de dieu. Ni Confucius, ni Bouddha. Elle fait l’amour comme Lao-Tseu se tient sur son buffle. DANGEREUSEMENT. Pour certains, ça va. Tout le monde ne tient pas le coup.

4. J’ai rencontré Hoki à une exposition de ses photos dans une galerie d’art. Elle portait une robe noire ajustée au corps. On aurait dit une flamme bleue qui changeait de teinte sous la lumière.

5. Hoki m’a vu la première.
— Vous aimez ça ?
Elle me montre les photos d’un geste du menton.
— Non.
— Ah ! bon…
— Je suis entré ici par pur hasard.
— Vous êtes encore là.
— J’aime voir les gens.
— Les femmes ou les gens ?
— Les hommes pour moi, ça compte pas.
— Ce n’est pas mon avis, dit-elle avec un curieux sourire.
— Alors, ça tombe bien.

6. Hoki prend ses amants. Pour elle, c’est un geste de nature. Le temps de dire ouf ! j’étais dans son lit. Hoki a toujours eu un homme chez elle. À plein temps. Je suis son treizième amant (un bon chiffre) et son premier Nègre. Le type qui m’a précédé dans la fonction est un Indien. Le soir où j’ai rencontré Hoki, elle venait de signifier son congé au Peau-Rouge.

7. Hoki n’a pas attendu Gloria (Steinem) pour baiser à volonté. Ni pour changer d’amant quand ça lui chante. Elle veut. Elle ne veut plus. C’est tout.
TOUT HOKI.

8. Hoki n’est pas une bombe sexuelle. Du moins, elle n’explose pas. Elle implose. Croyez-moi, c’est pire.
HOKI EST RADIOACTIVE.

9. Hoki amène toute sorte de gens chez elle. Des musiciens de jazz, des poètes, des écrivains, des peintres, des financiers, des clochards, des architectes, des travestis, des photographes de mode, des journalistes, des mannequins, enfin toute la smala de noctambules qui fréquentent la Zone.

10. Hoki collectionne les oiseaux rares. Elle a écrit sur la porte de son appartement : LE ZOO KAMA SOUTRA.

11. Hoki m’a tiré jusqu’à son lit et m’a fait l’amour durant soixante-douze heures. Tout le Kama soutra est passé à la casserole. De mon côté, j’ai fait de mon mieux.
ZEN CONTRE VAUDOU.

12. On est sorti du lit à cause de John Lennon. Lennon est mort. C’est arrivé jusqu’à nous. C’est connu, l’érotisme est fait pour aboutir au meurtre.
LENNON EST MORT POUR NOUS.

13. Pour faire l’amour avec Hoki, il faut connaître Bashō. Bashō est un poète vagabond du vieux Japon (1664). C’est un maître de ce genre de poème bref : le haïku.

14. Vous imaginez le CHOC.
La sexualité volcanique des brousses contre la sensualité minutieuse de Kyoto.
NOIR CONTRE JAUNE.

15. Les mains saoules et spirituelles de Hoki font de mon corps un bel objet sexuel. Comme un briquet que l’on tourne et retourne dans sa paume avant de l’allumer.

16. Hoki me lit au petit matin ce poème de Bashō :
Éclat de la lune
j’ai passé ma nuit à tourner
autour de l’étang.

17. Hoki m’a appris la nudité. À bien y penser, c’est une expression terrifiante : FAIRE L’AMOUR.
Il y a pire : FAIRE L’AMOUR AVEC UNE JAPONAISE.

18. Hoki a pour elle l’Orient sensuel et raffiné. J’apporte l’endurance et la force.
Tout l’Occident judéo-chrétien assista, impuissant, à ce qui se passa cette nuit-là au 4538, avenue du Parc.

19. Hoki s’est d’abord rasé tout le corps. Je restai allongé sur le futon. À travers la fenêtre, la lumière des phares des voitures se croisant sur l’avenue du Parc.
Hoki s’est ensuite bassiné le corps avec un onguent fortement alcoolisé. Dieu ! une allumette et elle flambait.
C’est moi qui prends feu. FEU NOIR.

20. L’incendie a duré soixante-douze heures. Hoki est, aujourd’hui, à Manhattan à cause de la mort de John Lennon. Lennon a crevé pour qu’un Nègre puisse sauter une Japonaise.

21. Hoki est partie. Il reste sur la table un peu de gâteau de la veille et un vieux fond de cognac. Je pourrai déjeuner sans quitter mon lit.


