dimanche 9 juin 2019

" Le Bréviaire du Chaos " par Albert Caraco


 Nous tendons à la mort, comme la flèche au but et nous ne le manquons jamais, la mort est notre unique certitude et nous savons toujours que nous allons mourir, n'importe quand et n'importe où, n'importe la manière.

 Car la vie éternelle est un non sens, l'éternité n'est pas la vie, la mort est le repos à quoi nous aspirons, vie et mort sont liées, ceux qui demandent autre chose réclament l'impossible n'obtiendront que la fumée, leur récompense.

Nous, qui ne nous payons de mots, nous consentons à disparaître et nous nous approuvons de consentir, nous n'avons pas choisi de naître et nous nous estimons heureux de ne survivre nulle part à cette vie, qui nous fut imposée plus qu'elle ne nous fut donnée, vie pleine de soucis et de douleurs, aux joies problématiques ou mauvaises. Qu'un homme soit heureux, qu'est ce que cela prouve?

 Le bonheur est un cas d'espèce et nous ne regardons qu'aux lois du genre, nous raisonnons à partir d'elles, c'est elles que nous méditons et que nous approfondissons, nous méprisons quiconque cherche le miracle et nous ne sommes gourmands de béatitudes, notre évidence nous suffit et notre précellence ne se renferme pas ailleurs.

Chacun de nous meurt seul et meurt entier, ce sont deux vérités que la plupart refusent, car la plupart sommeillent tout le temps qu'ils vivent et craignent de se réveiller au moment de périr.

La solitude est l'une des écoles de la mort et le commun ne s'y rendra jamais, l'intégrité ne s'obtient pas ailleurs, elle est aussi la récompense de la solitude et s'il fallait départager les hommes, les hommes formeraient trois races : les somnambules, qui sont légion ; les raisonnables et sensibles, qui vivent sur deux plans et qui, sachant ce qui leur manque, s'efforcent de chercher ce qu'ils ne trouvent point; les spirituels nés deux fois, qui marchent à la mort d'un pas égal pour mourir seuls et pour mourir entiers, quand d'aventure ils ne choisissent le moment, l'endroit et la façon, afin de marquer leur mépris des contingences.

Les somnambules sont les idolâtres, les raisonnables et sensibles, les croyants ; les spirituels deux fois nés adorent en esprit ce que les premiers n'imaginent pas et que les seconds ne conçoivent pas, car ils sont hommes pleinement et comme tels, ils n'iront point chercher ce qu'ils ont obtenu, ni l'adorer, puisqu'ils le sont eux mêmes.

Les villes, que nous habitons, sont les écoles de la mort, parce qu'elles sont inhumaines. Chacune est devenue le carrefour de la rumeur et du relent, chacune devenant un chaos d'édifices, où nous nous entassons par millions, en perdant nos raisons de vivre.

 Malheureux sans remède nous nous sentons bon gré mal gré engagés le long du labyrinthe de l'absurde et nous n'en sortirons que morts, car notre destinée est de multiplier toujours, à seule fin de périr innombrables. A chaque tour de roue, les villes, que nous habitons, avancent insensiblement l'une au devant de l'autre, en aspirant à se confondre, c'est une marche au chaos absolu, dans la rumeur et le relent. 

A chaque tour de roue, le prix des terrains monte et dans le labyrinthe engloutissant l'espace libre, le revenu du placement élève, au jour le jour, un cent de murs. Car il est nécessaire que l'argent travaille et que les villes, que nous habitons, avancent, il est encore légitime qu'à chaque génération, leurs maisons doublent d'altitude et l'eau vînt elle à leur manquer un jour sur deux. Les bâtisseurs n'aspirent qu'à se soustraire à la destinée, qu'ils nous préparent, en allant vivre à la campagne.

Le monde s'est fermé, comme il l'était avant les Grandes Découvertes, l'an 1914 marque l'avènement du second Moyen Age et nous nous retrouvons dans ce que les Gnostiques appelaient la prison de l'espèce, en l'univers fini, dont nous ne sortirons jamais.

C'en est fait de cet optimisme, qui fut le lot de tant d'Européens et durant quatre siècles, la Fatalité rentre dans l'Histoire et nous nous demandons soudain à quoi nous nous acheminons, nous nous interrogeons sur le pourquoi de ce qui nous arrive, la belle confiance de nos pères en un progrès sans limites, accompagnant une vie toujours plus humaine, s'est donc évanouie : nous tournons dans le cercle et nous ne parvenons plus même à concevoir nos œuvres.

