samedi 8 décembre 2018

" Le Pays où l'on n'arrive jamais " par André Dhôtel

Et, surtout, ajoutez à votre collection, pour le prix dérisoire et supplémentaire de soixante-quatorze francs, cette cravate lumineuse, étincelante et phosphorescente qui est la découverte du siècle, et où vous pouvez voir le soleil au milieu de la nuit et les étoiles en plein jour

Mais quelles que soient les aventures nouvelles qui nous attendent en compagnie d’un cheval pie traversé par la foudre,

JAMAIS NOUS NE QUITTERONS LE GRAND PAYS.


Gaspard ne fut nullement frappé du fait que cette affaire d’enfant fuyard se poursuivait dans la région de Lominval. Il ne connaissait pas mieux Laifour qu’Anvers ou Revin. Un beau visage soudain lui apparaissait. Des yeux bleus, une chevelure étincelante, des vêtements pleins de grâce. Cela ne l’étonnait guère, mais il devinait dans ces yeux inconnus d’enfant je ne sais quelle flamme aiguë. Un enfant qui réussit à traverser toute la Belgique pour venir dans la grande forêt doit être animé d’une résolution étrange. Les raisons qui le poussaient, Gaspard ne s’en faisait aucune idée. Il imaginait simplement ces yeux bleus où il y avait comme une fissure éblouissante.(…)

Il se faisait cette réflexion tout en longeant les murs de l’église, lorsque de l’abri d’un contrefort s’élança soudain vers lui un enfant d’une quinzaine d’années qui ressemblait en tout point au portrait du communiqué. Pantalon gris, chemisette de laine. Dans le visage de l’enfant, amaigri et déchiré par les ronces, et qu’encadraient des cheveux en désordre, poussiéreux et d’un éclat magnifique, brillaient des yeux où filtrait une lumière d’une dureté angélique. Gaspard demeura stupéfait. L’enfant l’examinait avec attention et sembla même, en ces brefs instants, s’intéresser à Gaspard. Il allait parler lorsqu’une autre voix se fit entendre à dix pas de là. C’était la voix du garde champêtre :
« Voilà bien un quart d’heure que je te vois tourner autour de l’église. Tu n’échapperas pas, cette fois. » (…)

Les paroles qu’il avait entendues étaient tout à fait contradictoires. Certainement, elles ne pouvaient concerner que cet enfant qu’il avait vu, hagard et magnifique. Comment expliquer qu’il avait quitté son père pour rejoindre sa famille ? Peut-être que sa mère, pour quelque raison, avait dû s’éloigner de la maison ? Mais qu’il prétende en outre chercher son pays, cela n’avait pas de sens. Sur le signe du premier homme, Gaspard alla quérir le café. L’autre demanda un tilleul.
« C’est bien ce que je ne m’explique pas », disait justement le marchand d’engrais buveur de tilleul. « Comment peut-il chercher un pays ?
— Des idées d’enfant, dit l’autre.
— On croit toujours que les enfants n’ont pas d’idées », concluait le premier.
(…)

Il se recoucha. Il voyait les yeux bleus qui l’avaient regardé avec un air de subtile intelligence, et il lui semblait que ces yeux ne cesseraient plus de le regarder pendant des jours et même des années. Que lui voulait ce regard qui l’emplissait d’un élan d’amour ? Gaspard se leva de nouveau, après avoir attendu deux longues heures sans parvenir à trouver le sommeil. (…)

Au bout d’une heure peut-être, par une contradiction de la nature, ainsi qu’il arrive lorsqu’on décide de ne pas dormir, le sommeil gagna Gaspard. Sa tête alla cogner le gros tuyau de chauffage qui descendait le long du mur. Il se redressa, mais toutes les dix secondes sa tête heurtait brusquement le tuyau et il pensa qu’il n’y avait pas d’autre solution pour rester éveillé que de se tenir debout.

