vendredi 28 juin 2019

" Les Bandits " par Eric J. Hobsbawm


« Il les força à l’appeler “Seigneur”,
Ces traîtres qui lui faisaient escorte.
Il méprisait ses supérieurs :
Il voulait être plus encore…
Vous, le commun des mortels désarmés,
Courbés sur vos champs et vos mottes de terre,
Laissez donc ces pistolets :
Il vous sied de labourer…
Retournez à vos travaux champêtres…
Ne troublez plus le monde. »

Ballade contant la mort du bandit Giacomo del Gallo. ( 1610 )

« Dieu lui-même se repent presque
D'avoir créé la race humaine
Car tout est injustice
Douleur et vanité
Et quelle que soit sa piété
L’homme ne voit que cruauté
Dans la Majesté Suprême. »

« Messieurs, si j’avais su lire et écrire, j’aurais détruit la race humaine. »

Michele Caruso, berger et bandit, capturé à Benevento en 1863.

La modération dans le meurtre et la violence est l’apanage des bandits sociaux, ou tout au moins de leur image. Si on les considère en tant que groupe, il est bien sûr inutile de s’attendre – et en cela ils ne diffèrent guère du citoyen moyen – à ce qu’ils se conforment de façon parfaite aux critères moraux qu’ils acceptent et que le public leur prête. 

Il est néanmoins surprenant, à première vue, de rencontrer des bandits qui pratiquent la terreur et la cruauté dans des proportions telles que leur comportement n’a rien d’accidentel : à vrai dire, la terreur fait partie intégrante de leur image. 

Ce sont des héros, non pas en dépit, mais dans une certaine mesure à cause de la crainte et de l’horreur qu’ils inspirent. Ce ne sont pas tant des redresseurs de torts que des vengeurs, des hommes doués de puissance et qui en usent. Leur pouvoir de séduction n’est pas celui du justicier ; s’ils fascinent, c’est parce qu’ils font la preuve que même les pauvres et les faibles peuvent être redoutables.

Faut-il considérer ces monstres publics comme une sous-catégorie particulière à l’intérieur du banditisme social ? C’est difficile à dire. Le monde moral auquel ils appartiennent (celui qu’expriment les chansons, les poèmes, et les ouvrages populaires qui leur sont consacrés) comporte les valeurs du « brigand au grand cœur » tout autant que celles du monstre. 

Un poète de village disait du grand Lampiao :


Il tuait pour le plaisir
Par pure perversité
Et par amour et charité
Il nourrissait les affamés. »

Parmi les cangaçeiros du Nordeste brésilien, certains, comme le grand Antonio Silvino (1875-1944, chef de bandits de 1896 à 1914), sont surtout célèbres pour leurs bonnes actions, d’autres, comme Rio Preto, pour leur cruauté. Cependant, de façon générale, l’« image » du cangaçeiro combine les deux éléments. 

On peut le voir par exemple à travers les récits d’un des bardes campagnards qui ont chanté le plus célèbre des cangaçeiros, Virgulino Ferreira Da Silva (1898-1938), connu partout sous le nom de « Capitaine » ou de « Lampiao ».

Il naquit, selon la légende (et c’est l’image, plutôt que la réalité, qui nous intéresse pour l’instant), de parents respectables qui faisaient de la culture et de l’élevage au pied des montagnes sur les terres sèches de l’État de Pernambuco, « à une époque où l’arrière-pays était plutôt prospère » ; c’était un intellectuel, donc, selon la légende, un garçon pas particulièrement solide. Il faut bien que les faibles puissent s’identifier au grand bandit.

 Comme l’écrit le poète Zabele

« Là où vit Lampiao
Les vers de terre deviennent braves
Le singe livre bataille au jaguar
Le mouton ne se laisse pas faire. »

Son oncle, Manoel Lopes, voulait qu’il devienne médecin, ce qui faisait sourire les gens, car :

« On n’a jamais vu de docteur
Dans cet immense sertao
On n’y trouve que des vachers
Des bandes de cangaçeiros
Ou des chanteurs de ballades. »

De toute façon, le jeune Virgulino ne voulait pas devenir médecin, mais vaqueiro, bien qu’en trois mois d’école il eût appris l’alphabet ainsi que l’« algorithme romain », et fût expert en poésie. Il avait dix-sept ans quand les Ferreira, accusés à tort de vol, furent chassés de leur ferme par les Nogueira.

 Ainsi débuta la vendetta qui devait faire de lui un hors-la-loi. « Virgulino, lui dit-on, fais confiance à la justice divine. » Il répondit : « L’Évangile commande d’honorer père et mère, et si je ne défendais pas notre nom, je ne serais plus un homme. » 

Donc :
« Il acheta un fusil et un poignard
Dans la ville de Sao Francisco. »

Et, avec ses frères et vingt-sept autres combattants (connus du poète et de leurs voisins sous des surnoms traditionnellement donnés à ceux qui embrassaient la carrière de bandit), il forma une bande pour attaquer les Nogueira dans la Sierra Vermelha.