C'est dire que nos œuvres nous dépassent et que le monde, transformé par l'homme, échappe une nouvelle fois à son intelligence, plus que jamais nous bâtissons dans l'ombre de la mort, la mort sera la légataire de nos fastes et l'heure du dénudement approche, où nos traditions iront tomber, l'une après l'autre, comme des vêtements, nous laissant nus, afin que nous soyons jugés, nus au dehors et vides au dedans, l'abîme sous nos pieds, le chaos sur nos têtes.

Les hommes sont à la fois libres et noués, plus libres qu'ils ne le souhaitent, plus noués qu'ils ne le discernent, la foule des mortels se composant de somnambules et l'ordre n'ayant jamais intérêt à ce qu'ils sortent du sommeil, parce qu'ils se rendraient ingouvernables. L'ordre n'est pas l'ami des hommes, il se borne à les régenter, rarement à les policer, plus rarement encore à les humaniser.

L'ordre n'étant pas infaillible, c'est à la guerre qu'il appartient un jour de réparer ses fautes, et l'ordre les multipliant de plus en plus nous allons à la guerre, la guerre et l'avenir semblent inséparables. Telle est l'unique certitude la mort est, en un mot, le sens de toute chose et l'homme est une chose en face de la mort, le peuples le seront pareillement, l'Histoire est une passion et ses victimes légion, le monde, que nous habitons, est l'Enfer tempéré par le néant, où l'homme refusant de se connaître, préfère s'immoler, s'immoler comme les espèces animales trop nombreuses, s'immoler comme les essaims de sauterelles et comme les armées de rats, en s'imaginant qu'il est plus sublime de périr, de périr innombrable que de le repenser enfin, le monde qu'il habite.

Notre jeunesse se sent condamnée et c'est pourquoi les universités fermentent, elle a raison, nous avons tort et nous lui préparons une nouvelle guerre.

L'ordre et la guerre sont liés, notre morale ne l'ignore point, il suffit de se reporter à l'enseignement des grands moralistes : telle est l'unique certitude et nous n'imaginons l'état de paix perpétuelle, l'ordre n'y résisterait pas. Notre jeunesse a pénétré cette relation de convenance, elle a compris l'enchaînement de nos valeurs et de ses infortunes, c'est une découverte irréversible désormais.
  
Le paradoxe est qu'en ayant raison notre jeunesse a tort car en cet univers, que l'uniformité menace, les peuples ne sont pas contemporains les uns des autres, il est encore assez de nations où la jeunesse est prête à s'immoler. Nos jeunes gens croient ils qu'il suffit ici bas de déclarer la paix au monde, pour que le monde vous écoute ? Nous sommes en Enfer et nous n'avons le choix que d'être des damnés que l'on tourmente ou les diables préposés à leur supplice.

Le siècle est à la mort et la mort est sur nous, nous avons assez de moyens pour que chaque homme soit quarante fois tué, déjà nous ne savons que faire de nos armes, les bâtiments ne nous suffisent plus, déjà nous creusons les montagnes et c'est dans les entrailles de la terre que nos moyens de mort s'entassent.

 Notre œcumène paraît l'arsenal et c'est par dizaines de millions que les humains besognent pour la guerre, nous n'imaginons plus de rompre ce tempérament où la morale et l'intérêt passèrent alliance, notre jeunesse payera demain le prix du paradoxe, elle l'éprouve, elle s'insurge et nous ne pouvons lui promettre le miracle, nous n'osons même plus la sermonner, nous sentons qu'elle est déjà condamnée et que les révolutions ne changeront son lot. 

Il est trop tard, l'Histoire ne s'arrête plus, nous sommes emportés par elle et l'inclinaison de ses plans nous défend d'espérer un ralentissement quelconque, nous allons à la catastrophe planétaire et l'univers est plein de gens qui la souhaitent et la souhaiteront de plus en plus, pour échapper à l'ordre, un ordre toujours plus absurde et qui ne se maintient qu'au préjudice de la cohérence et, partant, de l'humanité de l'homme.

C'est pour la mort que nous vivons, c'est pour la mort que nous aimons et c'est pour elle que nous engendrons et que nous besognons, nos travaux et nos jours se suivent désormais à l'ombre de la mort, la discipline que nous observons, les valeurs que nous maintenons et les projets que nous formons répondent tous dans une seule issue : la mort.