Comme Gaspard se redressait en s’appuyant au tuyau de chauffage, il sentit sous sa main un frémissement qui courait le long du tuyau. Il colla son oreille au tuyau et perçut des coups frappés avec régularité. « Si c’était lui ? » songea Gaspard. Quand les coups s’arrêtèrent, il frappa à son tour avec une clef qu’il sortit de sa poche, et, au bout d’un moment, il reçut la réponse. Il n’y avait rien à comprendre dans une réponse de ce genre, mais c’était une réponse. Gaspard exécuta avec sa clef un petit roulement sur le tuyau, et, peu de temps après, il perçut un roulement analogue. Il sut ensuite ce qu’il devait faire.
(…)

Gaspard tira doucement sur les rênes, de façon que le cheval ne s’engage pas sur la place. Le cheval se détourna de lui-même et passa dans la direction opposée, derrière les boutiques. Il s’arrêta enfin à côté de l’une d’elles qui était une simple tente dressée le long d’une caravane peinte en gris. Sur le côté de la tente et sur la caravane étaient inscrits deux mots qui étonnèrent les garçons, aussi bien qu’Hélène et Niklaas : deux mots en grandes lettres cursives d’un bleu sombre ; MAMAN JENNY.
* *
*
Ils descendirent de la voiture en hâte, sans se préoccuper du cheval, qui d’ailleurs resta tout à fait tranquille et inclina seulement la tête pour mordiller des brins de gazon entre les pavés. Ils contournèrent la tente et furent devant un petit éventaire où étaient alignés des gâteaux saupoudrés de sucre, des pains au lait, des crêpes et des gaufres. Sur le côté, des réchauds avec des moules, des poêles où grésillait la friture. Une femme, jeune encore, au beau visage, aux lourds cheveux blonds, attendait la clientèle. La femme avait des regards patients et simples. Dans ses-yeux bleus néanmoins brillait par instants cette même flamme dure qui avait surpris Gaspard quand il l’avait vue dans les yeux d’Hélène pour la première fois. Hélène s’était avancée en tremblant, tandis que les garçons et Niklaas demeuraient un peu à l’écart.
La femme ne prêta pas grande attention à ces clients éventuels, et elle parut ne s’intéresser nullement à Hélène. Elle avait baissé les yeux. Elle regarda enfin les mains 
d’Hélène.
« Le bracelet, dit Gaspard. Elle a vu le bracelet.
— Est-ce possible ? » murmura la femme.
Elle dit encore comme malgré elle :
« Le bracelet d’Hélène. »
Puis elle leva les yeux vers le visage d’Hélène. Toutes les deux restèrent immobiles et silencieuses un long moment.
« Ce bracelet…, dit encore la femme.
— Je l’avais quand j’étais malade à Stonne, dit Hélène avec une voix ardente.
— A Stonne, reprit la femme. Ce village s’appelait Stonne, c’est vrai. Moi-même j’étais mourante. »
Un long silence encore. Les quelques mots échangés donnaient à l’une comme à l’autre une preuve immédiate et irrécusable. Cependant elles hésitaient à se reconnaître. Elles éprouvaient le besoin de se contempler longuement. Les souvenirs d’Hélène restaient incertains sans aucun doute et, pour maman Jenny, Hélène avait tellement changé depuis le temps de la première enfance, qu’elle parvenait difficilement à retrouver les traits de sa fille. Il suffit de quelques années pour que les êtres les plus proches deviennent étrangers. Seuls les regards… Enfin maman Jenny souleva la toile de sa boutique et vint devant l’éventaire. Elle saisit les épaules d’Hélène dans ses mains.
« Est-ce possible ? dit-elle encore. Je crois que j’ai retrouvé ton regard. Et toi ?
— Ta voix », dit Hélène.
Elles s’embrassèrent. Pendant un long temps, elles semblèrent ne pouvoir dénouer leur étreinte.
« Viens dans ma caravane, dit maman Jenny. Il faut que nous parlions. Je t’attends depuis longtemps.
— Je te cherchais, dit Hélène.
— Tu me cherchais ! »
Niklaas et les garçons demeuraient à distance. Hélène les désigna.
« Avec eux, je te cherchais.
— Comment es-tu venue ici avec eux ? demanda maman Jenny.
— Par hasard, répondit Hélène.
— Montez, vous aussi, dans la voiture, dit maman Jenny. Il faut que nous partions. »
Ils contournèrent la tente de la boutique. Maman Jenny s’écria : 
« Le cheval pie, mon Dieu !
— Tu le connais ? demanda Hélène.
— Nous l’avions quand tu étais avec nous. C’était alors un jeune poulain, tu pourrais t’en souvenir. Je l’ai vendu il y a trois ans. Je ne pouvais plus le garder puisque je devais voyager avec cette voiture et cette caravane. Mais il n’a jamais voulu rester chez son nouveau propriétaire qui est un homme de Revin. Il se sauve au milieu des bois et il galvaude jusqu’à ce qu’il me retrouve dans la région. Je l’ai ramené plusieurs fois à Revin, mais il s’en va toujours. Ainsi il t’a conduite ici. De simples caprices, crois-le bien. Il est possédé par un feu qui n’est pas de ce monde. (...)

