vendredi 26 avril 2019

" La mort de Virgile " par Hermann Broch ( 1945 )

C’est ainsi qu’il gisait, lui, le poète de l’Énéide, lui, Publius Virgilius Maro, il gisait la conscience amoindrie, presque honteux de son impuissance, presqu’en colère de ce destin, et il fixait des yeux la rondeur nacrée de la coupe céleste. Pourquoi avoir cédé aux instances d’Auguste ? Pourquoi avoir quitté Athènes ? 

Disparue l’espérance de voir s’achever l’Énéide sous le ciel pur et sacré d’Homère, disparue l’espérance de commencer alors une immense nouveauté, l’espérance d’une vie écartée de l’art, affranchie des travaux poétiques, consacrée à la philosophie et à la science dans la ville de Platon, disparue l’espérance de fouler encore une fois la terre d’Ionie, oh, disparue l’espérance du miracle de la connaissance et du salut dans la connaissance ! 

Bleu d’acier et légères, agitées par un imperceptible vent debout, les vagues de l’Adriatique avaient déferlé à la rencontre de l’escadre impériale lorsque celle-ci, ayant à sa gauche les collines aplaties de la côte de Calabre qui se rapprochaient peu à peu, cinglait vers le port de Brundusium, et maintenant que la solitude ensoleillée et pourtant si funèbre de la mer faisait place à la joie pacifique de l’activité humaine, maintenant que les flots doucement transfigurés par l’approche de la présence et de la demeure humaines la peuplaient de nombreux bateaux, – de ceux qui faisaient route également vers le port et de ceux qui venaient d’appareiller, – maintenant que les barques de pêche aux voiles brunes venaient de quitter, pour leur expédition nocturne, les petites jetées des nombreux villages et hameaux étendus le long des blanches plages, la mer était devenue presque aussi lisse qu’un miroir. Sur l’eau s’ouvrait la conque nacrée du ciel, le soir descendait et l’on sentait l’odeur des feux de bois, chaque fois que les bruits de la vie, le son d’un marteau ou un appel étaient apportés du rivage par la brise.

Des sept bâtiments de haut bord qui se suivaient en ligne de file, seuls le premier et le dernier, deux Pentères élancés, armés d’éperon, appartenaient à la flotte de guerre : les cinq autres, plus lourds et plus imposants, à dix et douze rangées de rames, étaient d’une construction pompeuse, digne de la cour d’Auguste, et celui du milieu, le plus somptueux, brillant de sa proue dorée armée de bronze, brillant des têtes de lion dorées, porteuses d’anneaux, fixées sous les rambardes, les haubans pavoisés de pavillons multicolores, celui du milieu portait sous des voiles de pourpre, grande et solennelle, la tente de César. Mais sur le navire qui suivait immédiatement se trouvait le poète de l’Énéide et le signe de la mort était marqué sur son front.

En proie au mal de mer, tenu en alerte par la menace perpétuelle d’un nouvel accès, il n’avait pas osé bouger de toute la journée. Toutefois, bien que rivé à la couche installée pour lui au milieu du navire, lui ou plutôt son corps et sa vie corporelle, que depuis déjà bien des années il avait peine à considérer comme lui appartenant, n’étaient plus qu’un unique souvenir, un effort pour retrouver et savourer à nouveau l’apaisement qui l’avait brusquement envahi, lorsqu’on avait atteint la zone côtière plus calme, et cette fatigue envahissante, à la fois reposée et reposante eût peut-être été une félicité presque parfaite si, en dépit de l’air vif et salubre de la mer, ne s’étaient manifestées à nouveau la toux obsédante, la fièvre déprimante et les angoisses du soir. 

C’est ainsi qu’il gisait, lui, le poète de l’Énéide, lui, Publius Virgilius Maro, il gisait la conscience amoindrie, presque honteux de son impuissance, presqu’en colère de ce destin, et il fixait des yeux la rondeur nacrée de la coupe céleste. Pourquoi avoir cédé aux instances d’Auguste ? Pourquoi avoir quitté Athènes ? Disparue l’espérance de voir s’achever l’Énéide sous le ciel pur et sacré d’Homère, disparue l’espérance de commencer alors une immense nouveauté, l’espérance d’une vie écartée de l’art, affranchie des travaux poétiques, consacrée à la philosophie et à la science dans la ville de Platon, disparue l’espérance de fouler encore une fois la terre d’Ionie, oh, disparue l’espérance du miracle de la connaissance et du salut dans la connaissance ! 

