samedi 29 juin 2019

" La Tache" par Philip Roth


Dès l’instant qu’un homme commence à vous parler de sexe, ce qu’il dit renvoie à vous autant qu’à lui. Neuf fois sur dix, ça ne se produit pas, et ce n’est peut-être pas plus mal, mais il est vrai que si on n’arrive pas à un certain degré de franchise sur le sexe, et qu’on préfère faire comme si on n’y pensait jamais, alors l’amitié masculine est incomplète. 

La plupart des hommes ne trouvent jamais un tel ami ; un tel ami est chose rare. Mais quand on le trouve, quand deux hommes s’accordent sur cette part essentielle de la vie d’homme, sans avoir peur d’être jugés, réprouvés, enviés, ou surpassés, quand ils sont confiants que leur confiance ne sera pas trahie, leur rapport humain peut être très fort, et il peut en résulter une intimité inattendue.

De notoriété publique

À l'été 1998, mon voisin, Coleman Silk, retraité depuis deux ans, après une carrière à l'université d'Athena où il avait enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine d'années puis occupé le poste de doyen les seize années suivantes, m'a confié qu'à l'âge de soixante et onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l'université qui n'en avait que trente-quatre. 


Deux fois par semaine, elle faisait aussi le ménage à notre poste rurale, baraque de planches grises qu'on aurait bien vu abriter une famille de fermiers de l'Oklahoma contre les vents du Dust Bowl dans les années trente, et qui, en face de la station-service, à l'écart de tout, solitaire, fait flotter son drapeau américain à la jonction des deux routes délimitant le centre de cette petite ville à flanc de montagne.

La première fois que Coleman avait vu cette femme, elle lessivait le parterre de la poste : il était arrivé tard, quelques minutes avant la fermeture, pour prendre son courrier. C'était une grande femme maigre et anguleuse, des cheveux blonds grisonnants tirés en queue-de-cheval, un visage à l'architecture sévère comme on en prête volontiers aux pionnières des rudes commencements de la Nouvelle-Angleterre, austères villageoises dures à la peine qui, sous la férule du pasteur, se laissaient docilement incarcérer dans la moralité régnante. 


Elle s'appelait Faunia Farley, et plaquait sur sa garce de vie l'un de ces masques osseux et inexpressifs qui ne cachent rien et révèlent une solitude immense. Faunia habitait une chambre dans une laiterie du coin, où elle aidait à la traite des vaches pour payer son loyer. Elle avait quitté l'école en cinquième.

L'été où Coleman me mit dans la confidence fut celui où, hasard opportun, on éventa le secret de Bill Clinton jusque dans ses moindres détails mortifiants, plus vrais que nature, l'effet-vérité et la mortification dus l'un comme l'autre à l'âpre précision des faits.


 Une saison pareille, on n'en avait pas eu depuis la découverte fortuite des photos de Miss Amérique dans un vieux numéro de Penthouse : ces clichés du plus bel effet, qui la montraient nue à quatre pattes et sur le dos, avaient contraint la jeune femme honteuse et confuse à abdiquer pour devenir par la suite une pop star au succès colossal.

 En Nouvelle-Angleterre, l'été 1998 s'est distingué par une tiédeur, un ensoleillement délicieux, et au base-ball par un combat de titans entre un dieu du home-run blanc et un dieu du home-run café-au-lait. Mais en Amérique en général, ce fut l'été du marathon de la tartuferie : le spectre du terrorisme, qui avait remplacé celui du communisme comme menace majeure pour la sécurité du pays, laissait la place au spectre de la turlute ; 

un président des États-Unis, quadragénaire plein de verdeur, et une de ses employées, une drôlesse de vingt et un ans folle de lui, batifolant dans le bureau ovale comme deux ados dans un parking, avaient rallumé la plus vieille passion fédératrice de l'Amérique, son plaisir le plus dangereux peut-être, le plus subversif historiquement : le vertige de l'indignation hypocrite. 

Au Congrès, dans la presse, à la radio et à la télé, les enfoirés à la vertu majuscule donnaient à qui mieux mieux des leçons de morale, dans leur soif d'accuser, de censurer et de punir, tous possédés par cette frénésie calculée que Hawthorne (dans les années 1860, j'aurais été pour ainsi dire son voisin) avait déjà stigmatisée à l'aube de notre pays comme le « génie de la persécution » ; 

tous mouraient d'envie d'accomplir les rites de purification astringents qui permettraient d'exciser l'érection de la branche exécutive — après quoi le sénateur Lieberman pourrait enfin regarder la télévision en toute quiétude et sans embarras avec sa petite-fille de dix ans. Non, si vous n'avez pas connu 1998, vous ne savez pas ce que c'est que l'indignation vertueuse. 

L'éditorialiste William F. Buckley, conservateur, a écrit dans ses colonnes : « Du temps d'Abélard, on savait empêcher le coupable de recommencer », insinuant par là que pour prévenir les répréhensibles agissements du président (ce qu'il appelait ailleurs son « incontinence charnelle ») la destitution, punition anodine, n'était pas le meilleur remède : il aurait mieux valu appliquer le châtiment infligé au XIIe siècle par le couteau des sbires du chanoine Fulbert au chanoine Abélard, son collègue coupable de lui avoir ravi sa nièce, la vierge Héloïse, et de l'avoir épousée. 

