jeudi 7 mars 2019

" Socrate par Xénophon, le démon de la tempérance " par Jean-François Mattéi

Si Socrate préférait la tempérance à toute autre vertu, c’est parce qu’elle était le signe divin qui lui permettait d’accéder au bien. « N’est-ce pas un devoir, pour quiconque regarde la tempérance comme la base de la vertu, de l’affermir d’abord dans son âme ? Sans elle, comment apprendre le bien et le pratiquer dignement ? » 

On peut hésiter entre Xénophon et Platon, mais chaque lecteur choisira le Socrate qui lui convient en fonction d’un critère décisif. Si Platon fut celui qui a élevé le regard du philosophe de la terre vers le ciel, Xénophon, selon l’image de Cicéron, a été celui qui a ramené la philosophie du ciel sur la terre.



Né dans le dème d’Erkhia, près d’Athènes, vers 430 av. J.-C., mort vers 355 à Corinthe, Xénophon fut un personnage aux dons multiples. Mercenaire chez les Perses ; grand chasseur et épris de l’art équestre auxquels il consacra des ouvrages ; historien, mais aussi théoricien de la guerre ; spécialiste de l’administration des domaines avec son Économique (Oikonomikós), qui sera traduit par Cicéron ; biographe du roi de Sparte, Agésilas II, dans l’Agysílaos,et du roi de Perse, Cyrus le jeune, dans la Cyropédie (Kúrou Paideías) ;

 philosophe, enfin, à ses heures perdues avec Hiéron (Iéron), son traité sur la tyrannie, il fut un disciple majeur de Socrate qu’il rencontra à l’âge de vingt ans. Il lui consacra quatre « écrits socratiques », ou lógoi sokratikoí : Les Mémorables (Apomnêmoneúmata Sôkrátous), l’Apologie de Socrate (Apología Sokrátous), Le Banquet (Sumpósion)ainsi que l’Économique. Il explique son projet novateur de mémorialiste au chapitre III du livre premier des Mémorables : 

« Comment Socrate me paraissait rendre service à ses disciples, soit en se montrant dans la pratique tel qu’il était réellement, soit en conversant avec eux, c’est ce que je vais écrire en recueillant de mon mieux mes souvenirs, apomnêmoneumata ».
  
Après la tyrannie des Trente et la restauration de la démocratie à Athènes, Xénophon s’engagea dans l’armée de Cyrus le Jeune qui combattait son frère Atarxerxès II et participa à la bataille de Counaxa. À la mort du roi, tué dans l’affrontement, Xénophon fut nommé commandant des mercenaires grecs avec la charge de les ramener en Grèce du lointain des plaines du Tigre et de l’Euphrate. Ce retour des Dix mille, dont il fut le chroniqueur, contribuera à sa gloire posthume. Son Anabase (Anábasis), récit de l’ascensiondes Hauts plateaux anatoliens, raconte la retraite de ses soldats et leur cri de victoire – Thálassa ! Thálassa !– lorsqu’ils aperçurent la mer au sortir des montagnes. 

Mal reçu par ses compatriotes à Athènes, Xénophon s’engagea dans les troupes du roi de Sparte Agésilas II qui combattait les Perses. Mais Athènes étant devenue l’alliée de la Perse, il fut banni de sa cité natale et dépossédé de ses richesses. Il passera ensuite vingt ans à Scillonte en Élide où il rédigera ses principaux ouvrages. Bien que son bannissement ait été levé, il ne rentrera jamais à Athènes et finira sa vie à Corinthe sans que l’on connaisse d’autres détails. (...)

S’il reste peu connu du grand public, Xénophon n’a pas toujours une grande considération dans les milieux philosophiques. La réticence est toujours la même, du moins depuis Schleiermacher, le théologien protestant allemand qui redécouvrit les œuvres de Platon au début du XIXe siècle, mais qui, du même coup, mit le rival de l’auteur de La Républiquedans l’ombre. L’enjeu de cette rivalité posthume n’était autre que Socrate. Chacun sait que Socrate n’avait rien écrit et que sa personnalité, comme son enseignement, a été connue de la postérité par l’intermédiaire de Platon, de Xénophon, et d’Aristophane, ses contemporains, (...)

