vendredi 12 avril 2019

" « Devant la Loi » : le judaïsme subversif de Franz Kafka " par Michael Löwy


Le gardien de la porte, comme les juges du Procès, les fonctionnaires du Château ou les commandants de La colonie pénitentiaire ne représentent en rien, aux yeux de Kafka, la divinité (ou ses serviteurs, anges, messagers, etc.). Ils sont précisément les représentants du monde de la non-liberté, de la non-rédemption, le monde étouffant dont Dieu s’est retiré. Face à leur autorité arbitraire, mesquine et injuste, la seule voie pour le salut serait de suivre sa propre loi individuelle, en refusant de se soumettre et en franchissant les barrières interdites. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut accéder à la Loi divine, dont la lumière est cachée par la porte. 

La PARABOLE « Vor dem Gesetz » (Devant la Loi) est un des textes les plus célèbres de Kafka et l’un des rares qu’il ait publiés de son vivant. Ce passage du roman inachevé Le procès était aussi un de ses écrits préférés, qu’il aimait lire à ses amis et sa fiancée Felice. Dans son Journal, il le désigne comme une « légende » et, dans le roman, simplement comme une « histoire ». Mais le terme parabole (Gleichniss), qu’il utilise souvent pour parler de ce genre de textes brefs et à forte charge paradoxale, disséminés comme autant de gemmes étincelantes dans ses cahiers de notes et son Journal, est peut-être le plus approprié.

Cet écrit polysémique et énigmatique, d’inspiration explicite- ment religieuse, semble concentrer, en quelques paragraphes, la quintessence de la spiritualité kafkaïenne : il jette une lumière puissante non seulement sur Le procès lui-même, mais sur l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain pragois. Il s’agit d’un texte paradoxal, à la fois tendre et cruel, simple et terriblement complexe, transparent et opaque, lumineux et obscur. Il représente l’art de Kafka dans toute sa puissance, et il n’est pas surprenant qu’il n’ait cessé de hanter plusieurs générations de lecteurs et de critiques depuis presque un siècle.

On connaît la teneur de la parabole, racontée par un prêtre lors de la visite de Joseph K. à la cathédrale : un homme de la campagne demande à avoir accès à la Loi ; mais le gardien des portes de la Loi lui explique qu’il ne peut pas l’autoriser à entrer. Il n’est, lui, que le premier des gardiens, les autres, qui se trouvent à l’intérieur, étant bien plus puissants. L’homme espère en vain l’autorisation. Assis sur un escabeau, il attend de longues années. Au moment où il va mourir, le gardien lui confie à l’oreille : « Personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, maintenant je pars et je ferme ».

Par sa nature de document « canonique », presque biblique, la légende suscite les interprétations, les tentatives de déchiffrement, les explications et contre-explications, les délires d’interprétation, les disputationes et les controverses. Kafka lui-même se livre de bon cœur à cet exercice, en faisant suivre la parabole d’un long débat théologique et herméneutique entre Joseph K. et le prêtre sur la signification du récit – débat qui n’arrive à aucune conclusion et laisse en suspens toutes les questions. Tandis que Joseph K. ne peut s’empêcher de croire que l’homme a été trompé par le gardien, le prêtre lui répond par l’argument classique des clercs : « Douter de la dignité du gardien, ce serait douter de la Loi ». L’autorité du gardien est bien supérieure à la vérité : « On n’est pas obligé de croire vrai tout ce qu’il dit, il suffit qu’on le tienne pour nécessaire ». Ce raisonnement apologétique est spontanément rejeté par Joseph K. qui le définit, dans une formule extraordinairement puissante, comme le signe d’une déchéance universelle : « Triste opinion... elle élèverait le mensonge à la hauteur d’une règle du monde » (die Lüge wird zur Weltordnung gemacht). (...)

On ne peut comprendre cet écrit sans le situer dans un contexte plus ample : la spiritualité de Kafka, ses convictions éthico-sociales et, en particulier, l’anti-autoritarisme – d’inspiration libertaire – qui lui a fait fréquenter, pendant les années 1909-1912, les milieux anar- chistes pragois. Cette Stimmung libertaire traverse, comme un fil rouge, l’ensemble de son œuvre, depuis la « Lettre au père » jusqu’au Château. Si, dans le premier texte, il s’agit encore de l’autorité personnelle d’un tyran : « Tu pris à mes yeux le caractère énigmatique qu’ont les tyrans », (la lettre ne fut jamais envoyée); par la suite, dans les deux grands romans inachevés et dans la nouvelle de 1914, La colonie pénitentiaire, il s’agit plutôt d’une autorité bureaucratique, anonyme, hiérarchique, opaque et lointaine, qui prend la forme d’un appareil, d’un mécanisme impersonnel. (...)