Pourquoi y avait-il renoncé ? Volontairement ? Non ! Il y avait eu comme un ordre de ces puissances du Destin qui ne se laissent pas chasser, qui jamais ne disparaissent complètement, même si pour un temps elles s’enfoncent dans le royaume du Souterrain, de l’invisible, de l’inaudible, tout en restant présentes et entières, – en restant une menace insondable de forces auxquelles on ne peut jamais se dérober, auxquelles on doit toujours se soumettre ; c’était le Destin. Il s’était laissé pousser par le Destin, et le Destin le poussait vers sa fin. Sa vie avait-elle jamais été autrement façonnée ? Avait-il jamais vécu autrement ? La conque nacrée du ciel, l’océan printanier, la mélodie des montagnes, et celle qui chantait douloureusement dans sa poitrine, la flûte du Dieu, avaient-ils jamais été pour lui autre chose qu’une manifestation qui, comme une sorte de vaisseau des sphères, l’accueillerait bientôt pour le transporter dans l’infini ? 

Ah ! il était paysan de naissance, un paysan aimant la paix de l’existence terrestre, à qui aurait convenu une vie simple et assurée dans la communauté rurale, à qui son ascendance aurait dû accorder de pouvoir, de devoir rester sédentaire, et qui, obéissant à un destin supérieur, sans s’être détaché de son pays natal, n’y avait pas été maintenu ; il avait été déporté au loin, loin de la communauté, il avait pénétré dans la solitude la plus nue, la plus féroce, la plus sauvage du tourbillon des hommes, il avait été chassé de la simplicité de son origine, chassé au large vers une complexité toujours plus grande : et qu’en était-il résulté d’autre qu’un accroissement et un élargissement de la distance qui le séparait de sa propre vie ? – car en vérité seule cette distance avait augmenté ; il n’avait fait que marcher au bord de ses champs, il n’avait fait que vivre au bord de sa vie ; il était devenu un être inquiet, fuyant, cherchant la mort, cherchant, fuyant le travail, un être d’amour et pourtant un être traqué, un être errant parmi les passions du monde intérieur et du monde extérieur, un invité de sa propre vie. 

Et aujourd’hui que, presque au bout de ses forces, au bout de sa fuite, au bout de sa quête, il s’était frayé une route et qu’il était prêt au départ, qu’il s’était frayé une route pour prendre le départ et qu’il était prêt à supporter la suprême solitude, à fouler la route intérieure qui y ramène, voilà que le Destin et ses puissances s’étaient encore emparés de lui, lui avaient encore interdit la simplicité, le retour à son origine, et le monde intérieur, – voilà qu’ils avaient à nouveau fait dévier son chemin de retour, qu’ils avaient incurvé sa route vers la complexité du monde extérieur et l’avaient reconduit de force vers la malédiction qui avait assombri toute sa vie, si bien qu’on eût dit que l’unique simplicité que le destin lui gardait en réserve, c’était la simplicité de la mort. 

Au-dessus de lui, les vergues grinçaient dans les cordages, et dans les intervalles, il entendait la souple vibration des voiles, le glissement de l’écume le long de la quille et la cascade argentée qui jaillissait à chaque levée des rames ; il entendait leur crissement pesant dans les tolets et le clapotis de leur entaille quand elles s’enfonçaient de nouveau, il sentait l’élan souple et régulier du navire à la cadence des centaines de rames, il voyait glisser la ligne frangée de blanc du rivage et il pensait aux corps enchaînés des galériens silencieux dans l’entrepont étouffant, parcouru de courants d’air, empuanti et plein d’un grondement de tonnerre. Le même grondement sourd, rythmique et saccadé, environné d’un jaillissement d’argent, lui parvenait des deux navires voisins, du plus proche et de l’avant-dernier, comme un écho qui s’entendait sur tous les océans, et auquel tous les océans répondaient, car partout ils naviguaient ainsi chargés d’hommes, chargés d’armes, chargés de grains et de froment, chargés de marbre, d’huile, de vin, d’épices, d’esclaves ; partout la navigation qui échange et trafique, l’une des pires corruptions du monde. 

