mercredi 10 avril 2019

" Le Samouraï virtuel " par Neal Stephenson




Les chercheurs ont étudié le problème, mis en graphiques la fréquence des contestations sur les temps de livraison à domicile, placé des enregistreurs sur les premiers Dépêcheurs pour analyser la tactique des contestataires, établir des histogrammes du stress vocal, relever les configurations lexicales typiques des résidents blancs de classe moyenne des banlises de type A qui, allez donc savoir pourquoi, avaient décidé que c’était là l’occasion de se venger de tout ce qu’il pouvait y avoir de stérile et de mortel dans leurs minables existences. 

Ils étaient prêts à n’importe quel mensonge, parfois même involontaire, sur l’heure à laquelle ils avaient téléphoné, pour avoir leur pizza gratuite. Ils s’arrogeaient le droit à cette putain de pizza gratuite au même titre que le droit à la vie, à la liberté et à la poursuite de tout ce que l’on peut tenir pour inaliénable. 



Le Dépêcheur appartient à une élite, une sous-catégorie sacrée. Totalement imbu de sa mission, il se prépare en ce moment à accomplir sa troisième livraison de la soirée. Son uniforme, noir comme du charbon actif, filtre jusqu’à la lumière de l’air. La moindre balle rebondirait sur la texture de ses arachnofibres comme un moineau se cognant à un carreau, alors que son excédent de transpiration passe au travers comme une brise sur une forêt récemment arrosée de napalm. Aux endroits où son corps présente des saillies osseuses, la combinaison a sécrété des plaques d’armorgel dont la consistance est celle d’une mousse granuleuse et qui le protègent aussi efficacement que plusieurs couches d’annuaires du téléphone. (...)

Le Dépêcheur n’a jamais tiré sous le coup de la colère ou de la peur. Il a sorti son arme une fois sur les Hauts de Gila, une banlise huppée où des punks avaient décidé de se faire livrer sans payer. Croyant l’impressionner, ils ont brandi une batte de baseball, mais le Dépêcheur a sorti son bidule, ajusté son viseur laser en plein centre du gourdin modèle Louisville et tiré. Le recul a été violent, comme si l’arme avait fait explosion entre ses mains. 

Le milieu de la batte s’est transformé en un cylindre de sciure incandescente éclatant dans toutes les directions comme une supernova, et le punk s’est retrouvé comme un con avec son mégot de batte laissant échapper un flot de Depuis ce jour-là, le Dépêcheur garde son pistolet dans la boîte à gants et préfère s’en remettre à une paire de sabres de samouraï, depuis toujours son arme de prédilection. Les punks de Gila l’ont forcé à utiliser le pistolet parce qu’il ne leur faisait pas peur avec. Mais un sabre de samouraï, cela se passe de démonstration. (...)

Mais pourquoi tout cet équipement ? C’est parce que les gens comptent sur lui. C’est un modèle. On est en Amérique, bordel. Les gens font ce qu’ils ont envie de faire. Ça vous emmerde ? Ils ont le droit, c’est comme ça. Et ils ont des armes, ces cons-là, pas question de les stopper. Le résultat, c’est que l’économie de ce foutu pays est l’une des pires au monde. Et puisqu’on parle de balance commerciale, laissez-moi vous dire qu’après avoir laissé filer nos meilleures technologies à l’étranger, après avoir été rattrapés par tout le monde, au point que les bagnoles que nous achetons sont fabriquées en Bolivie et les fours à micro-ondes au Tadjikistan, après avoir perdu notre suprématie en matière de ressources naturelles au profit de Hong Kong, dont les supercargos et les dirigeables vous déménagent tout le Dakota du Nord en Nouvelle-Zélande pour une bouchée de pain, après avoir laissé la Main Invisible réduire nos iniquités historiques en une bouillie globale qui ferait la prospérité d’un faiseur de briques pakistanais, vous voulez que je vous dise ?

Il n’y a plus que quatre trucs qu’on fait mieux ici qu’ailleurs :
la musique
les films
la microprogrammation (informatique)
la pizza-express à domicile

Dans le temps, le Dépêcheur écrivait des programmes. Il le fait encore quelquefois. Si la vie était une école élémentaire à la coule, dirigée par des docteurs en pédagogie bien intentionnés, son bulletin signalerait : « Esprit brillant et créatif, mais Hiro manque d’esprit de coopération. » C’est pourquoi il a changé de voie. Plus besoin d’être brillant ni créatif. Plus besoin de coopérer non plus. 

Un seul principe : le Dépêcheur vous livre votre pizza dans les trente minutes, la tête haute, ou bien elle est à vous gratuitement, vous sortez votre revolver, vous flinguez le chauffeur, vous lui prenez sa tire et vous faites un procès d’action collective à sa compagnie. Le Dépêcheur fait ce boulot depuis six mois, une éternité languissante selon ses critères, et il n’a jamais mis plus de vingt et une minutes pour livrer une pizza.