22. Le téléphone calé au pied du lit, posé sur un volume de Mishima. Il pleut.
Je suis couché dans le loft de Hoki. Il fait un peu sombre dans la pièce. Je regarde un pan de ciel par la fenêtre.
Je pense. Je pense à la Bombe atomique. Le grand-père de Hoki, je crois, est un rescapé d’Hiroshima. Je vois les habitants d’Hiroshima en train de vaquer à leurs occupations. Il est 8 heures du matin. Dans un quart d’heure, ce sera la fin. Je ne suis pas choqué. Je suis intrigué. Depuis cet instant, tout ce que nous faisons – les gestes les plus banals – est menacé par la Bombe. TOUT CE QUE NOUS FAISONS EN CE MOMENT – MÊME LA LECTURE DE CE LIVRE – A UN RAPPORT AVEC LA BOMBE.

23. Le téléphone sonne.
— Allô !
— Hoki est là ?
— Hoki est à New York.
— Ah ! merci.
— Je suis là, moi.
— Toi, c’est qui ?
— L’amant nègre de Hoki.
— Oh ! (Elle rit).
— Arrive, alors.
— Si t’es l’amant de Hoki, je ne peux pas venir.
— Pourquoi donc ?
— Ben… ça se fait pas.
— On le fait alors. Un temps.
— Qu’est-ce que tu fais ? Un temps plus long.
— O.K., je viens.
Il y a des jours comme ça. Lao-Tseu dit que tout arrive à qui sait rester dans son lit. C’est là que j’attends la Bombe.

24. Une demi-heure plus tard.
— Entre. C’est ouvert.
Elle s’attarde un moment dans le couloir à secouer son parapluie.
— Je suis Keiko. Elle a dit ça comme on dit FEU.
— Et moi, une variété TOUCOULEUR du zoo de Hoki.
— C’est pas assez.
Elle hésite un bref instant.
— Bon, finit-elle par ajouter, qu’est-ce qu’il fait cet oiseau ?
— Il est là.
Keiko fait trois pas vers la fenêtre avant de se retourner brusquement vers moi.
— Hoki n’héberge pas pour la frime.
— Bon, dis-je, tu connais les goûts de Hoki.

25. Keiko est grande. Petits seins. Ses parents viennent de Kyoto. Elle est née à Los Angeles. Cuisses fermes. Fesses dures. Nerveuse. Elle marche sans arrêt dans la pièce, ce qui me rend nerveux.
— Tu peux t’asseoir.
— Bien.
— Si tu ne vois pas d’inconvénient, moi, je resterai couché.
Elle se retourne brusquement pour me dévisager longuement.
— T’es très bien couché. Pourquoi y verrais-je un inconvénient ?

26. Keiko est restée assise un peu plus de dix secondes.
— Il me faut de la musique.
Elle a dit ça comme une camée en manque. BEAU BRIN DE FILLE VIVANTE.
— T’aimes Garfunkel ? me demande-t-elle sans transition.
— J’écoute.
Garfunkel ne tarde pas à fredonner doucement cette ballade islandaise connue.

27. Je regarde Keiko dans cette robe à grands motifs de Katzuo.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je choisis un disque.
— Non. Dans la vie.
— Ah ! je travaille avec Hoki.
— Encore !
— Mannequin.

28. Hoki m’a déjà présenté à une foule de collaboratrices. Je découvre encore de nouvelles têtes.
Hoki travaille avec tout le monde. Elle connaît le Milieu.
— J’aime comment ça s’est passé, dis-je après un silence.
— Quoi ! Comment quoi ?
— Bon, juste au téléphone… comme ça.
— Oh ! c’était autre chose pour moi.
— Comment donc ?
— Déprime. J’appelle toujours Hoki dans ces cas-là.
— J’suis pas Hoki.
— Tu m’as fait rire.

29. Elle poursuit la conversation, accroupie, en farfouillant dans les disques. De ma position, je ne peux voir que ses chevilles.

30. Hoki m’a appris le yoga. Je ne sais pas si ça pourrait servir à quelque chose. Je fais mes exercices au lit. Sans trop y croire.
Je note dans mon carnet. Trois choses à atteindre : yoga, végétarisme et méditation. LE PREMIER NÈGRE YOGI.

31. Comment faire cette méditation avec Keiko dans les parages ? Son parfum flotte dans la pièce.

32. Keiko est arrivée avec du saké.
— Très peu pour moi.
— J’ai fait aussi de la soupe.
— J’en prendrai bien un bol.
— Tu te prends pour qui à te faire servir au lit ?
— Je t’avais prévenue.
— Comment ça ?
— Je ne bouge pas du lit.

