S'il est un plan où je reconnais la supériorité absolue de la civilisation où je suis né, qui fait que j'y suis profondément attaché, c'est celui de la pensée scientifique.
Alors, que le XIXe siècle ait péché par excès d'enthousiasme, qu'il ait été un siècle scientiste ne me gène pas du tout. C'était, surtout, un siècle merveilleux, dans la mesure où restaient tant de domaines encore inexplorés qu'il suffisait de se baisser pour ramasser des trésors.
Cela est très biographique, et ce qui est biographique n'intéresse pas beaucoup les gens, en général. Disons que j'étais troublé, au cours de mes dernières années de lycée, de ne jamais entendre certains noms, ceux de Marx, de Proudhon, etc. Pendant les vacances - je devais avoir dans les 17 ans - j'ai rencontré un jeune socialiste belge, un ami d'amis. Je me suis ouvert à lui et comme il aspirait au rôle de théoricien dans le Parti ouvrier belge, il entreprit de m'endoctriner ou plus exactement, de me fournir des lectures. C'est donc sous son égide (ou sa férule) que j'ai commence à lire Marx et d'autres auteurs. (...)
- Vous étiez de gauche ...
- Oh ! J'étais ardemment de gauche.
- Comment s'est produit le changement ?
- Progressivement. D'abord, au cours des années d'expédition au Brésil ; puis, quand, pendant la guerre, j'ai été réfugié aux Etats-unis. A ce moment-la, le problème ne se posait plus dans les mêmes termes. On n'était plus tellement de gauche ou de droite. mais gaulliste ou vichyste. Au reste. j'étais complètement absorbé, mangé par mon travail théorique. Je me donnais énormément de mal pour étudier les dossiers ethnologiques ; j'avais le scrupule de ne pas écrire une ligne que je ne crusse bien fondée, alors que le jugement politique me paraissait à fleur de peau, ou viscéral, comme on voudra : en contradiction avec cette hygiène mentale. J'ajouterai encore ceci, qui est essentiel, peut-être : j'avais été pacifiste avant la guerre, et je m'étais trompé ; et, quand on s'est trompé si gravement, il n'y a qu'une conclusion à tirer : c'est qu'on n'a pas la tête politique. On ne se mêle plus de donner des leçons.
- Alors, maintenant vous êtes de droite ?
- Je dirais plutôt : un vieil anarchiste de droite ... (...)
- Tout en étant anarchiste de droite. vous êtes reste fidèle à Marx.
- Je lui reste fidèle, non pas, disons, sur le plan des idées politiques, mais parce que je lui suis redevable de deux idées qui restent pour moi centrales et qui ont toujours orienté ma pensée.
- Et qui sont ?
- Qui sont : 1. La conscience, qu'elle soit individuelle ou collective, est trompeuse vis-à-vis d'elle-même et, par conséquent, si l'on veut atteindre des réalités plus solides, il faut descendre en dessous du niveau de la conscience, ce qui, pour moi. n'est pas autre chose que transposer aux sciences humaines et sociales la distinction philosophique de Locke et de Descartes entre qualités secondes et qualités premières (les qualités secondes sont trompeuses ; les qualités premières, elles, correspondent à la réalité). 2. Marx m'a enseigné ? parce que je crois que c'est lui qui l'a inventée ? la méthode des modèles dans les sciences humaines et sociales. (...)
En fait, la philosophie française depuis Descartes était restée dominée par la notion de sujet. Si l'on voulait atteindre d'autres verités, il était essentiel de choisir un autre point de vue, différent.
- Vous avez même écrit que Sartre pratiquait, à l'égard des sociétés primitives, un "cannibalisme intellectuel " encore plus horrible que le cannibalisme ordinaire.
- Sartre ne s'est, en réalité, jamais intéressé aux " sauvages " (entre guillemets). Une seule humanité valait pour lui, c'était cette portion d'humanité qu'il considérait comme seule historique.
- Le féminisme, non plus, ne vous aime pas beaucoup. D'abord par ce que vous avez écrit, dans « Les Structures », que la polygamie était naturelle à l'homme. Cela vous a abondamment été reproché.
- C'est possible, bien que cela me semble assez évident.
- Comment vous situez-vous par rapport à ce mouvement de pensée, dont le dernier avatar est le livre d'Elisabeth Badinter, qui n'est pas très aimable pour vous ?
