vendredi 26 juillet 2019

« Un homme qui dort. » par Georges Pérec


Tu n’es pas mort et tu n’es pas plus sage.

Tu n’as pas exposé tes yeux à la brûlure du soleil.

Les deux vieux acteurs de seconde zone ne sont pas venus te chercher, ne se sont pas collés à toi formant avec toi un tel bloc qu’on n’aurait pu écraser l’un d’entre vous sans anéantir les deux autres.

Les volcans miséricordieux ne se sont pas penchés sur toi.


 Quelle merveilleuse invention que l’homme ! Il peut souffler dans ses mains pour les réchauffer et souffler sur sa soupe pour la refroidir. Il peut saisir délicatement, s’il n’est pas trop dégoûté, n’importe quel coléoptère entre pouce et index. Il peut cultiver des végétaux et en tirer sa nourriture, son habillement, quelques drogues, et même des parfums qui serviront à masquer son odeur désagréable. Il peut frapper les métaux et en faire des casseroles (ce qu’un singe ne saurait faire).

Combien d’histoires modèles exaltent ta grandeur, ta souffrance ! Combien de Robinson, de Roquentin, de Meursault, de Leverkühn ! Les bons points, les belles images, les mensonges : ce n’est pas vrai. Tu n’as rien appris, tu ne saurais témoigner. Ce n’est pas vrai, ne les crois pas, ne crois pas les martyrs, les héros, les aventuriers !

Seuls les imbéciles parlent encore sans rire de l’Homme, de la Bête, du Chaos. Le plus ridicule des insectes met à survivre une énergie semblable, sinon supérieure à celle qu’il fallut à l’on ne sait plus quel aviateur, victime des horaires forcenés qu’imposait une Compagnie à laquelle de surcroît il était fier d’appartenir, pour traverser une montagne qui était loin d’être la plus haute de la planète.


Le rat, dans son labyrinthe, est capable de véritables prouesses : en reliant judicieusement les pédales sur lesquelles il doit appuyer pour obtenir sa nourriture au clavier d’un piano ou au pupitre d’un orgue, on peut obtenir de l’animal qu’il exécute convenablement « Jésus que ma joie demeure » et rien n’interdit de penser qu’il n’y prenne un plaisir extrême.

Mais toi, pauvre Dédalus, il n’y avait pas de labyrinthe. Faux prisonnier, ta porte était ouverte. Nul garde ne se tenait devant, nul chef des gardes au bout de la galerie, nul Grand Inquisiteur à la petite porte du jardin. Atteindre le fond, cela ne veut rien dire. Ni le fond du désespoir, ni le fond de la haine, de la déchéance éthylique, de la solitude orgueilleuse. L’image trop belle du plongeur qui, d’un vigoureux coup de pied, remonte à la surface est là pour te rappeler, s’il en était besoin, que celui qui est tombé a droit à tous les honneurs : la miséricorde de Dieu s’étend sur lui comme sur les habitants des cieux auxquels Il donne la pâture. Les pécheurs, comme les plongeurs, sont faits pour être absous.

Mais nulle errante Rachel ne t’a recueilli sur l’épave miraculeusement préservée du Péquod pour qu’à ton tour, autre orphelin, tu viennes témoigner.

Ta mère n’a pas recousu tes affaires. Tu ne pars pas, pour la millionième fois, rechercher la réalité de l’expérience ni façonner dans la forge de ton âme la conscience incréée de ta race.

Nul antique ancêtre, nul antique artisan ne t’assistera aujourd’hui ni jamais.

Tu n’as rien appris, sinon que la solitude n’apprend rien, que l’indifférence n’apprend rien : c’était un leurre, une illusion fascinante et piégée. Tu étais seul et voilà tout et tu voulais te protéger ; qu’entre le monde et toi les ponts soient à jamais coupés. Mais tu es si peu de chose et le monde est un si grand mot : tu n’as jamais fait qu’errer dans une grande ville, que longer sur quelques kilomètres des façades, des devantures, des parcs et des quais.