La nostalgie nourrie par Buckley pour la castration, juste rétribution de l'incontinence, ne s'assortissait pas, telle la fatwa lancée par l'ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie, d'une gratification financière propre à susciter les bonnes volontés. Elle était néanmoins dictée, cette nostalgie, par un esprit tout aussi impitoyable, et des idéaux non moins fanatiques.

En Amérique, cet été-là a vu le retour de la nausée ; ce furent des plaisanteries incessantes, des spéculations, des théories, une outrance incessantes ; l'obligation morale d'expliquer les réalités de la vie d'adulte aux enfants fut abrogée au profit d'une politique de maintien de toutes les illusions sur la vie adulte ; la petitesse des gens fut accablante au-delà de tout ; un démon venait de rompre ses chaînes, et, dans les deux camps, les gens se demandaient : « Mais quelle folie nous saisit ? » ; 


le matin, au réveil, les femmes comme les hommes découvraient que pendant la nuit, le sommeil les ayant affranchis de l'envie et du dégoût, ils avaient rêvé de l'effronterie de Bill Clinton. J'avais rêvé moi-même d'une banderole géante, tendue d'un bout à l'autre de la Maison-Blanche comme un de ces emballages dadaïstes à la Christo, et qui proclamait « ICI DEMEURE UN ÊTRE HUMAIN ». 

Ce fut l'été où, pour la millionième fois, la pagaille, le chaos, le vandalisme moral prirent le pas sur l'idéologie d'untel et la moralité de tel autre. Cet été-là, chacun ne pensait plus qu'au sexe du président : la vie, dans toute son impureté impudente, confondait une fois de plus l'Amérique. (...)

Je me suis dit, il a trouvé quelqu’un avec qui parler ; et puis j’ai pensé, moi aussi, j’ai trouvé quelqu’un avec qui parler. Dès l’instant qu’un homme commence à vous parler de sexe, ce qu’il dit renvoie à vous autant qu’à lui. Neuf fois sur dix, ça ne se produit pas, et ce n’est peut-être pas plus mal, mais il est vrai que si on n’arrive pas à un certain degré de franchise sur le sexe, et qu’on préfère faire comme si on n’y pensait jamais, alors l’amitié masculine est incomplète. 

La plupart des hommes ne trouvent jamais un tel ami ; un tel ami est chose rare. Mais quand on le trouve, quand deux hommes s’accordent sur cette part essentielle de la vie d’homme, sans avoir peur d’être jugés, réprouvés, enviés, ou surpassés, quand ils sont confiants que leur confiance ne sera pas trahie, leur rapport humain peut être très fort, et il peut en résulter une intimité inattendue.

 Il n’est sans doute pas coutumier de ce type de rapports, me disais-je. Mais comme il est venu vers moi dans ses pires moments, plein de cette haine que j’ai vue l’empoisonner pendant des mois, il se sent libre auprès de moi, comme auprès de quelqu’un qu’on a eu à son chevet pendant qu’on traversait une terrible maladie. Ce qu’il éprouve n’est pas tant l’envie de se vanter que l’énorme soulagement de ne pas avoir à garder pour lui quelque chose d’aussi stupéfiant, d’aussi neuf que sa renaissance pleine et entière à lui-même.

« Où l’avez-vous trouvée ? ai-je demandé.
— J’étais passé prendre mon courrier à la poste,en fin de journée ; elle lessivait le parterre. C’est la blonde maigre qui fait parfois le ménage à la poste ; elle fait partie des agents d’entretien titulaires, à Athena. Elle est femme de ménage à plein-temps là où j’ai été doyen. Cette femme n’a pas un sou vaillant. Faunia Farley, c’est son nom. Faunia n’a absolument rien à elle.

— Et pourquoi ?
— Elle a eu un mari. Il la battait avec une telle brutalité qu’elle s’est retrouvée dans le coma. Ils avaient un élevage de vaches laitières. Il le gérait tellement mal qu’il a fait faillite. Elle avait deux enfants. Une chaufferette s’est renversée, le feu a pris et les deux enfants sont morts asphyxiés. À part les cendres de ses enfants qu’elle garde sous son lit dans une boîte en fer, elle n’a rien qui vaille quelque chose sinon une Chevy de 83. 

La seule fois que je l’aie vue au bord des larmes, elle me disait : “Je sais pas quoi faire des cendres.” Les catastrophes rurales l’ont pressée comme un citron, il ne lui reste même plus de larmes. Dire qu’elle a eu dans la vie des débuts d’enfant riche, privilégiée ! Elle a grandi dans une maison immense, au sud de Boston, des cheminées dans les cinq chambres, les plus belles antiquités, de la porcelaine de famille — tout était ancien, là-dedans, et d’excellente origine, y compris la famille elle-même. 

Elle est d’ailleurs capable de parler étonnamment bien, quand elle veut. Mais elle est tombée si bas dans l’échelle sociale, et de si haut, que son langage est tout de même sacrément hétéroclite. Elle s’est retrouvée exilée du monde qui aurait dû être le sien. Déclassée. Il y a une réelle démocratisation, dans sa souffrance.

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