Ici, à vrai dire, ce n’étaient pas des marchandises, mais des panses qu’on transportait, c’étaient les gens de la cour, ce qui n’est pas peu dire : tout l’arrière du bateau jusqu’à la poupe était réservé à leur nourriture ; dès le petit matin résonnaient des bruits de table et, continuellement, des bandes d’affamés assiégeaient la salle à manger, guettant une place libre à un triclinium, prêts à écarter leurs rivaux pour s’y précipiter, avides de s’y étendre eux-mêmes pour enfin commencer ou recommencer à festoyer. Les serveurs, de jeunes gaillards alertes, vêtus avec élégance, – parmi lesquels beaucoup de jolis mignons, – enlaidis en ce moment par la transpiration et le surmenage, n’arrivaient pas à reprendre haleine, et leur chef, un regard froid au coin des yeux, mais un perpétuel sourire sur les lèvres et la main courtoisement offerte aux pourboires, les poussait de droite et de gauche, se précipitait lui-même d’un bout du pont à l’autre, car, outre le service du banquet, il fallait encore s’occuper de ceux qui, – chose assez étrange, – paraissaient déjà rassasiés et se distrayaient d’autre façon : certains se promenant, les mains croisées sur leur ventre ou sur leur postérieur, d’autres, en revanche, discutant avec de grands gestes, certains sommeillant — ou ronflant sur leur couche, la toge rejetée sur le visage, d’autres assis devant une table de jeu ; 

il fallait sans cesse qu’on les servît, qu’on s’empressât autour d’eux, en leur présentant sur de grands plateaux d’argent de petites collations qu’on faisait circuler d’un bout du pont à l’autre, car leur faim pouvait à chaque instant se réveiller, d’autant plus qu’ils étaient constamment la proie d’un désir glouton qui marquait d’une manière indélébile et sans équivoque les visages de tous, des bien-nourris et des maigres, des lents et des vifs, de ceux qui marchaient et de ceux qui étaient assis, de ceux qui étaient éveillés et de ceux qui dormaient, visages parfois taillés au ciseau, parfois modelés avec un relief plus ou moins accusé, avec plus ou moins de méchanceté ou de bonhomie, avec une expression de loup, de renard, de chat, de perroquet, de cheval, de requin, mais toujours tournés vers un seul but qui n’était qu’une jouissance immonde fermée sur elle-même, avide d’une possession insatiable, avide de trafics, avide d’argent, de chargés et d’honneurs, avide de l’inactivité affairée de la richesse.

 Partout, il y en avait un qui fourrait quelque chose dans sa bouche, partout couvait la concupiscence, partout couvait l’avidité, une avidité égoïste, prête à dévorer, dévorant tout ; son haleine envahissait le pont, était transportée au rythme des rames et on ne pouvait y échapper, on ne pouvait la supprimer. Le bateau tout entier était environné des souffles de l’avidité. Oh ! ils méritaient d’être représentés une bonne fois au naturel ! Il eût fallu leur consacrer un chant de cupidité ! Mais à quoi bon ? Le poète ne peut rien, il ne peut éviter aucun mal ; on ne l’écoute que lorsqu’il glorifie le monde, mais non quand il le représente tel qu’il est. Le mensonge seul procure la gloire, non la connaissance ! 

Et serait-il concevable qu’une autre efficacité, meilleure, fût réservée à l’Énéide ! Hélas, on la célébrera, parce que jusqu’à présent tout ce qu’il a écrit a été célébré, et aussi parce qu’on n’y glanera que l’agréable, et parce qu’il n’y a aucun danger ni aucune chance que des exhortations puissent être écoutées ; hélas, il lui était interdit de s’illusionner ou de se laisser bercer d’illusions, car il ne connaissait que trop ce public, pour qui le dur labeur du poète comme celui du galérien n’est qu’un objet de jouissance, un tribut dû au jouisseur, un tribut dont la jouissance lui revient, librement acceptée, qui ne voit pas et qui ne veut pas voir, chez l’un comme chez l’autre, que le tourment explorateur propre au poète, et le dur travail de l’esclave au fond du navire sont chargés de la même amertume : on ne s’en aperçoit pas et on ne veut pas s’en apercevoir. 

D’ailleurs, ce n’étaient pas uniquement des parasites qui fainéantaient et se gobergeaient autour de lui, même si Auguste était forcé d’en tolérer autant dans son entourage ; non, beaucoup d’entre eux avaient déjà accompli toutes sortes d’actions méritoires et profitables, mais à la faveur des loisirs du voyage, ils avaient presque entièrement dépouillé ce qu’ils étaient ailleurs, trouvant une entière jouissance à se dénuder, et seule était restée intacte leur arrogance aveugle dans les ténèbres de l’avidité, dans l’assoupissement ténébreux gorgé d’avidité. En bas, dans la pénombre, par secousses régulières, par secousses grandioses et sauvages, par secousses bestiales inhumaines et néanmoins domestiquées, s’accomplissait le travail de la masse ramante.

