dimanche 17 mars 2019

" Nellie Bly, voyageuse de génie et pionnière du journalisme d’investigation " par Olivier Favier

« Seul un homme peut le faire », répète la direction du New York World à Nellie Bly alors qu’elle s’est mise en tête de faire le tour du monde en moins de 80 jours. « Très bien, répond-elle en colère. Trouvez votre homme et je commencerai le même jour pour un autre journal et je le battrai. »

  D’allure fragile, celle qu’on surnommait Pinkie dans son enfance pour son goût immodéré du rose, cache en fait une combattante et une innovatrice invétérée.


Lorsque le Pittsburgh dispatch publie un article à la misogynie sans faille intitulé « À quoi servent les jeunes filles », le sang d’Elisabeth ne fait qu’un tour. Elle a perdu son père à l’âge de six ans. En tant qu’enfant d’un deuxième lit, elle a vu sa mère tenter de sauver sa famille par un remariage désastreux : tout riche qu’il soit, le beau-père est alcoolique et violent. Sans soutien familial, Elisabeth a dû renoncer à ses études. Aussi écrit-elle au journal une lettre virulente, mystérieusement signée « Une orpheline solitaire ».
Le directeur du journal ne la publie pas, mais ajoute un simple encart où il demande à rencontrer son autrice. Quand celle-ci se présente, il lui commande un article en rapport avec « la sphère féminine », qui paraît le 25 janvier 1885. Son succès lui vaut d’en écrire un deuxième sur un thème polémique, le divorce. La rédaction lui choisit un pseudonyme dont elle ne se départit plus : Nellie Bly, en écho à une chanson populaire vantant les bonheurs du foyer.
La première journaliste en immersion de la presse étasunienne
Elle a 21 ans. À la proposition suivante, une série d’articles sur les ouvrières de Pittsburgh, elle obtient un contrat. Les ventes du journal explosent, les pressions des industriels aussi. Le journal essaie de la confiner à des sujets moins sensibles, le théâtre, les arts, le jardinage, mais elle parvient à se faire embaucher dans une usine où elle fait son premier reportage infiltré, un genre inédit aux États-Unis.
Ces premiers succès lui permettent de partir en voyage au Mexique, l’année suivante. Elle y découvre un pays sans rapport avec les clichés répandus par ses voisins du Nord, mais commence aussitôt à se mêler de sujets qui fâchent. Après avoir dénoncé l’arrestation d’un journaliste, elle doit s’enfuir pour ne pas subir le même sort. Le retour à Pittsburgh confirme son ennui.
Elle s’installe à New York en mai 1887. Elle cherche par tous les moyens à se faire embaucher au New York World, le journal à sensation de Joseph Pulitzer, qui lui propose ceci : se faire interner à l’asile psychiatrique féminin de Blackwell’s Island et en sortir un reportage sur ce qu’elle aura vu. Le sujet est à la mode. Le New York World lui a déjà consacré deux éditoriaux et le New York Times publie des témoignages glaçants.
Mais Nellie ira plus loin en vivant la situation qu’elle entend dénoncer. Publié en six épisodes en octobre 1887, son reportage est rassemblé en volume au début de l’année suivante sous le titre 10 jours dans un asile. Le scandale est tel que le budget alloué aux prisons, hôpitaux et asiles, s’en trouve considérablement augmenté. En 1888 toujours, elle publie 6 mois au Mexique.
La première femme à faire le tour du monde en solitaire
Nellie veut désormais battre le record fictif de Phileas Fogg, et faire le tour du monde en moins de 80 jours. Elle n’emporte qu’une seule robe, un manteau, une valise et la somme nécessaire pour payer son voyage. Elle part le 14 novembre 1889. Jules Verne, qu’elle visite à Amiens, lui prédit un succès en 79 jours. Un journal rival, Cosmopolitan, dépêche Elisabeth Bisland dans l’espoir de lui voler la vedette, avec une idée simple : le voyage sera plus rapide en allant d’ouest en est.


Lorsqu’elle atteint San Francisco le 21 janvier, Nellie Bly a deux jours de retard sur le calendrier prévu. Mais Pulitzer loue un train privé et Nellie Bly atteint New York après un voyage de 72 jours, 6 heures, 11 minutes et 14 secondes. Sa rivale, dont elle n’a appris l’existence qu’à Hong Kong, est battue d’une journée. De l’autre côté de l’Atlantique, Jules Verne pousse des hourras. Elle est la première femme à avoir accompli un tour du monde en solitaire.
Célèbre, Nellie Bly quitte la rédaction. À sa suite, les stunt girls [les cascadeuses] ravissent la presse à sensation : Meg Merrilies plonge en scaphandre, devient l’assistante d’un dresseur de lions, se fait traverser le corps par une décharge électrique d’un million de volts et vêtue d’un gilet pare-balles, tirer dessus à la carabine Winchester. Mais Meg Merrilies n’est que le pseudonyme commun de plusieurs journalistes aisément remplaçables. Aucune d’elles ne sera en mesure de dicter son rythme ou ses désirs comme le fait Nellie Bly.
« Le meilleur reporter en Amérique »
Celle-ci continue de surprendre. Revenue au New York World en 1893, elle rencontre l’anarchiste Emma Goldman et la militante Susan B. Anthony, puis épouse en 1895 un homme d’affaires de 42 ans son aîné. Il décède en 1904, la laissant à la tête d’une grosse fabrique. Nellie dépose quantité de brevets, améliore comme nul autre les conditions de travail des ouvriers, mais n’a pas les dents longues. Alors que la guerre éclate en Europe, elle fait banqueroute et revient à ses premières amours. En Angleterre, elle suit le combat des suffragettes avant de couvrir le conflit à l’Est, depuis l’Autriche-Hongrie.
La défense des femmes, des enfants défavorisés et des travailleurs l’occupent entièrement après-guerre. À sa mort, en 1922, à l’âge de 57 ans, Arthur Brisbane, rédacteur en chef du New York Evening Journal et éditorialiste le plus influent de sa génération, rappelle brièvement ses exploits. Il salue surtout son courage et la justesse des causes qu’elle a défendues. Il a ces mots qui sont comme un trophée posthume à ses combats d’héroïne féministe : « Elle était le meilleur reporter en Amérique et c’est encore peu dire. »

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