mercredi 24 avril 2019

" LETTRE OUVERTE AU MOUVEMENT ECOLOGIQUE " par Murray Bookchin ( 1980 )


Pour parler franchement, disons que la décennie qui vient pourrait bien déterminer si le mouvement écologique va être réduit à un simple apanage décoratif d'une société anti-écologique par essence, une société accablée par un besoin illimité de contrôle, de domination et d'exploitation de la nature et de l'humanité – ou, espérons-le, si le mouvement écologique peut devenir un forum éducatif sans cesse croissant porté sur la recherche d'une nouvelle société écologique fondée sur l'aide mutuelle, les communautés décentralisées, une technologie du peuple, des relations non-hiérarchiques et libertaires qui amèneraient non seulement une nouvelle harmonie entre les humains mais aussi entre l'humanité et la nature.

Il peut peut-être paraître présomptueux pour un individu de s'adresser en son nom à un tel ensemble de personnes ayant centré leurs activités autour des questions écologiques. Toutefois, ma préoccupation pour le futur du mouvement écologique n'est pas impersonnelle, ni éphémère. Depuis près de trente ans, j'ai écrit abondamment sur nos troubles écologiques croissants. Ces écrits ont été renforcés par mes activités contre l'usage accru des pesticides et des additifs alimentaires depuis 1952, lors du problème des retombées nucléaires qui ont surgi avec le premier test de la bombe à hydrogène dans le Pacifique en 1954, dans la question de la pollution radioactive qui a suivi « l'incident » du réacteur de Windscale en 1956 et contre la tentative de Con Edison de construire le plus grand réacteur nucléaire au monde en plein centre de New York en 1963. Depuis lors, j'ai été impliqué dans des coalitions anti-nucléaires telles Clamshell et Shad, sans oublier leurs prédécesseurs Ecology Action East, dont j'ai rédigé le manifeste Pouvoir de détruire, pouvoir de créer en 1969, et le Comité d'Information de Citoyens sur la Radiation, lequel a joué un rôle crucial pour empêcher le réacteur de Ravenswood en 1963. Par conséquent, je peux difficilement être présenté comme un intrus ou un nouveau venu au sein du mouvement écologiste. Mes remarques dans cette lettre sont le fruit d'une longue expérience et de mes interrogations personnelles envers des idées qui ont retenu mon attention durant des décennies.

Je suis convaincu que mon travail et mon expérience dans ces domaines signifieraient bien peu s'ils se limitaient tout simplement à ces seules questions, quelqu'importante que chacune d’elle puisse être. « Non au nucléaire », voire même « non aux additifs alimentaires », « non à l’agriculture industrielle » ou « non aux bombes nucléaires », ce n'est tout simplement pas assez si notre perspective ne transcende pas chacune de ces questions. Il est tout aussi nécessaire de révéler les causes sociales, les valeurs ainsi que les relations humaines toxiques qui ont créé une planète déjà considérablement empoisonnée.

Dans mon esprit, écologie a toujours signifié l'écologie sociale : la conviction que l'idée de dominer la nature découle de la domination de l'humain par l'humain, que ce soit des femmes par les hommes, des jeunes par leurs aînés, d'un groupe ethnique par un autre, de la société par l'Etat, de l'individu par la bureaucratie, aussi bien que d'une classe économique par une autre ou d'un peuple colonisé par un pouvoir colonial. Selon moi, l'écologie sociale doit commencer sa conquête de la liberté non seulement à l'usine, mais aussi au sein de la famille, non seulement dans l'économie, mais aussi dans l'esprit, non seulement dans les conditions matérielles de la vie, mais également dans les conditions spirituelles. 