Naturellement, il y a eu des contestations, dans le passé, à propos des temps de livraison, qui ont coûté de nombreuses années-chauffeurs. Des ménagères, les joues rouges, suant sous leurs mensonges, puant le patchouli et le stress du travail, brandissaient leur Seiko sous la lumière jaune du portail en agitant le doigt vers l’horloge de cuisine au-dessus de l’évier. Vous savez l’heure qu’il est, bon Dieu ?

Ces choses-là ne se produisent plus. La livraison de pizzas à domicile est devenue une industrie majeure. Une industrie parfaitement bien gérée. Ses employés ont passé quatre ans à l’université CosaNostra de la Pizza rien que pour apprendre le métier. Incapables d’écrire un mot d’anglais en entrant, originaires d’Abkhazie, du Rwanda, du Guanajuato ou du sud de Jersey, ils en ressortent plus calés sur la pizza qu’un Bédouin sur les sables du désert. Les chercheurs ont étudié le problème, mis en graphiques la fréquence des contestations sur les temps de livraison à domicile, placé des enregistreurs sur les premiers Dépêcheurs pour analyser la tactique des contestataires, établir des histogrammes du stress vocal, relever les configurations lexicales typiques des résidents blancs de classe moyenne des banlises de type A qui, allez donc savoir pourquoi, avaient décidé que c’était là l’occasion de se venger de tout ce qu’il pouvait y avoir de stérile et de mortel dans leurs minables existences. 

Ils étaient prêts à n’importe quel mensonge, parfois même involontaire, sur l’heure à laquelle ils avaient téléphoné, pour avoir leur pizza gratuite. Ils s’arrogeaient le droit à cette putain de pizza gratuite au même titre que le droit à la vie, à la liberté et à la poursuite de tout ce que l’on peut tenir pour inaliénable. On avait envoyé des psychologues chez ces gens, on leur avait offert des téléviseurs pour qu’ils acceptent de se soumettre à des interviews anonymes, on les avait branchés sur des détecteurs de mensonge, on avait étudié leurs ondes cérébrales pendant qu’on leur passait des films extravagants, sans queue ni tête, montrant des stars du porno, des accidents de voiture la nuit ou Sammy Davis Jr. On les faisait asseoir dans des pièces aux murs mauves, au parfum suave, pour leur poser des problèmes d’éthique si alambiqués que même un jésuite n’aurait pas pu donner de réponse sans tomber dans le péché véniel.

Les analystes de l’université CosaNostra de la Pizza avaient fini par conclure que la nature humaine était ainsi et qu’on ne pouvait rien y changer. Ils avaient donc adopté une solution technique rapide et bon marché : la boîte à pizza intelligente. Il s’agit d’une carapace de plastique mince ondulé, pour la rigidité, avec sur le côté un petit affichage à diodes qui indique au Dépêcheur combien de minutes improductives se sont écoulées depuis le coup de téléphone fatidique. La fourgonnette est bourrée de puces et d’électronique. Les pizzas sont rangées dans leurs casiers derrière la tête du Dépêcheur. Chacune glisse dans son rayon comme une carte à circuit imprimé dans un ordinateur. 

Elle se met en place avec un déclic tandis que la boîte intelligente s’interface avec le système de bord de la fourgonnette du Dépêcheur. L’adresse du client a déjà été induite de son numéro de téléphone et transférée dans la RAM de la boîte intelligente. De là, elle est communiquée à la fourgonnette, qui calcule et projette l’itinéraire optimal sur un affichage tête haute. Un plan en couleurs se dessine par transparence sur le pare-brise, de sorte que le Dépêcheur n’a même pas à baisser la tête.

Si le délai de trente minutes expire, la nouvelle du désastre est aussitôt transmise au QG de CosaNostra, d’où elle est relayée jusqu’à tonton Enzo en personne, le colonel Sanders sicilien, l’Andy Griffith de Bensonhurst, la figure de cauchemar au rasoir effilé redoutée de tous les Dépêcheurs, le capo, le dirigeant suprême de la Pizza CosaNostra, qui téléphonera dans les cinq minutes au client pour lui présenter ses excuses les plus plates. Le lendemain, tonton Enzo se posera dans le jardin du client avec son turbo-hélicoptère pour s’excuser encore et lui offrir un séjour gratuit en Italie. Tout ce qu’il a à faire, c’est signer une liasse de décharges qui feront de lui une figure publique et un ambassadeur de CosaNostra, en mettant fin à toute vie privée qu’il pouvait connaître jusque-là. Après cette aventure, il ne pourra pas s’empêcher de penser que, d’une manière ou d’une autre, il a une dette morale envers la Mafia. (...)





Aucun commentaire:

Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.