 Ceux d’en bas ne le comprenaient pas et ne se soudaient pas de lui, ceux d’en haut affirmaient qu’ils le respectaient, et même ils le croyaient ; cependant, quoi qu’il en fût, qu’ils prétendissent aimer ses œuvres en faisant mentir leur vrai goût, ou que, d’une façon non moins mensongère, ils lui affirmassent leur dévouement parce qu’il était l’ami de César, lui, Publius Virgilius Maro n’avait rien de commun avec eux, bien que le Destin l’eût poussé dans leur cercle ; ils le dégoûtaient, et si la brise côtière, saluant à l’avance le coucher du soleil, ne s’était pas levée, si elle n’avait pas balayé du navire la puanteur de festin et de cuisine, il aurait eu un nouvel accès de mal de mer. Il s’assura que le coffre contenant le manuscrit de l’Énéide était intact à côté de lui, et regardant en clignant des yeux l’astre qui s’enfonçait profondément à l’ouest, il tira son manteau jusqu’au visage ; il était gelé.

De temps en temps, il avait envie de se retourner vers la bruyante meute humaine derrière lui, presque curieux de tout ce qu’ils allaient encore faire ; mais il ne bougea pas, il était préférable de ne pas bouger, et même il lui semblait de plus en plus que ce regard en arrière lui était expressément interdit. (...)

Oh ! comme il sentait un désir irrefréné d’étendre les mains vers ces rives, hélas, si éloignées, de plonger la main dans l’opacité des arbustes, de sentir entre ses doigts le feuillage, engendré de la terre, de l’y tenir à jamais, – le désir tressaillait dans ses mains, tressaillait dans ses doigts ; – tant était irrésistible son envie des feuilles vertes, de leur tige flexible, du doux tranchant de leurs bords, de leur tissu dur et vivant : il les sentait avec nostalgie, quand il fermait les yeux, et c’était une nostalgie purement sensuelle, d’une sensualité naïve, empoignante, comme ses poings virils de paysan aux os grossiers, une nostalgie riche en délectation et en sensations, comme leurs attaches fines et la subtilité presque féminine de leurs nerfs ; oh ! gazon, oh ! feuillage, oh ! écorce lisse et écorce rugueuse, palpitation vivante du bourgeonnement, incarnation multiple et ramifiée de l’obscurité terrestre ! 

Oh ! main, qui sent, qui touche, qui reçoit, qui enferme, oh ! doigts et pointes des doigts, rudes, délicats et tendres, peau vivante, enveloppe suprême de l’obscurité de l’âme, toute grande ouverte lorsqu’on lève les mains ! Toujours, il avait senti cette pulsation étrange, presque volcanique dans ses mains, toujours l’avait accompagné le pressentiment d’une étrange vie personnelle de ses mains, pressentiment à qui, une fois pour toutes, il avait interdit de franchir le seuil de la connaissance, comme si un danger confus le guettait dans cette connaissance, et lorsque, ainsi qu’il en avait l’habitude, et qu’il le faisait en ce moment, il tournait la chevalière qu’il portait au doigt de sa main droite, et qui était si finement travaillée qu’on pouvait presque la trouver un peu féminine, il lui semblait qu’il pouvait conjurer par là le désir de ses mains et les amener en quelque sorte à se dominer elles-mêmes, en apaisant leur angoisse, l’angoisse nostalgique de mains paysannes qui ne devaient jamais plus saisir la charrue, ni la semence, et qui avaient donc appris à saisir l’insaisissable. 

C’était comme s’il apaisait le pressentiment angoissé de ses mains, dont la volonté de créer, frustrée de la terre, n’avait plus rien conservé que leur vie propre dans le Tout insaisissable, ses mains menacées et menaçantes, plongeant si profondément dans le Néant et sentant à tel point les dangers qu’il recélait, que ce pressentiment angoissé, en quelque sorte sublimé, devenait un effort irrésistible, un effort pour conserver l’unité de la vie humaine, pour préserver l’unité de la nostalgie humaine, en prévenant ainsi son éparpillement en vies fragmentaires, rendues petites parleurs petites nostalgies ; car insuffisante est la nostalgie des mains, la nostalgie de l’œil, quand seul est suffisant le désir du cœur et de la pensée dans leur communauté, le désir total contemplant, écoutant, touchant, respirant l’infini du monde extérieur et intérieur dans une unité faite d’une double pulsation. C’est seulement à cette totalité qu’il est accordé de surmonter l’aveuglement trouble et sans espoir du morcellement angoissé, c’est seulement en elle que se manifeste le double épanouissement depuis les racines existentielles de la connaissance, et c’était justement cela qu’il pressentait et avait toujours pressenti. Oh ! nostalgie de celui qui n’est toujours qu’un étranger, nostalgie de l’homme qui ne peut jamais être rien d’autre qu’un étranger, nostalgie de l’homme ! 

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