mardi 30 avril 2019

" Station atomique " par Halldór Laxness

— FAUT-IL servir la soupe ? dis-je.
— Oui, au nom du ciel ! répond la cuisinière, un peu dure d’oreille – une des plus grandes pécheresses de ce temps, mais elle a accroché au mur, au-dessus de l’évier en acier, une image de notre Sauveur. 

La benjamine, une petite bonne femme de six ans, Thorgunnur, qu’on appelle Didi, ne la quitte pas d’un pouce. Elle la regarde avec vénération, les mains jointes quelquefois, elle mange avec elle dans la cuisine, elle dort avec elle la nuit. 

De temps en temps, l’enfant me jette un regard jaloux, presque accusateur, à moi qui suis la nouvelle bonne.



Je prends mon courage à deux mains et j’entre dans la salle à manger, portant la soupière. La famille n’est pas encore à table, mais la fille aînée, quinze ans, entre dans la pièce. Elle a un teint de lait et elle serait belle sans ses lèvres peintes et ses ongles faits, d’un rouge sombre. D’une main légère, elle arrange ses épaisses boucles blondes tire-bouchonnées.

Je dis : « Bonsoir », mais elle me regarde d’un air distant, s’assied à table et continue de feuilleter un journal de mode.
Puis Madame entre à petits pas pressés, exhalant un froid parfum – pas à vrai dire un parfum lourd, mais dense, capiteux, rayonnant. Son bracelet tinte. Elle ne me regarde pas, mais, en s’asseyant, elle dit :
— Eh bien ! ma fille, avez-vous appris à vous servir de la cireuse ?
Puis elle montre sa fille du doigt :
— Voici Dudu et ce garçon qui vient, là-bas, c’est mon Bobo. Nous avons aussi un grand fils, qui est en classe de philosophie. Ce soir, il s’amuse au-dehors.
— Comment une pauvre fille qui débarque de sa province pourrait-elle se rappeler ces noms de sauvages ? dit une voix derrière moi.

C’est un homme grand, élancé. Il a une belle tête qui commence à grisonner sur les tempes, un nez en bec d’aigle. Il enlève ses lunettes d’écaille et se met à en essuyer les verres. Son sourire n’est pas forcé, mais un peu las et distant à la fois. C’est mon député, le député de notre district du Nord. C’est chez lui, chez le négociant, docteur Bui Arland, que je suis placée.

Quand il a fini d’essuyer les verres de ses lunettes et qu’il m’a assez longtemps regardée, il me tend la main et dit :
— C’est gentil de votre part d’avoir fait tout ce chemin, depuis le Nord, pour venir nous aider ici, dans le Sud.

Et sur ce, j’ai le cœur battant, la sueur me prend et naturellement je ne peux articuler un mot. Il marmotte mon nom : « Uggla », et poursuit : — Un oiseau savant. La nuit est son heure. Mais comment vont mon cher vieux Falur d’Austerdalur, ses chevaux et son église ? J’espère que nous réussirons à soutirer un peu d’argent à ce parlement de mécréants, à la prochaine session. Comme ça, les vents pourront dire la messe dans la vallée, quand elle sera tout à fait déserte. Alors, les chevaux en liberté pourvoiront à leurs besoins comme dans les fables, car les maquignons allemands sont kaput.

Comme j’étais heureuse qu’il continuât à parler : j’avais le temps de me ressaisir. C’était la première fois que je sentais mes genoux fléchir en parlant à un homme. Je lui dis que je voulais apprendre à jouer de l’harmonium et que j’étais venue dans le Sud pour cela. Nous ne voulions pas que le vallon devienne un désert.

Je n’avais pas eu le temps de remarquer Bobo, un gros garçon resplendissant de santé. Il me regardait avec des yeux ronds, tandis que je parlais avec son père et que Madame versait la soupe dans les assiettes. Tout à coup, il pouffa de rire : ses joues se gonflaient, il n’en pouvait plus, il explosa. Sa sœur cessa de regarder le journal de mode américain et explosa à son tour. Dans la porte qui donnait sur la cuisine, le petit ange avait oublié sa piété et riait. Elle dit à sa mère nourrice, pour expliquer la gaieté inattendue de la famille :
— Elle veut apprendre l’harmonium !
Madame sourit en les regardant. Mais le père leva la main gauche, secoua la tête, me regarda dans les yeux, tout à la fois, sans rien dire. Il se mit à manger.

C’est seulement quand je fus habituée à voir la fille aînée s’asseoir devant le piano à queue et jouer du Chopin à tort et à travers comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, que je compris combien c’était drôle d’entendre une grosse fille du Nord dire, dans un foyer cultivé, qu’elle allait apprendre l’harmonium.
— Ça, c’est bien d’une provinciale de bavarder avec le monde ! dit la cuisinière, quand je revins à la cuisine.
Alors la révolte s’éveilla en moi et je répondis :
 — Je suis du monde, moi aussi.

On avait apporté ma malle et l’harmonium, que j’avais acheté de tout l’argent que j’avais gagné dans ma vie, – et ça n’avait même pas suffi. Ma chambre était tout en haut, au second. Je n’avais pas le droit de m’exercer quand il y avait des invités, mais à part ça, je pouvais le faire quand j’avais un moment. Mon travail consistait à tenir la maison en ordre, à envoyer les enfants à l’école, à aider la cuisinière et à servir à table. La maison était bien plus merveilleuse que ce paradis des cartes de Noël dorées sur tranche, que toutes les ménagères au nez de travers s’efforcent de gagner, pour l’autre vie. Tout marchait à l’électricité. On branchait des machines toute la journée. Il n’y avait pas de feu : la chaleur sortait des profondeurs de la terre et les bûches rougeoyantes, dans la cheminée, étaient en verre.