Cette « religion de la liberté » kafkaïenne et sa critique de l’autorité religieuse trouvent leur expression la plus pure dans la trou- blante parabole « Devant la Loi ». Parmi les multiples écoles d’inter- prétation que ce texte mystérieux et fascinant a suscitées au cours du siècle, la plus pertinente me semble être celle qui voit dans le gardien des Lois le représentant non de l’inscrutable justice divine – face à laquelle l’homme de la campagne, comme Job, se trouverait désarmé – mais plutôt de cette Weltordnung fondée sur le mensonge dont parle Joseph K. Le premier représentant de cette lecture n’est autre que l’ami de toujours, F. Weltsch, qui, fidèle à sa philosophie de la liberté, souligne, dans un article publié en 1927 : l’homme de la campagne a échoué parce qu’il n’a pas voulu prendre le chemin vers la Loi en traversant cette porte sans autorisation.

En d’autres termes, l’homme de la campagne s’est laissé intimider : ce n’est pas la force qui l’empêche d’entrer, mais la peur, le manque de confiance en soi, la fausse obéissance à l’autorité, la passivité soumise. S’il est perdu, c’est « parce qu’il n’ose pas placer sa loi personnelle au-dessus des tabous collectifs dont le gardien personnifie la tyrannie ». À certains égards, le gardien des portes est une surpuissante image paternelle, qui empêche au fils l’entrée dans sa propre vie indépendante. La raison profonde pour laquelle l’homme n’a pas franchi la barrière vers la Loi et vers la vie, c’est la peur, l’hésitation, le manque de hardiesse. L’Angst de celui qui implore le droit d’entrer, c’est précisément ce qui donne au gardien la force de lui barrer la route.

Quant à l’autorité religieuse, le prêtre – en fait l’aumônier des prisons – qui, par son argumentation théologique spécieuse, essaye de justifier la position du gardien comme «non vraie mais nécessaire », elle représente, selon Hannah Arendt, « la théologie secrète et la croyance intime des bureaucrates comme croyance dans la nécessité pour soi, les bureaucrates étant en dernière analyse des fonctionnaires de la nécessité ». La « nécessité » dont se réclame le prêtre n’est donc pas celle de la Loi, mais celle des lois du monde corrompu et déchu qui empêchent l’accès à la vérité. Cette interprétation est, me semble-t-il, la seule qui soit cohérente avec la sensibilité anti-autoritaire qui illumine, pour ainsi dire de l’intérieur, toute l’œuvre de Kafka. (...)

On ne peut qu’être frappé, en revanche, par la ressemblance étonnante – récemment mise en évidence par un chercheur allemand – entre la légende kafkaïenne et une narration du Midrash, Pesikta Rabbati, sur la montée de Moïse au ciel, lors de son séjour au mont Sinaï. Arrivé aux portes du ciel, Moïse voit son chemin barré par un ange gardien, Kemuel, qui lui interdit l’accès à la demeure du Très Haut. Sans hésitation, le prophète l’assomme et continue son chemin dans le ciel. Il est bientôt confronté à un deuxième puis à un troisième ange gardien, tous deux bien plus puissants que le premier : le deuxième est six cents fois plus grand que le premier, mais il n’ose pas s’approcher du troisième, parce que son feu le brûlerait. Cela rappelle presque littéralement l’affirmation du gardien dans le texte de Kafka : « Le troisième gardien est si puissant que même moi, je ne peux pas supporter sa vue ». Dans le Midrash, Moïse est finalement admis auprès du Tout Puissant, qui l’aide à dépasser les dangereux anges gardiens.

Ce qui est intéressant, si l’on compare les deux récits, c’est à la fois la similitude – même s’il n’existe aucune preuve que Kafka connaissait ce Midrash – mais aussi la différence : contrairement à l’homme de la campagne, le prophète hébreu ne s’est pas laissé décourager par le gardien du seuil et, grâce à une action hardie, s’est ouvert le chemin vers la Loi.

Kafka n’a jamais caché son admiration pour les personnages qui ont le courage de suivre leur propre chemin, en passant outre les interdictions conventionnelles. Dans une lettre à E. Minze, de novembre 1920, se trouve un passage qui semble un commentaire à la légende de 1915 : l’écrivain recommande à son amie la lecture des Mémoires d’une socialiste de Lily Braun, une femme admirable qui « a eu beaucoup à souffrir de la morale de sa classe (une telle morale est de toute façon mensongère, au-delà toutefois commence l’obscurité de la conscience), mais elle a fait son chemin en luttant comme un ange guerrier ». Tandis que l’homme de la campagne s’était plié à l’ordre mensonger du monde, intimidé par la menace des terribles anges gardiens de la Loi, la femme socialiste a refusé la morale mensongère de sa classe (la bourgeoisie) et a osé aller de l’avant, « en luttant comme un ange guerrier ». (...)

