lundi 1 avril 2019

Préface à " Madame Edwarda " par Pierre Angélique pseudonyme de Georges Bataille ( 1941 )

Si lhomme a besoin du mensonge, après tout, libre à lui ! Lhomme, qui, peut-être, a sa fierté, est noyé par la masse humaine... Mais enfin : je noublierai jamais ce qui se lie de violent et de merveilleux à la volonté douvrir les yeux, de voir en face ce qui arrive, ce qui est. Et je ne saurais pas ce qui arrive, si je ne savais rien du plaisir extrême, si je ne savais rien de lextrême douleur !
Entendons-nous. Pierre Angélique a soin de le dire : nous ne savons rien et nous sommes dans le fond de la nuit. Mais au moins pouvons-nous voir ce qui nous trompe, ce qui nous détourne de savoir notre détresse, de savoir, plus exactement, que la joie est la même chose que la douleur, la même chose que la mort.


Lauteur de Madame Edwarda a lui-même attiré lattention sur la gravité de son livre. Néanmoins, il me semble bon dinsister, en raison de légèreté avec laquelle il est dusage de traiter les écrits dont la vie sexuelle est le thème. Non que jaie lespoir – ou lintention – d’y rien changer. Mais je demande au lecteur de ma préface de réfléchir un court instant sur lattitude traditionnelle à légard du plaisir (qui, dans le jeu des sexes, atteint la folle intensité) et de la douleur (que la mort apaise, il est vrai, mais que dabord elle porte au pire). Un ensemble de conditions nous conduit à nous faire de lhomme (de lhumanité) ? une image également éloignée du plaisir extrême et de lextrême douleur : les interdits les plus communs frappent les uns la vie sexuelle et les autres la mort, si bien que lune et lautre ont formé un domaine sacré, qui relève de la religion. 

Le plus pénible commença lorsque les interdits touchant les circonstances de la disparition de lêtre reçurent seuls un aspect grave et que ceux qui touchaient les circonstances de lapparition – toute lactivité génétique – ont été pris à la légère. Je ne songe pas à protester contre la tendance profonde du grand nombre : elle est lexpression du destin qui voulut lhomme riant de ses organes reproducteurs. Mais ce rire, qui accuse lopposition du plaisir et de la douleur (la douleur et la mort sont dignes de respect, tandis que le plaisir est dérisoire, désigné au mépris), en marque aussi la parenté fondamentale. Le rire nest plus respectueux, mais cest le signe de lhorreur. Le rire est lattitude de compromis quadopte lhomme en présence dun aspect qui répugne, quand cet aspect ne paraît pas grave. Aussi bien lérotisme envisagé gravement, tragiquement, représente un entier renversement.

Je tiens dabord à préciser à quel point sont vaines ces affirmations banales, selon lesquelles linterdit sexuel est un préjugé, dont il est temps de se défaire. La honte, la pudeur, qui accompagnent le sentiment fort du plaisir, ne seraient elles-mêmes que des preuves dinintelligence. Autant dire que nous devrions faire table rase et revenir au temps de lanimalité, de la libre dévoration et de lindifférence aux immondices. Comme si lhumanité entière ne résultait pas de grands et violents mouvements dhorreur suivie dattrait, auxquels se lient la sensibilité et lintelligence. Mais sans vouloir rien opposer au rire dont lindécence est la cause, il nous est loisible de revenir – en partie – sur une vue que le rire seul introduisit.

Cest le rire en effet qui justifie une forme de condamnation déshonorante. Le rire nous engage dans cette voie où le principe dune interdiction, de décences nécessaires, inévitables, se change en hypocrisie fermée, en incompréhension de ce qui est en jeu. Lextrême licence liée à la plaisanterie saccompagne dun refus de prendre au sérieux – jentends: au tragique – la vérité de lérotisme.
La préface de ce petit livre où lérotisme est représenté, sans détour, ouvrant sur la conscience dune déchirure, est pour moi loccasion dun appel que je veux pathétique. Non quil soit à mes yeux surprenant que lesprit se détourne de lui-même et, pour ainsi dire se tournant le dos, devienne dans son obstination la caricature de sa vérité. 