 La mort nous moissonnera mûrs, nous mûrissons pour elle et nos petits neveux, qui ne seront plus qu'une poignée d'hommes à la surface de cet œcu- mène en cendres, n'arrêteront de nous maudire, en achevant de brûler tout ce que nous adorons. Nous adorons la mort sous des figures empruntées et nous ne savons que c'est elle, nos guerres sont des sacrifices de louange où nous nous immolons en l'honneur de la mort, notre morale est une école de la mort et les vertus, dont nous faisons estime, n'auront jamais été que des vertus de mort. Nous ne sortons de là, nous ne pouvons changer l'ordre du monde, nous sommes condamnés à porter ce qui nous écrase, en appuyant ce qui nous désassemble, il ne nous reste qu'à périr ou qu'à tuer, avant que de mourir nous mêmes et fût ce les derniers, une troisième voie, je le dis hautement, est impossible.

L'Enfer, que nous portons en nous, répond à l'Enfer de nos villes, nos villes sont à la mesure de nos contenus mentaux, la volonté de mort préside à la fureur de vivre et nous ne parvenons à discerner laquelle nous inspire, nous nous précipitons dans les travaux recommencés et nous nous flattons de nous élever aux cimes, la démesure nous possède et sans nous concevoir nous mêmes, nous bâtissons toujours.

 Le monde ne sera bientôt plus qu'un chantier où, pareils aux termites, des milliards d'aveugles, embesognés à perdre haleine, besogneront, dans la rumeur et le relent, comme des automates, avant que de se réveiller, un jour, en proie à la démence et de s'entr'égorger sans lassitude. En l'univers, où nous nous enfonçons, la démence est la forme que prendra la spontanéité de l'homme aliéné, de l'homme possédé, de l'homme dépassé par les moyens et devenu l'esclave de ses œuvres. 

La folie couve désormais sous nos immeubles de cinquante étages et malgré nos empressements à la déraciner, nous ne viendrons à bout de la réduire, elle est ce dieu nouveau, que nous n'apaiserons plus même en lui rendant une façon de culte : c'est notre mort qu'incessamment elle réclame toute.

Lorsqu'on voudra savoir quels furent nos dieux véritables, il faudra nous juger selon nos œuvres et jamais selon nos principes. Alors l'on ne sera pas embarrassé de répondre et l'on dira ce que nous nous empêcherons de dire et même de penser : Ils adoraient la folie et la mort.
  
  En vérité, nous n'adorons plus autre chose, mais nous n'en pouvons toujours convenir, parce que la folie et que la mort sont le dernier achèvement des religions révélées et que ces religions les renfermaient en puissance, la foi chrétienne la première. Nous avons mis la folie et la mort sur les autels, nous professons et la démence et l'agonie de la Divinité suprême, que reste-t-il après cela, je le demande à tous ?

Il reste à payer la rançon du paradoxe et je prévois qu'elle sera payée, c'est maintenant que les idées, avec lesquelles on joua, se mettent à jouer avec les hommes et que les hommes en épuiseront la démesure. Nous n'échapperons plus à rien et rien ne nous fera plus grâce, l'ordre que nous perpétuons ne sera jamais réforme, la folie et la mort restent ses fondements, il en est solidaire et ne pouvant changer d'aplombs, il mourra de ce qui le soutient malgré nous.

Car les idées sont plus vivantes que les hommes, c'est par les idées que les hommes vivent et c'est pour elles qu'ils mourront sans murmurer. Or, toutes nos idées sont meurtrières, aucune d'elles n'obéit aux lois de l'objectivité, de la mesure et de la cohérence, et nous, qui perpétuons ces idées, nous marchons à la mort comme des automates.

Nos jeunes gens seront les premiers à périr, ils savent qu'ils sont des victimes rituelles, ils jugent l'univers destitué de sens et nous ne pouvons les désapprouver, notre mauvaise foi grandit sans cesse et nous fait chanceler dans nos réponses. Que leur dirons nous désormais ? 

Le dialogue est impossible, parce qu'ils ont raison et qu'ils seront enveloppés avec les fous, les sots et les menteurs dans une même destinée.

La Révélation nouvelle a beau nous sembler plus que nécessaire, il faut auparavant que le scandale éclate et que nos idées meurtrières épuisent leur démence en exhalant leur malfaisance, nous n'éluderons pas la catastrophe, elle est dans l'ordre et nous en sommes les complices, nous préférons la catastrophe à la réforme, nous aimons mieux nous immoler que repenser le monde et nous ne le repenserons qu'au milieu des ruines. 

http://www.apophtegme.com/IDEES/caracoca.pdf

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