Quand je revins avec l’entrée, on avait fini de rire. La fille parlait à son père et le petit gros restait seul à me regarder. Madame dit qu’elle et son mari devaient « sortir ». Je ne savais pas ce qu’elle voulait dire ; Jona, la cuisinière, allait à une assemblée religieuse.
— Vous allez garder la maison et attendre que Bubu revienne. Vous tiendrez son dîner au chaud.
— Bu… ? pardon, dis-je.
— Un sauvage de plus, répond Monsieur. On dirait qu’ils sortent du Tanganyika, du Kenya ou d’un de ces pays où l’on tresse ses cheveux en queues de rat. En réalité, il s’appelle Arngrimur.
— Mon mari n’a pas beaucoup d’imagination, dit Madame. Il aurait voulu appeler le garçon Grimsi. Mais notre temps est plein d’imagination. Il faut que tout ait son style.

Monsieur dit :
— Vous êtes du Nord, de l’inoubliable vallée d’Austerdalur. Vous êtes la fille de Falur, l’éleveur de chevaux qui veut bâtir son église. Soyez assez bonne pour rebaptiser les enfants.
— J’aimerais mieux me laisser hacher en petits morceaux que de me faire appeler Gunsa, dit la fille aînée.
— En réalité, elle s’appelle Gudny, dit le père, mais ils ne pouvaient s’en tirer à moins. Il leur fallait la plus noire Afrique.
Alors, Madame regarda son mari d’un air décidé et dit :
— Tu ne vas pas tenir conversation avec cette fille.
Et à moi :
— Enlevez les assiettes, s’il vous plaît.

Je n’ai pas peur d’elle.Je n’ai pas eu peur d’elle du tout. Pas davantage quand je suis entrée dans sa chambre, apportant ses souliers d’argent, dans mes pantoufles achetées à l’épicier du coin. Elle était assise, à peu près nue, devant un grand miroir, un autre miroir derrière elle et, en chantonnant, elle peignait ses orteils. Elle était plus grosse que je n’aurais cru, une fois dévêtue, mais sa chair ne semblait pas amollie, en aucune place. Quand j’eus déposé les chaussures, comme j’allais sortir, elle s’arrêta de chantonner, me chercha des yeux dans le miroir devant elle, et me dit, le dos tourné :
— Quel âge avez-vous, au fait ?
—Vingt et un ans.
— Vous n’avez pas d’instruction ?
— Non, répondis-je.
— Vous n’avez jamais quitté la maison, jusqu’ici ?
— J’ai passé un hiver dans une école de filles, dans le Nord.
Elle se retourna et me dévisagea :
— Une école de filles ? Et qu’est-ce que vous avez appris ?
— Oh ! presque rien, dis-je.

Elle me regarda :
— Vous n’avez pas l’air tout à fait sans instruction. Une fille comme il faut ne doit jamais avoir l’air cultivé. Je ne peux pas supporter qu’une femme ait l’air cultivé. C’est du communisme ! Regardez-moi : je suis bachelière, mais personne ne s’en aperçoit. La femme doit être féminine. Faites voir vos cheveux, s’il vous plaît, ma fille.

Je m’approchai et elle examina mes cheveux. Je lui demandai si elle croyait que je les avais achetés ou si j’avais des poux. Elle toussota d’un air digne et répondit, en me repoussant :
— Vous êtes la bonne, ici !
Je voulais sortir sans mot dire, mais elle eut pitié de moi et, pour me consoler :
— Vous avez les cheveux épais, d’un jaune sale. Vous pourriez mieux les laver.
Je lui dis ce qui était : que je les avais lavés l’avant-veille, avant de quitter la maison.
— Dans du purin ?
— Avec du savon noir.
— Vous pourriez mieux les laver, je vous assure.

Comme j’allais passer la porte, elle me rappela :
— Quelles sont vos opinions ?
— Mes opinions, à moi ? Je n’en ai pas.
— C’est bien, ma chère, dit-elle. J’espère que vous n’êtes pas de celles qui sont toujours penchées sur un livre. 
— Mais j’ai veillé plus d’une nuit, pour lire.
— Dieu vous vienne en aide ! dit Madame et elle me regarda anxieusement. Qu’avez-vous lu ?
— Un peu de tout.
— Un peu de tout ?
— À la campagne, on lit de tout : on commence par les sagas, et on continue avec tout le reste.

— Pas le journal communiste, pourtant ? s’écria-t-elle.
— À la campagne, nous lisons les journaux qui ne nous coûtent rien, dis-je.
— Faites attention de ne pas devenir communiste, dit Madame. J’ai connu une fille du peuple qui lisait de tout et qui est devenue communiste. Elle a échoué dans une cellule.
— Je veux être organiste, dis-je.
— Oui, vous venez vraiment du fond de nos provinces… Allons, vous pouvez sortir, ma fille.
Non, je n’avais pas du tout peur d’elle, bien qu’elle fût proche parente du gouverneur et moi la fille du vieux Falur qui veut bâtir pour Dieu et laisse ses chevaux partir à l’étranger. Bien qu’elle fût de porcelaine et moi d’argile.

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