Si lhomme a besoin du mensonge, après tout, libre à lui ! Lhomme, qui, peut-être, a sa fierté, est noyé par la masse humaine... Mais enfin : je noublierai jamais ce qui se lie de violent et de merveilleux à la volonté douvrir les yeux, de voir en face ce qui arrive, ce qui est. Et je ne saurais pas ce qui arrive, si je ne savais rien du plaisir extrême, si je ne savais rien de lextrême douleur !
Entendons-nous. Pierre Angélique a soin de le dire : nous ne savons rien et nous sommes dans le fond de la nuit. Mais au moins pouvons-nous voir ce qui nous trompe, ce qui nous détourne de savoir notre détresse, de savoir, plus exactement, que la joie est la même chose que la douleur, la même chose que la mort.

Ce dont ce grand rire nous détourne, que suscite la plaisanterie licencieuse, est lidentité du plaisir extrême et de lextrême douleur : lidentité de lêtre et de la mort, du savoir sachevant sur cette perspective éclatante et de lobscurité définitive. De cette vérité, sans doute, nous pourrons finalement rire, mais cette fois dun rire absolu, qui ne sarrête pas au mépris de ce qui peut être répugnant, mais dont le dégoût nous enfonce.
Pour aller au bout de lextase où nous nous perdons dans la jouissance, nous devons toujours en poser limmédiate limite : cest lhorreur. Non seulement la douleur des autres ou la mienne propre, approchant du moment où lhorreur me soulèvera, peut me faire parvenir à létat de joie glissant au délire, mais il nest pas de forme de répugnance dont je ne discerne laffinité avec le désir. Non que lhorreur se confonde jamais avec lattrait, mais si elle ne peut linhiber, le détruire, lhorreur renforce lattrait ! Le danger paralyse, mais moins fort, il peut exciter le désir. Nous ne parvenons à lextase, sinon, fût-elle lointaine, dans la perspective de la mort, de ce qui nous détruit.

Un homme diffère dun animal en ce que certaines sensations le blessent et le liquident au plus intime. Ces sensations varient suivant lindividu et suivant les manières de vivre. Mais la vue du sang, lodeur du vomi, qui suscitent en nous lhorreur de la mort, nous font parfois connaître un état de nausée qui nous atteint plus cruellement que la douleur. Nous ne supportons pas ces sensations liées au vertige suprême. Certains préfèrent la mort au contact inoffensif. Il existe un domaine où la mort ne signifie plus seulement la disparition, mais le mouvement intolérable où nous disparaissons malgré nous, alors quà tout prix, il ne faudrait pas disparaître. 

Cest justement cet à tout prix, ce malgré nous, qui distinguent le moment de lextrême joie et de lextase innommable mais merveilleuse. Sil nest rien qui ne nous dépasse, qui ne nous dépasse malgré nous, devant à tout prix ne pas être, nous natteignons pas le moment insensé auquel nous tendons de toutes nos forces et quen même temps nous repoussons de toutes nos forces.
Le plaisir serait méprisable sil nétait ce dépassement atterrant, qui nest pas réservé à lextase sexuelle, que les mystiques de différentes religions, quavant tout les mystiques chrétiens ont connu de la même façon. Lêtre nous est donné dans un dépassement intolérable de lêtre, non moins intolérable que la mort. Et puisque, dans la mort, en même temps quil nous est donné, il nous est retiré, nous devons le chercher dans le sentimentde la mort, dans ces moments intolérables où il nous semble que nous mourons, parce que lêtre en nous nest plus là que par excès, quand la plénitude de lhorreur et celle de la joie coïncident.

Même la pensée (la réflexion) ne sachève en nous que dans lexcès. Que signifie la vérité, en dehors de la représentation de lexcès, si nous ne voyons ce qui excède la possibilité de voir, ce quil est intolérable de voir, comme, dans lextase, il est intolérable de jouir? si nous ne pensons ce qui excède la possibilité dépenser...?