L’indifférence est inutile. Tu peux vouloir ou ne pas vouloir, qu’importe ! Faire ou ne pas faire une partie de billard électrique, quelqu’un, de toute façon, glissera une pièce de vingt centimes dans la fente de l’appareil. Tu peux croire qu’à manger chaque jour le même repas tu accomplis un geste décisif. Mais ton refus est inutile. Ta neutralité ne veut rien dire. Ton inertie est aussi vaine que ta colère.

Tu crois passer, indifférent, longer les avenues, dériver dans la ville, suivre le chemin des foules, percer le jeu des ombres et des fissures.

Mais rien ne s’est passé : nul miracle, nulle explosion.

Chaque jour égrené n’a fait qu’éroder ta patience, que mettre à vif l’hypocrisie de tes ridicules efforts. Il aurait fallu que le temps s’arrête tout à fait, mais nul n’est assez fort pour lutter contre, le temps. Tu as pu tricher, gagner des miettes, des secondes : mais les cloches de Saint-Roch, l’alternance des feux au croisement de la rue des Pyramides et de la rue Saint-Honoré, la chute prévisible de la goutte d’eau au robinet du poste d’eau sur le palier, n’ont jamais cessé de mesurer les heures, les minutes, les jours et les saisons. Tu as pu faire semblant de l’oublier, tu as pu marcher la nuit, dormir le jour. Tu ne l’as jamais trompé tout à fait.

Longtemps tu as construit et détruit tes refuges : l’ordre ou l’inaction, la dérive ou le sommeil, les rondes de nuit, les instants neutres, la fuite des ombres et des lumières. Peut-être pourrais-tu longtemps encore continuer à te mentir, à t’abrutir, à t’enferrer. Mais le jeu est fini, la grande fête, l’ivresse fallacieuse de la vie suspendue. Le monde n’a pas bougé et tu n’as pas changé. L’indifférence ne t’a pas rendu différent.

Tu n’es pas mort. Tu n’es pas devenu fou.  

Les désastres n’existent pas, ils sont ailleurs. La plus petite catastrophe aurait peut-être suffi à te sauver : tu aurais tout perdu, tu aurais eu quelque chose à défendre, des mots à dire pour convaincre, pour émouvoir. Mais tu n’es même pas malade. Tes jours ni tes nuits ne sont en danger. Tes yeux voient, ta main ne tremble pas, ton pouls est régulier, ton cœur bat. Si tu étais laid, ta laideur serait peut-être fascinante, mais tu n’est même pas laid, ni bossu, ni bègue, ni manchot, ni cul-de-jatte et pas même claudicant.
  
Nulle malédiction ne pèse sur tes épaules. Tu es un monstre, peut-être, mais pas un monstre des Enfers. Tu n’as pas besoin de te tordre, de hurler. Nulle épreuve ne t’attend, nul rocher de Sisyphe, nulle coupe ne te sera tendue pour t’être aussitôt refusée, nul corbeau n’en veut à tes globes oculaires, nul vautour ne s’est vu infliger l’indigeste pensum de venir te boulotter le foie, matin, midi et soir. Tu n’as pas à te traîner devant tes juges, criant grâce, implorant pitié. Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de faute. Nul ne te regarde pour aussitôt se détourner de toi avec horreur.

Le temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi.

Le temps, qui connaît la réponse, a continué de couler.

C’est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus tôt, que tout recommence, que tout commence, que tout continue.

Cesse de parler comme un homme qui rêve.

Regarde ! Regarde-les. Ils sont là des milliers et des milliers, sentinelles silencieuses, Terriens immobiles, plantés le long des quais, des berges, le long des trottoirs noyés de pluie de la place Clichy, en pleine rêverie océanique, attendant les embruns, le déferlement des marées, l’appel rauque des oiseaux de mer.

Non. Tu n’es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’avait pas de prise, celui qui ne sentait pas la pluie tomber, qui ne voyait pas la nuit venir. Tu n’es plus l’inaccessible, le limpide, le transparent. Tu as peur, tu attends. Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber.

                                 FIN  


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