A moins de changer les rapports les plus élémentaires de la société – notamment ceux entre hommes et femmes, adultes et enfants, blancs et autres groupes ethniques, hétérosexuel(le)s et gays (de fait, la liste est considérable) – la société sera accablée par la domination, et cela même sous une forme socialiste sans classe et dépourvue d'exploitation. Cette domination s'infiltrera par la hiérarchie, même si on glorifie les vertus douteuses des « démocraties populaires » du « socialisme » et de la « propriété publique » des « ressources naturelles ». Et aussi longtemps que persiste la hiérarchie, aussi longtemps que la domination organise l'humanité autour d'un système d'élites, le projet de dominer la nature va continuer à exister et inévitablement conduire notre planète vers l'extinction écologique.

L'émergence du mouvement féministe, davantage encore que la contre-culture, la croisade pour des technologies « appropriées » et les coalitions anti-nucléaire (je laisse volontairement de côté les campagnes de nettoyage des « Jours de la Terre ») vise le cœur même de la domination hiérarchique qui étaie notre crise écologique. Ce n'est que lorsqu’une contre-culture, une technologie alternative et un mouvement anti-nucléaire reposent sur une mentalité et des structures non-hiérarchiques comme on en voit au sein des tendances les plus radicales du féminisme que le mouvement écologique réalise son riche potentiel pour des changements fondamentaux au sein de notre société à prédominance anti-écologique et dans ses valeurs. Ce n'est que lorsque le mouvement écologique cultive consciemment une mentalité, une structure et une stratégie anti-hiérarchique et non dominatrice pour le changement social, qu'il peut conserver sa véritable identité en tant que porte-parole d'un nouvel équilibre entre l'humanité et la nature et son objectif d'une société vraiment écologique.

Cette identité et cet objectif sont actuellement aux prises avec un sérieux problème d'érosion. L'écologie est maintenant à la mode, ça fait même un peu snob – et avec cette popularité surfaite a surgi un nouveau type de battage environnementaliste. D’un point de vue et d’un mouvement qui pour le moins promettait de remettre en question la hiérarchie et la domination a émergé une nouvelle forme d'environnementalisme qui espère davantage rafistoler les institutions, des relations sociales, des technologies et des valeurs existantes plutôt que véritablement les transformer. J'emploie le mot « environnementalisme » pour l'opposer à celui d' « écologie », particulièrement à l'écologie sociale. Alors que l'écologie sociale, de mon point de vue, cherche à éliminer l'idée de la domination de l’humain sur la nature en éliminant la domination de l'humain par l'humain, l'environnementalisme reflète une mentalité « instrumentaliste », ou technique, dans laquelle la nature est conçue simplement comme un habitat passif, un agrégat d'objets et de forces externes, qui doivent être rendus plus « utiles » pour l'usage humain, peu importe la nature de ces usages. 

En fait, l'environnementalisme, c’est simplement la gestion technique de l'environnement. Cela ne remet pas en question les notions sous-jacentes de la société actuelle, notamment le fait que l'homme doit dominer la nature. Au contraire, on cherche à faciliter cette domination en développant des techniques permettant de diminuer les risques engendrés par la domination. Les notions de hiérarchie et de domination sont masquées par l’accent technique porté sur des sources d’énergies « alternatives », sur des moyens techniques permettant d’économiser l'énergie, sur des modes de vie « simples » au nom des « limites à la croissance » – qui sous-tendent aujourd’hui toute une production industrielle elle- même bien croissante –, et bien évidemment une abondante floraison de candidats Verts destinés aux officines politiques et des partis écologiques formés non seulement pour gérer la nature mais
aussi l'opinion publique et l'accorder à la société existante. (...) 