À lissue de cette réflexion pathétique, qui, dans un cri, sanéantit elle-même en ce quelle sombre dans lintolérance delle- même, nous retrouvons Dieu. Cest le sens, cest lénormité, de ce livre insensé : ce récit met enjeu dans la plénitude de ses attributs, Dieu lui-même ; et ce Dieu, néanmoins, est une fille publique, en tout pareille aux autres. Mais ce que le mysticisme na pu dire (au moment de le dire, il défaillait), lérotisme le dit : Dieu nest rien sil nest pas dépassement de Dieu dans tous les sens ; dans le sens de lêtre vulgaire, dans celui de lhorreur et de limpureté ; à la fin, dans le sens de rien... Nous ne pouvons ajouter au langage impunément le mot qui dépasse les mots, le mot Dieu ; dès linstant où nous le faisons, ce mot se dépassant lui-même détruit vertigineusement ses limites. Ce quil est ne recule devant rien, il est partout où il est impossible de lattendre : lui-même est une énormité

Quiconque en a le plus petit soupçon, se tait aussitôt. Ou, cherchant lissue, et sachant quil senferre, il cherche en lui ce qui, pouvant lanéantir, le rend semblable à rien. Dans cette inénarrable voie où nous engage le plus incongru de tous les livres, il se peut cependant que nous fassions quelques découvertes encore.
Par exemple, au hasard, celle du bonheur...
La joie se trouverait justement dans la perspective de la mort (ainsi est-elle masquée sous laspect de son contraire, la tristesse).

Je ne suis en rien porté à penser que lessentiel en ce monde est la volupté. Lhomme nest pas limité à lorgane de la jouissance. Mais cet inavouable organe lui enseigne son secret. Puisque la jouissance dépend de la perspective délétère ouverte à lesprit, il est probable que nous tricherons et que nous tenterons daccéder à la joie tout en nous approchant le moins possible de lhorreur. Les images qui excitent le désir ou provoquent le spasme final sont extraordinairement louches, équivoques : si cest lhorreur, si cest la mort quelles ont en vue, cest toujours dune manière sournoise. Même dans la perspective de Sade, la mort est détournée sur l’autre, et l’autre est tout dabord une expression délicieuse de la vie. 

Le domaine de lérotisme est voué sans échappatoire à la ruse. Lobjet qui provoque le mouvement dEros se donne pour autre quil nest. Si bien quen matière dérotisme, ce sont les ascètes qui ont raison. Les ascètes disent de la beauté quelle est le piège du diable: la beauté seule, en effet, rend tolérable un besoin de désordre, de violence et dindignité qui est la racine de lamour. Je ne puis examiner ici le détail de délires dont les formes se multiplient et dont lamour pur nous fait connaître sournoisement le plus violent, qui porte aux limites de la mort lexcès aveugle de la vie. Sans doute la condamnation ascétique est grossière, elle est lâche, elle est cruelle, mais elle saccorde au tremblement sans lequel nous nous éloignons de la vérité de la nuit. Il nest pas de raison de donner à lamour sexuel une éminence que seule a la vie tout entière, mais si nous ne portions la lumière au point même où la nuit tombe, comment nous saurions-nous, comme nous le sommes, faits de la projection de lêtre dans lhorreur ? sil sombre dans le vide nauséeux quà tout prix il devait fuir... ?

Rien, assurément, nest plus redoutable ! À quel point les images de lenfer aux porches des églises devraient nous sembler dérisoires! Lenfer est lidée faible que Dieu nous donne volontairement de lui-même ! Mais à léchelle de la perte illimitée, nous retrouvons le triomphe de lêtre – auquel il ne manqua jamais que de saccorder au mouvement qui le veut périssable. Lêtre sinvite lui-même à la terrible danse, dont la syncope est le rythme danseur, et que nous devons prendre comme elle est, sachant seulement lhorreur à laquelle elle s’accorde. Si le cœur nous manque, il nest rien de plus suppliciant. Et jamais le moment suppliciant ne manquera: comment, sil nous manquait, le surmonter ? Mais lêtre ouvert – à la mort, au supplice, à la joie sans réserve, lêtre ouvert et mourant, douloureux et heureux, paraît déjà dans sa lumière voilée : cette lumière est divine. Et le cri que, la bouche tordue, cet être tord peut-être mais profère, est un immense alléluia, perdu dans le silence sans fin.

Georges BATAILLE


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