- Je ne l'ai pas lu. Bon ! Je pourrais avancer un argument « ad hominem » ? « ad feminam », plutôt ? à savoir que, avant de prendre ma retraite au Collège de France, j'ai réussi à faire élire, dans une autre chaire, une femme en qui je voyais mon successeur : Francoise Héritier. Ce qui prouve que je n'ai pas de préjuge contre le sexe. (...)
- Je n'ai jamais, à aucun moment de ma vie, été troublé par une inquiétude religieuse. C'est quelque chose qui ne m'a jamais effleuré.
- Oui, en plus, pour vous, le monothéisme est quelque chose de ...
- ... qui me rebute. Toutes mes sympathies vont plutôt ...
- Au polythéisme ... ?
- Au shintoïsme. (...)
Dans « La Pensée sauvage », vous parlez de l' « indigence » de la pensée religieuse. Toute pensée religieuse est-elle donc indigente ?
- Je voulais dire par là que la pensée religieuse bute toujours sur les mêmes problèmes, qui sont peu nombreux et. au fond, elle a peu de solutions différentes à offrir. Naturellement, les religions ont bâti des constructions très savantes et très poétiques pour résoudre ces trois ou quatre problèmes, celui du Mal, celui de la transcendance et d'autres.
- Iriez-vous jusqu'à dire que la pensée religieuse est une dégradation par rapport a la pensée mythologique ?
- Non ! Parce que, en réalité, la pensée mythologique, malgré toute sa complication, est très pauvre. C'est ce que j'ai essayé de montrer dans « Mythologiques ». Au fond, elle se réduit, elle aussi, à quelques propositions, qu'elle met en oeuvre inlassablement.
- Mais alors, quelle différence y a-t-il entre les deux pensées ?
- La différence est fondamentale. La pensée mythologique déborde toutes les catégories ; elle s'efforce de répondre à tous les problèmes que l'homme peut se poser : religieux. métaphysiques, mais aussi physiques, sociologiques, juridiques, psychologiques, esthétiques. et elle prétend donc faire à la fois ce que fait la religion et ce que fera, plus tard, la science. Nos religions, quant à elles, ne cherchent à répondre qu'à certains problèmes, et elles le font, je dirais, en se fondant sur l'idée (qui m'a toujours été étrangère) de la possibilité d'une communication personnelle entre Pierre, Paul ou Jacques et une entité surnaturelle.
- C'est une chose que vous ne concevez pas ...
- En effet. A mon sens, la pensée religieuse est plus limitée dans son champ, et beaucoup plus ambitieuse dans une seule de ses prétentions.
- Elle n'a plus les moyens de ses ambitions ?
- Sauf, peut-être, chez les saints et chez les mystiques.
- En 1971, vous avez fait à l'Unesco un scandale dont on se souvient encore. Dans cette conférence (« Race et culture »), vous introduisiez une différence entre racisme et xénophobie ...
- J'ai réagi contre cette tendance qui consiste à banaliser la notion de racisme, qui désigne une doctrine fausse mais précise à en faire une sorte d'amalgame qui ne veut plus rien dire. Quand on dénonce comme racistes un attachement à certaines valeurs, un manque de goût pour d'autres - attitudes excusables ou blâmables, mais profondément ancrées dans les communautés humaines - on aboutit à ceci : les gens a qui on fait ce reproche se disent « Si c'est ça le racisme, alors, moi, je suis raciste ». Et il me semble qu'on fabrique ainsi des racistes. (...)
- Une obsession que l'on trouve dans beaucoup de vos ouvrages, c'est l'avènement d'une monoculture de masse.
- Nous sommes placés, en effet, devant un pari : l'Histoire nous enseigne que l'humanité n'a jamais trouvé son originalité que dans un certain équilibre entre l'isolement et la communication. II a fallu que les cultures communiquent, sinon elles se seraient sclérosées. Mais il a aussi fallu qu'elles ne communiquent pas trop vite, pour se donner le temps d'assimiler, de faire leur ce qu'elles empruntaient au-dehors. Le pari est que ça continuera.
- Spontanément ?