Suivant les préceptes de Shelley – « L’avertissement de la “Queen Mab” [de Schelley] ne s’adresse-t-il pas à moi ? “N’aie pas peur ! Mène la guerre contre la domination et le mensonge !” et de Nietzsche – « Obéis à toi-même ! », L. Braun condamne « la soumission, l’humiliation, l’abandon au destin et la désobéissance à soi- même, au profit de l’obéissance aux supérieurs ». Enfin, elle oppose «la volonté d’action» de l’être libre au «sentiment résigné d’impuissance ». (...)

Il serait intéressant d’esquisser un parallèle entre l’homme de la campagne et Joseph K., le héros du Procès. Ce dernier n’est pas aussi passif que le premier, mais, à deux moments décisifs de l’histoire, il se laisse lui aussi intimider. D’abord au début du roman, quand il a l’intuition, au moment où l’on vient l’arrêter, que « la solution simple pour tout cela » serait de se moquer des gardiens, d’ouvrir « la porte de la prochaine chambre et peut-être même la porte du vestibule » et d’accéder ainsi à la liberté. Inquiet de la réaction des inspecteurs, il finit par se résigner à « attendre la solution moins incertaine que le cours naturel des choses amènerait nécessairement ». Or ce produit « nécessaire » du « cours naturel des choses », nous le connaissons : c’est l’exécution de Joseph K. à la fin de son parcours dans les labyrinthes de la procédure judiciaire. C’est le deuxième moment de résignation et le dernier : plutôt que de résister à ses bourreaux, il se prête avec « complaisance » (Entgegenkommen) à leur infâme besogne et finit donc par mourir « comme un chien ».

Le « chien » constitue chez Kafka une catégorie éthique – sinon métaphysique : est décrit ainsi celui qui se soumet servilement aux autorités, quelles qu’elles soient. Le commerçant Block agenouillé aux pieds de l’avocat est un exemple typique : « Ce n’était plus là un client, c’était le chien de l’avocat. Si celui-ci lui avait commandé d’entrer sous le lit en rampant et d’y aboyer comme du fond d’une niche, il l’aurait fait avec plaisir ». La honte qui doit survivre à Joseph K. (dernier mot du Procès), est celle d’être mort comme un chien, en se soumettant avec complaisance à ses bourreaux. L’homme de la campagne de la légende n’est pas décrit explicitement comme un chien, mais cette image est fortement suggérée par la dégradation de son comportement : il ne parle plus, il grogne ; il ne s’adresse plus au gar- dien mais aux puces de son col de fourrure.

Le gardien de la porte, comme les juges du Procès, les fonction- naires du Château ou les commandants de La colonie pénitentiaire ne représentent en rien, aux yeux de Kafka, la divinité (ou ses serviteurs, anges, messagers, etc.). Ils sont précisément les représentants du monde de la non-liberté, de la non-rédemption, le monde étouffant dont Dieu s’est retiré. Face à leur autorité arbitraire, mesquine et injuste, la seule voie pour le salut serait de suivre sa propre loi individuelle, en refusant de se soumettre et en franchissant les barrières interdites. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut accéder à la Loi divine, dont la lumière est cachée par la porte. (...)

Pour comprendre la spiritualité de Kafka, telle qu’elle s’exprime de façon paradoxale, mais éclatante, dans la parabole « Devant la Loi », il faudrait aussi la situer dans le cadre général de la « crise de la tradition » du judaïsme centre-européen. G. Scholem nous ouvre une piste intéressante en écrivant, à propos des analyses développées par Walter Benjamin sur l’écrivain pragois : 

« Benjamin savait que l’on trouve dans Kafka la théologie négative d’un judaïsme qui a perdu le sens positif de la Révélation, mais qui n’a rien perdu de son intensité ». Or cet élément intense et négatif, en quoi consiste-t-il sinon dans le refus éthico-religieux du monde ? Plutôt que de « sécularisation » au sens strict, il faudrait parler, me semble-t-il, d’intériorisation éthique de la religion. Comme le souligne M. Weber dans son étude des formes de refus religieux du monde, « plus la religion est systématisée et intériorisée dans le sens d’une “éthique de la conviction”, plus la tension qu’elle entretient avec les réalités du monde est profonde ». Au contraire, tant que la religion reste rituelle et légaliste, cette tension se manifeste peu.

Chez Kafka – comme chez d’autres intellectuels juifs d’Europe centrale, éloignés du rituel et de la loi, mais immergés dans la culture religieuse juive – le refus du monde au nom d’une « éthique de conviction », ici la liberté absolue, est la forme que prend une sensibilité religieuse intériorisée.


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