Mais, en dehors du portrait d’Aristophane, qui est une caricature, les seuls témoignages recevables du vivant de Socrate sont ceux de Platon et de Xénophon. 
La célèbre « question socratique », apparue avec l’article de Schleiermacher en 1815, « La valeur de Socrate en tant que philosophe », met donc aux prises les deux portraits du maître de Platon et de l’ami de Xénophon. Il va sans dire que si le portrait du premier a été idéalisé, et encensé, par la tradition platonicienne, le portrait du second a été déréalisé, et critiqué, par cette même tradition. Schleiermacher fondait d’abord sa critique sur le fait que Xénophon, ce cavalier parti d’un si bon pas, n’était pas un philosophe, mais un soldat et un politicien, étranger aux spéculations les plus hautes, en l’occurrence celles que l’on trouve chez Platon.

 Pour le dire en termes modernes, le Socrate de Xénophon n’a pas la tête physique, ni métaphysique, et il apparaît comme un moraliste estimable, mais peu original. C’est supposer d’emblée que le véritable Socrate est le Socrate platonicien, celui qui, pourtant, à la suite d’une lecture du Lysis, s’étonnait des « faussetés » que Platon aurait dites sur lui. Et Diogène Laërce d’ajouter ce trait : « De fait, Platon a consigné par écrit un nombre non négligeable de choses que Socrate n’a pas dites ». (...)

Schleiermacher adressait une seconde critique au témoignage de Xénophon sur Socrate. Son portrait du personnage aurait été trop conventionnel afin de l’accorder au mode de vie des Athéniens et le défendre ainsi contre l’accusation d’impiété. La dimension subversive de Socrate, présente dans la négativité de sa dialectique, thème que reprendra Nietzsche mais cette fois pour accuser Socrate, et non Platon, disparaîtrait au profit d’une soumission à l’ordre moral de la cité. Si le Socrate de Platon se montrait révolutionnaire au point d’instaurer une coupure dans l’histoire de la pensée, désormais scindée en penseurs pré-socratiqueset penseurs post-socratiques, le Socrate de Xénophon serait conservateur, comme Xénophon lui-même. 

Ce dernier n’avait jamais caché ses choix aristocratiques et son hostilité pour la démocratie athénienne contre laquelle il se battra à Coronée, en allié de Sparte, avant d’être banni de sa cité natale. 

Cette critique moderne du portrait de Socrate par Xénophon, même si elle contient une part de vérité, néglige le fait que, à l’époque de Socrate, l’image du philosophe n’était pas encore fixée comme elle le sera pour nous après l’avènement du platonisme. C’est Platon, comme le répète à l’envi Nietzsche, qui a imposé à la tradition ultérieure le portrait du philosophe, celui d’un Socrate idéalisé, au détriment de la tradition classique de l’hellénisme fondée sur le « salut commun » et la « purification générale » des citoyens. Platon aurait inversé « le cours puissant de la civilisation grecque » en mettant au premier plan le salut individuel de l’âme telle que le symbolise le destin de Socrate, mis à mort par sa cité. « Le philosophe protège et défend sa patrie. Or, désormais, depuis Platon, le philosophe est en exil et conspire contre sa patrie. (...)

Xénophon, pour sa part, insiste davantage sur l’egkráteia ou la sophrosúne de Socrate, les deux termes pouvant se rendre par « tempérance » ou par « modération ». Sa figure de Socrate est celle d’un homme parvenu à la pleine maîtrise de soi, sans la rigueur ou la raideur stoïcienne, parce que son démon le tempère en toutes choses, qu’il s’agisse de nourriture, de boisson, de vêtement, de sommeil ou d’amour. Si Socrate préférait la tempérance à toute autre vertu, c’est parce qu’elle était le signe divin qui lui permettait d’accéder au bien. « N’est-ce pas un devoir, pour quiconque regarde la tempérance comme la base de la vertu, de l’affermir d’abord dans son âme ? Sans elle, comment apprendre le bien et le pratiquer dignement ? » 

On peut hésiter entre Xénophon et Platon, mais chaque lecteur choisira le Socrate qui lui convient en fonction d’un critère décisif. Si Platon fut celui qui a élevé le regard du philosophe de la terre vers le ciel, Xénophon, selon l’image de Cicéron, a été celui qui a ramené la philosophie du ciel sur la terre.





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