L'énergie solaire, l'énergie éolienne, le méthane et l'énergie géothermique ne sont que des formes d'énergie dans la mesure où les instruments pour les utiliser sont inutilement complexes, contrôlés bureaucratiquement, propriété de grandes entreprises ou centralisés institutionnellement. Certes, ils sont moins dangereux pour la santé physique des être humains que l'énergie dérivant du nucléaire ou des hydrocarbures, mais ils sont clairement dangereux pour la santé spirituelle, morale et sociale de l'humanité s'ils sont traités uniquement comme des techniques n'impliquant pas de nouvelles relations entre les personnes et la nature et au sein de la société elle-même. L’ingénieur, le bureaucrate, le cadre d’entreprise et le politicien de carrière n'apportent rien de nouveau ou d'écologique dans la société ni au sein de notre mentalité à l'égard de la nature et des gens parce qu'ils optent pour la « voie des énergies douces ». Comme tous les « technologues » (pour reprendre une description qu'Amory Lovins me faisait de lui-même lors d'une conversation), ils réduisent à peine ou dissimulent les dangers pour la biosphère et pour la vie humaine en plaçant les technologies écologiques dans la camisole de force des valeurs hiérarchiques plutôt que de s’opposer aux valeurs et aux institutions qu'elles représentent. (...)


  L'émergence des coalitions anti-nucléaires fondées sur un réseau décentralisé de groupes d’affinité, sur un processus de prise de décision en démocratie directe et sur l’action directe semblait renforcer cet espoir. Le problème auquel fait face le mouvement m'a d'abord semblé être celui de l'éducation personnelle et publique, c’est-à-dire le besoin de bien comprendre la signification de la structure du groupe d’affinité en tant que forme durable, de type familiale, comprendre toutes les implications de la démocratie directe et le concept d'action directe comme étant plus qu'une « stratégie » mais bien une mentalité profondément enracinée, une vision qui exprime le fait que tout le monde a le droit de prendre le contrôle direct de la société et de sa vie quotidienne. (...)

 Peut-être pire encore est l'émergence du « parti du citoyen » de Barry Commoner, de nouvelles institutions financières comme Muse (les Musiciens Unis pour l'Energie Sure) et la célébration de la « simplicité volontaire » amenant une double société composée d'élites intellectuels dans le vent, portant les blue-jeans et issus de la classe moyenne d'un côté et les opprimés issus des classes laborieuses, habillés de façon conventionnelle et orientés vers la consommation de l’autre – une double société engendrée par les think tanks de l'Institut de Recherche de Stanford et financés par l’industrie. (...)

Le leurre de «l'influence» de la «politique conventionnelle» et de «l’efficacité» démontre de manière frappante le manque de cohérence et de conscience qui afflige le mouvement écologique aujourd’hui. Il est peu probable que les groupes affinitaires, la démocratie directe et l’action directe soient acceptables – ou même qu’ils soient compréhensibles – pour des millions de gens qui vivent en solitaire dans des discothèques et des bars. Tragiquement, ces millions de personnes ont abandonné leur pouvoir social, et en réalité leur personnalité même, aux politiciens et bureaucrates qui vivent dans un engrenage d’obéissance et de commande dans lequel ils aspirent généralement à jouer un rôle subalterne. 

C’est précisément la cause immédiate de la crise écologique de notre époque – une cause qui a ses racines historiques dans la société de marché qui nous engloutit tous. Demander à ces gens sans pouvoir de reconquérir ce pouvoir sur leurs vies est même plus important que d'ajouter un collecteur solaire complexe et souvent incompréhensible sur leurs maisons. Jusqu’à ce qu’ils recouvrent cette capacité de décision sur leur propres vies, jusqu’à ce qu’ils créent leur propre système d’autogestion pour s’opposer au système actuel de gestion hiérarchique, jusqu’à ce qu’ils développent de nouvelles valeurs écologiques pour remplacer les valeurs dominantes actuelles – un processus que les collecteurs solaires, les éoliennes, les jardins partagés à la française [French-intensive gardens] peuventfaciliter mais jamais remplacer – rien de ce qu’ils changent dans la société n’amènera un nouvel équilibre avec le monde naturel.