33. Keiko dispose tranquillement les tasses et les bols sur une petite table basse, près du lit. Elle sert le saké comme une véritable geisha. Le bonheur, c’est qu’on peut boire ce vin de riz en quantité sans se saouler. Je bois calmement. Keiko s’envoie du saké cul sec.

34. — On mange ?
Keiko disparaît pour revenir en coup de vent avec du riz cuit dans un grand bol de laque noire, une soupe parfumée à la pâte de soja avec, sur le dessus, du filet de poisson cru et salé et des asperges.
— C’est très bon.
— C’est une recette de Hoki.
— Veux-tu me verser encore un peu de saké ?
— T’aimes bien le saké ?
— Je le bois.
— Moi, ça me rend dingue.
— Et alors ?

35. Il pleut. Il a recommencé à pleuvoir. À mon insu. Je n’y peux rien. Le Tao tö king dit : « Le retour est le mouvement du Tao. »

36. Keiko est revenue. Elle porte un kimono. Elle est légèrement maquillée. Que faire d’une dingue sensuelle quand il pleut ?

37. C’est une bonne averse. La pluie tombe dru. Oblique. La chambre est de nouveau sombre. Keiko tourne comme un derviche. Je vois ses chevilles sous le kimono.

38. Un oiseau mouillé cogne son bec contre la vitre de la fenêtre. Corne contre verre. La pluie redouble. L’oiseau est encore là. Je le connais. C’est un moineau.
Issa note :
Viens jouer
avec moi
moineau orphelin.

39. Keiko continue à tourner de plus en plus lentement. On dirait une séquence filmée au ralenti. L’oiseau n’arrête pas de frapper contre la fenêtre. Je ne sais comment un si fragile oiseau a pu traverser ce pilonnage meurtrier. En tout cas, il est là. Sonné.

40. La chambre devient de plus en plus sombre. Le saké, très insinuant.
L’oiseau paraît fatigué.

41. La pluie, de plus en plus forte. Un mur d’eau. L’oiseau s’affole derrière la vitre.
Keiko se retourne sur le dos. Son ventre est jaune. Ses jambes pointent vers les poutres noires du plafond. Le kimono, à côté d’elle.

42. L’oiseau fera-t-il un trou dans la vitre à force de s’y frapper ? Keiko, couchée sur le plancher, se caresse doucement les seins.
Lao-Tseu, sur son buffle, perd la boule. Quand un philosophe chinois perd la boule, c’est qu’il va se passer quelque chose.

43. Keiko continue de se caresser les seins. J’attends beaucoup de ce moment pour l’avenir de l’humanité. Le sort de la civilisation judéo-chrétienne se joue, à l’instant, entre ce Nègre et cette Japonaise née à Los Angeles.

44. Keiko se caresse à présent les poils du pubis. Poils luisant dans la pénombre. Ses mains glissent sur ses cuisses. Hautes tours.
Couché sur le futon, les yeux mi-clos, je ne perds aucun de ses gestes. Ma main droite tenant mon sceptre. Sexe noir.

45. L’oiseau joue sa vie. Keiko tressaute comme une rainette. Sa main remonte vers l’entrecuisse. Ses pores s’élargissent. Paume sur peau. Sa peau devient rêche. Les pointes de ses seins durcissent. Keiko secoue violemment sa tête de droite à gauche. Elle respire par la bouche, bruyamment. Sa gorge est sèche. Keiko passe sa langue violette sur ses lèvres déshydratées. Son ventre se comprime en de légers spasmes.

46. Je vois l’oiseau tomber. Keiko s’essouffle. Ses ongles verts se perdent dans une mare de sang, de musc et de pisse. Keiko bouge doucement ses hanches. Sa main s’enfonce plus profondément. Son corps se recroqueville.

47. La pluie a légèrement diminué. Le soleil apparaît de nouveau. La chambre nettement éclairée.

48. Keiko respire de plus en plus fortement. Les ailes du nez se gonflent. Le ventre se contracte violemment. Le premier cri traverse ses lèvres serrées. Un tout petit cri. Un cri mouillé. L’œuf.
Son corps est secoué de spasmes. Ses reins se soulèvent vivement.

49. Il a recommencé à pleuvoir. Avec rage. Ses cuisses s’ouvrent et se ferment. Keiko siffle l’air. Dix secondes. C’est le cri. D’abord saccadé, violent, percutant vers le sommet (une espèce de flottement) pour une descente douce, tendre, heureuse.


50. L’oiseau a payé de sa vie l’orgasme de Keiko.

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