- A mesure que nous verrons l'humanité s'homogénéiser se créeront, en son sein, d'autres différences. Quelques signes avant-coureurs se manifestent : par exemple, la multiplication des sectes en Californie (j'y ai passé quelques semaines à la fin de 1984) ; ou encore des phénomènes qui nous paraissent pathologiques, comme la difficulté croissante de communication entre les générations, mais qui ont peut-être un côte positif que nous ne soupçonnons pas. Plus l'humanité devient grosse, si je puis dire, moins elle devient transparente à elle-même. (...)
- Mais nous ? Nous avons perdu cet équilibre avec la nature ...
- C'est extrêmement difficile à dire. D'abord, le progrès de la science et de la technique a donne l'impression que l'humanité avait à sa disposition des ressources illimitées et que, donc, le problème ne se posait pas. Et on s'est aperçu tardivement qu'il se posait tout de même. Je ne sais pas, on verra.
- Vous dites beaucoup : quand on gagne sur un plan, on perd sur d'autres.
- Oui, je crois qu'en effet chaque formule sociale représente un choix, et que, dans un choix. on gagne et on perd. L'agriculture en est un exemple.
- Comment ça ?
- Parce qu'en choisissant cette formule on a privilégié des productions qui sont, certes, d'un plus grand pouvoir calorique. mais de moindre valeur nutritive ; et, d'autre part, du même coup, on a ouvert le champ aux maladies infectieuses par le défrichage, la création de marais, et encourage la prolifération d'insectes nuisibles, qui ont parasité d'abord le bétail, puis les hommes.
- Donc, il n 'y a pas de progrès.
- II y a des progrès, parce que c'est pour faire un progrès qu'on accepte une régression dans un autre domaine. Et l'un d'eux est incontestable, c'est la connaissance scientifique, que je tiens pour un progrès absolu.
- Mais quel est le coût de ce progrès ? Y a-t-il une contrepartie ?
- La contrepartie, c'est que les trois quarts du progrès scientifique sont destinés à neutraliser les inconvénients qui résultent du dernier quart. (...)
- Dans votre dernier ouvrage, « La Potière jalouse », vous écrivez que Freud a suivi une fausse piste ouverte par Vico, Rousseau et Voltaire. Quelle est-elle ?
- Cette piste a consisté à faire dériver de l'affectivité des phénomènes qui, en réalité, étaient des phénomènes cognitifs. Ils ont tous trois considéré que, dans l'expression linguistique - « langagière » comme on dit aujourd'hui - ce qui était premier, c'était la métaphore. Les hommes auraient d'abord pensé en poésie avant de penser rationnellement. Mais les sources de cette poésie, ils les cherchaient essentiellement dans les émotions. Au contraire, j'essaie de montrer que la métaphore à laquelle je donne la même priorité est un processus intellectuel.
- Vous n'aimez pas le XXème siècle. Dans quel siècle auriez-vous aimé vivre ?
- Il est toujours très difficile de répondre à cette question, car elle implique une question préalable : de quel côte de la barricade me trouverais-je si je vivais dans ce siècle-la ?
- Supposons cette question résolue.
- Je me sens une âme du XIXe siècle.
- Pourquoi ?
- Parce que c'était un siècle où, déjà, les moyens de communication étaient suffisants pour que, sans y passer des années entières, on pût se transporter d'une extrémité à l'autre de la Terre, et où, en même temps, continuait à subsister dans une large mesure tout ce qui avait fait la richesse et la diversité humaines.
- Mais c'est un siècle scientiste.
- S'il est un plan où je reconnais la supériorité absolue de la civilisation où je suis né, qui fait que j'y suis profondément attaché, c'est celui de la pensée scientifique. Alors, que le XIXe siècle ait péché par excès d'enthousiasme, qu'il ait été un siècle scientiste ne me gène pas du tout. C'était, surtout, un siècle merveilleux, dans la mesure où restaient tant de domaines encore inexplorés qu'il suffisait de se baisser pour ramasser des trésors. (...)
- Oui, mais la connaissance de ces choses a une utilité pour le monde actuel. Du moins, le pensez-vous ... Sinon ... Pensez-vous au fait que votre savoir est utile aux hommes du Xxe siècle ?
- Je vous répondrai que je ne m'en soucie pas. Et si je me demande en quoi il peut être utile. je dirai : il accroît notre connaissance de l'homme. Je ne sais pas à quoi ça servira ni si ça servira à quelque chose. Mais la connaissance me semble un but en soi. Peut-être contribue-t-elle a inspirer une certaine sagesse. Je n'oserai dire plus.
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