Evidemment, les gens démunis de pouvoir n’accepteront guère facilement les groupes affinitaires, la démocratie directe et l’action directe dans le cours normal de leurs existences. Qu’ils éprouvent des pulsions primaires qui les rendent sensibles à ces structures et à ces activités – un phénomène qui ne manque jamais de surprendre les « entrepreneurs radicaux » en périodes de crise et de confrontation – est le signe d'un potentiel qui ne demande qu’à être concrétisé et nourri par une cohérence intellectuelle au travers d’une éducation assidue et des exemples répétés. C’est précisément cette éducation et ces exemples que certains groupes féministes et anti-nucléaires ont commencé à développer.  (...)

L’écologie est utilisée contre une aspiration écologique, des formes écologiques d’organisation et des pratiques écologiques sont utilisées pour « gagner » beaucoup de partisans,pas pour les instruire. La peur d’être « isolé », « futile » ou « inefficace » entraîne une nouvelle sorte d’ « isolement », de « futilité » et « d'inefficacité », à savoir une complète reddition de ses idéaux et objectifs les plus fondamentaux. Le « pouvoir » est acquis au pris de la perte du seul pouvoir que nous avons et qui peut changer cette société rendue absurde – notre intégrité morale, nos idéaux et nos principes. Ce peut être une occasion rêvée pour les carriéristes qui ont utilisé la question de l'écologie pour devenir des vedettes et faire grossir leur fortune personnelle ; ce serait alors la fin d'un mouvement qui possède, dans son for intérieur, les idéaux d'un monde nouveau, dans lequel les masses deviennent des individus et les ressources naturelles deviennent la nature, les deux devant être respectés pour leur caractère unique et spirituel.

Un mouvement féministe à tendance écologique émerge maintenant et les contours d'une coalition anti-nucléaire libertaire existe encore. La fusion des deux, de pair avec d'autres mouvements qui devraient surgir des diverses crises de notre temps, peut ouvrir une des décennies les plus excitantes et libératrices de notre siècle. Les problèmes liés au genre, à l'âge, à l'oppression ethnique, à la « crise de l'énergie », au pouvoir corporatif, à la médecine conventionnelle, à la manipulation bureaucratiques, à la conscription, au militarisme, à la dévastation urbaine et au centralisme politique ne peuvent être séparées des questions écologiques. Toutes ces questions gravitent autour de la hiérarchie et de la domination, qui sont les concepts de base d'une écologie sociale radicale.

Je crois qu’il est nécessaire pour tous au sein du mouvement écologique de prendre une décision cruciale : les années quatre-vingt vont-elles conserver le concept visionnaire d'un futur écologique basé sur un engagement libertaire qui promouvrait la décentralisation, les technologies alternatives et les pratiques libertaires telles que les groupes d’affinités, la démocratie directe et l'action directes ? Ou bien cette décennie sera-t-elle marquée par une triste retraite vers l'obscurantisme idéologique et les « courants politiques » qui recherchent le « pouvoir » et « l'efficacité » en suivant le « filon » dont il faudrait justement s'éloigner ? Le mouvement cherchera-t-il des « adhérents en masse » en copiant les modèles de la manipulation de masse, des média de masse et de la culture de masse qu'il s'est engagé à combattre ? 

Ces deux orientations sont irréconciliables. Notre recours aux « media », aux mobilisations et aux actions doit faire appel à l'intelligence et à l’esprit, non pas aux réflexes conditionnés et aux tactiques de choc qui ne laissent pas de place à la raison et à l'humanité. De toute manière, le choix doit se faire maintenant, avant que le mouvement écologique devienne institutionnalisé en un pur apanage du système dont il professe le rejet de la structure et des méthodes. Ce doit être fait de façon consciente et décisive, sinon le siècle lui-même, en plus de la décennie, seront pour nous perdus à tout jamais.

http://www.ecologiesociale.ch/wordpress/wp-content/uploads/2016/07/lettre_ouverte_au_mouvement_ecologique.pdf

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