 Le passage de la vendetta à l’état de hors-la-loi était logique, et même nécessaire vu la supériorité des Nogueira. Lampiao se mit à courir la campagne et devint un bandit encore plus célèbre qu’Antonio Silvino, dont la capture en 1914 avait laissé un vide dans les rangs des héros de l’intérieur.

« Il n’épargnait
Ni soldat ni civil
Il chérissait son poignard
Son fusil faisait toujours mouche.
Des riches il faisait des mendiants
Les braves tombaient à ses pieds
Des hommes quittaient le pays. »

Mais pendant toutes ces années (en fait de 1920 à 1938) où il fit régner la terreur dans le Nordeste, il ne cessa, dit le poète, de pleurer le sort qui avait fait de lui un brigand au lieu d’un honnête travailleur, et lui réservait une mort certaine, qu’il ne jugeait acceptable que s’il avait la chance de périr dans un combat loyal.

Il fut et reste un héros populaire, mais aussi un héros ambigu. Le poète fait état de la « joie dans le Nord » à la mort du grand bandit, mais il se peut que ce coup de chapeau à la morale officielle soit dicté par une prudence bien naturelle. (Les ballades ne présentent pas toutes cette version, loin de là.) 

La réaction d’un habitant de l’intérieur, dans la commune de Mosquito, est sans doute plus typique. Quand les soldats arrivèrent avec les bidons de kérosène dans lesquels ils avaient placé les têtes de leurs victimes pour convaincre tout le monde que Lampiao était vraiment mort, cet homme déclara : « Ils ont tué le Capitaine parce qu’il ne sert à rien de prier dans l’eau. »

 En effet le dernier refuge de Lampiao avait été le lit desséché d’un cours d’eau, et comment expliquer sa chute autrement que par l’échec de sa magie ? Reste que, si c’était un héros, ce n’était pas un bon héros.

Certes il s’était rendu en pèlerinage auprès du père Cicero, le célèbre messie de Juazeiro, pour lui demander sa bénédiction avant de devenir bandit, et le saint, après l’avoir vainement exhorté à abandonner la vie de hors-la-loi, lui avait donné un document qui faisait de lui un capitaine et de ses deux frères des lieutenants. 

Mais, dans la ballade d’où j’ai tiré la plus grande partie de ce récit, rien n’indique qu’il ait redressé des torts (sauf les torts faits à sa bande), qu’il ait pris aux riches pour donner aux pauvres, et qu’il ait rétabli la justice. 

Cette ballade raconte des batailles, des blessures, des raids dans des villes (ou ce que l’on considérait comme des villes dans l’intérieur du Brésil), des hold-up dirigés contre des riches, des aventures avec les soldats et avec des femmes, des histoires de faim et de soif, mais rien qui évoque Robin des Bois. 

Au contraire, elle relate des « horreurs » : comment Lampiao tua un prisonnier bien que sa femme eût payé la rançon, comment il massacra des travailleurs et tortura une vieille femme qui l’avait injurié (elle ignorait à qui elle s’adressait), l’obligeant à danser nue avec un buisson de cactus jusqu’à ce que mort s’ensuive ; comment aussi il tua sadiquement un de ses hommes qui l’avait offensé, lui faisant avaler un litre de sel, etc. Ce bandit est beaucoup plus un homme terrifiant et sans pitié qu’un ami des pauvres.

Pourtant, chose assez curieuse, Lampiao, qui dans la vie réelle était indubitablement capricieux et parfois cruel, se considérait comme un défenseur du bien tout au moins dans un domaine : la moralité sexuelle.

Il faisait châtrer les séducteurs, interdisait à ses hommes de violer les femmes (vu le prestige attaché à leur profession, le besoin s’en faisait rarement sentir) et les membres de la bande étaient en majorité choqués quand ils recevaient l’ordre de tondre une femme et de la renvoyer nue chez elle, même quand elle était coupable de trahison. 

Il semble que tout au moins l’un d’entre eux, Angelo Roque, surnommé Labarêda, qui prit sa retraite pour devenir portier au palais de justice de Bahia ( !), ait eu vraiment les instincts d’un Robin des Bois. Mais ce n’est pas là la caractéristique dominante du mythe.

À vrai dire, la terreur fait partie de l’image de nombreux bandits :

« Toute la plaine de Vich
Tremble quand je passe »,
déclare le héros d’une des nombreuses ballades à la gloire des bandoleros catalans des XVIe et XVIIe siècles, ballades dans lesquelles « on ne trouve pas beaucoup d’allusions à des gestes de générosité » (pour reprendre les termes de l’historien Fuster, qui les a remarquablement étudiées), bien que certains de ces héros populaires soient, par bien des côtés, des bandits « au grand cœur ». 

Ils commencent par une action non criminelle, deviennent des bandoleros, volent les riches et non les pauvres, et doivent demeurer aussi « honorables » qu’au début, c’est-à-dire ne tuer que « pour défendre leur honneur ». 

Quant aux haïdoucs qui, eux non plus, ne donnent pas beaucoup aux pauvres, la terreur, comme nous le verrons, fait aussi partie intégrante de leur image, mêlée, ici encore, à certaines des caractéristiques du bandit « au grand cœur ».



https://www.editions-zones.fr/lyber?les-bandits

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