Hélène expliqua qu’elle avait rencontré beaucoup d’obstacles. Personne ne voulait la croire. Enfin elle parla du livre d’images où il y avait écrit : Maman Jenny au grand pays.
« Le grand pays ! s’écria maman Jenny. Toi et moi nous savions ce que cela signifiait. »
Hélène lui avoua qu’elle ne comprenait pas encore quel était le grand pays. Jenny la regarda longuement :
« Ce n’est pas étonnant que tu aies oublié cela. J’espérais que si tu l’avais oublié tu pourrais songer à moi.
— J’ai oublié, mais je désirais revoir toujours le grand pays, dit Hélène. Explique-moi. Où est ce pays ? »
Jenny demeura pensive quelques instants. Elle dit :
« Je t’expliquerai demain.
— Pourquoi demain ?
— Demain, reprit Jenny. Nous avons tant de choses encore à nous dire ce soir. Qui sont ceux-là ? »
Elle désignait Niklaas et Gaspard, ainsi que Jérôme et Ludovic qui venaient d’apparaître sur le seuil de la petite porte. Hélène expliqua ce qu’elle savait. Gaspard compléta l’histoire. Jenny voulut que rien ne fût passé sous silence, ni le voyage aux Bermudes, ni les fantaisies d’Emmanuel Residore. Quand on eut terminé par la dernière rencontre de Gaspard et d’Hélène avec Niklaas, dont la voiture avait versé sur le chemin de la forêt, Jenny conclut :
« Ce sont de bien belles histoires. Mais ne vas-tu pas regretter M. Drapeur et M. Residore ? Faut-il que tu aies abandonné pour moi de telles chances ? Ne valait-il pas mieux que tu poursuives une si belle carrière et que tu viennes me voir de temps à autre ? Qu’ai-je à te donner ?
— Je veux vivre chaque jour avec toi dans le grand pays, dit Hélène.
— Nous en parlerons demain », répondit encore Jenny.
La nuit était très avancée lorsqu’on eut épuisé toutes les questions sinon celle du grand pays. Gaspard apprit que ses propres parents se retrouvaient parfois sur les fêtes et sur les marchés avec Jenny, et que Mme Fontarelle avait prédit qu’Hélène reviendrait par une nuit d’été. Tout était changé vraiment. C’était une autre vie. (...)

En ces jours, en cet automne éblouissant des contrées du sud, Gaspard comprit donc l’éclat étrange des yeux d’Hélène, car lui-même, ainsi qu’elle le lui dit, eut cet éclat dans son regard. C’est sans doute le signe de l’étonnante et cruelle nostalgie qui fait désirer pour chacun une vie plus grande que les richesses, plus grande que les malheurs et que la vie même, et qui sépare en nous les pays que l’on a vus de ceux qu’on voudrait voir, Ardenne et Provence, Europe et Nouveau Continent, Grèce et Sibérie.

Maman Jenny devait sans cesse répéter que ce n’était pas tout.
« Ce n’est pas tout », clamait aussi M. Charles Fontarelle lorsqu’il s’adressait au public varié des villes en alignant des cravates sur ses avant-bras. « Ce n’est pas tout, car il faut enchaîner avec la vie. Ne m’achetez pas une cravate, mais dix cravates, mais vingt cravates, et vous serez toujours sûrs d’avoir une cravate à votre goût, même si vous avez choisi en dépit du bon sens. Et, surtout, ajoutez à votre collection, pour le prix dérisoire et supplémentaire de soixante-quatorze francs, cette cravate lumineuse, étincelante et phosphorescente qui est la découverte du siècle, et où vous pouvez voir le soleil au milieu de la nuit et les étoiles en plein jour. » 

Mais quelles que soient les aventures nouvelles qui nous attendent en compagnie d’un cheval pie traversé par la foudre, JAMAIS NOUS NE QUITTERONS LE GRAND PAYS.





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