Les fous gouvernent nos affaires au nom de l’ordre et de la sécurité. Les fous « en chef » se réclament du titre de général, d’amiral, de sénateur, de savant, d’administrateur, de secrétaire d’État ou même de président. Et le symptôme fatal de leur folie est celui-ci : ils ont mené à bien une série d’actes qui, éventuellement, entraîneront la destruction de l’humanité, avec la solennelle conviction qu’ils sont des êtres normaux et responsables, vivant sainement et poursuivant des buts raisonnables et justifiés.
Pourquoi sommes-nous saisis d’une telle folie ? « Ne le demandez plus ; c’est un fait acquis. » Ne sommes-nous donc plus assez sains et forts pour nous élever contre les fous, pour les combattre ? N’avons-nous pas le pouvoir d’étouffer les machines infernales qu’ils ont créées et d’enrayer le suicide de la race humaine ? Personne n’a-t-il levé la main pour stopper les fous ? Si – ici et là, venant des égouts et des toits, jetés dans une boîte aux lettres, glissés sous une porte par une main silencieuse, parviennent des bribes de message adressés à nous tous. Ces messages ont été écrits par les plus fous d’entre eux, par ceux qui ont inventé cette machine super-infernale. Ces hommes, que les derniers soubresauts de la démence ont rendus sains d’esprit. [...]
Les fous dirigeants n’osent pas nous laisser lire en entier le message des emprisonnés, de peur que nous retrouvions notre lucidité. Le président, les généraux, les amiraux, les administrateurs craignent que leur propre folie devienne trop évidente si les mots éparpillés que nous envoient les éveillés étaient rassemblés pour former une phrase intelligible. ( ... )
Les fous préparent la fin du monde. Ce qu’ils appellent « progrès continuel » signifie l’extermination universelle, et ce qu’ils appellent « sécurité nationale » est un suicide organisé. Il y a un seul devoir pour le moment : tout autre tâche appartient au rêve ou au cynisme. Arrêtez le nucléaire ! Arrêtez les constructions ! Abandonnez la bombe atomique définitivement. Supprimez tous les plans d’utilisation. Car les plans intelligents sont issus de la plus pure folie. Détrônez les fous immédiatement en élevant une clameur de protestation telle, qu’ils seront projetés dans l’univers de l’équilibre et de la raison. Nous avons vu la machine infernale en action, et nous affirmons qu’une telle puissance ne doit pas être invoquée par les hommes. ( ... )
Les gestes automatiques des fous doivent être brutalement arrêtés. Que les éveillés soient libérés, et que chacun d’entre eux soit placé contre le coude de tout individu tenant une haute fonction publique, de même que le prêtre fut un temps au coude du roi pour chuchoter les mots « Humanité » et « Un seul Monde » dans l’oreille du chef quand il glissait dans le langage de mort de l’isolement tribal. Le secret qui n’est pas un secret doit être dévoilé à tous. La sécurité qui n’est pas une sécurité doit être abandonnée. Le pouvoir qui est annihilation doit laisser place au pouvoir qui sera naissance. C’est à nous qu’incombe le premier pas à faire vers un monde plus sain. Abandonnez le nucléraire ! Arrêtez-le dès maintenant ! Tel est l’unique ordre du jour. Lorsque nous aurons accompli cette tâche, le prochain pas sera évident, et la prochaine tâche qui ajoutera une nouvelle protection contre l’automatisme bien rodé des fous.
Mais nous devons faire vite pour surmonter notre propre folie. Déjà le
mécanisme d’horlogerie va vite, et la fin est plus près que quiconque ose
l’imaginer.
Paru dans The Saturday Review of Litterature le 2 mars 1946.
Pour parler sans ménagement, la thèse que je défends est celle-ci : depuis la fin des temps néolithiques au Moyen-Orient, jusqu’à nos jours, deux techniques ont périodiquement existé côte à côte, l’une autoritaire et l’autre démocratique ; la première émanant du centre du système, extrêmement puissante mais par nature instable, la seconde dirigée par l’homme, relativement faible mais ingénieuse et durable. Si j’ai raison, à moins que nous ne changions radicalement de comportement, le moment est proche où ce qui nous reste de technique démocratique sera totalement supprimé ou remplacé, et ainsi toute autonomie résiduelle sera anéantie ou n’aura d’existence autorisée que dans des stratégies perverses de gouvernement, comme les scrutins nationaux pour élire des dirigeants déjà choisis dans les pays totalitaires. ( ... )
Les inventeurs des bombes atomiques, des fusées spatiales et des ordinateurs sont les bâtisseurs de pyramides de notre temps : leur psychisme est déformé par le même mythe de puissance illimitée, ils se vantent de l’omnipotence, sinon de l’omniscience, que leur garantit leur science, ils sont agités par des obsessions et des pulsions non moins irrationnelles que celles des systèmes absolutistes antérieurs, et en particulier cette notion que le système lui-même doit s’étendre, quel qu’en soit le coût ultime pour la vie. ( ... )
Tout comme sa version primitive, cette nouvelle technique est merveilleusement dynamique et productive : sa puissance sous toutes ses formes tend à augmenter de manière illimitée, dans des proportions qui défient le pouvoir d’assimilation et empêchent tout contrôle, que ce soit dans la productivité du savoir scientifique ou dans celle des chaînes de montage industrielles. Porter l’énergie, la vitesse et l’automatisation à leur développement maximum, sans se soucier des conditions diverses et subtiles qui soutiennent la vie organique, est devenu une fin en soi. Et si l’on en juge par les budgets nationaux, comme dans les premières formes de techniques autoritaires, tout l’effort se porte sur des instruments de destruction totalitaires, conçus à des fins totalement irrationnelles dont le principal effet serait la mutilation ou l’extermination de la race humaine. Même Assurbanipal et Gengis Khan s’acquittaient de leurs sanglantes entreprises dans les limites de la normalité humaine. ( ... )
Dans ce nouveau système, le centre de l’autorité n’est plus une personnalité distincte, un roi tout-puissant : même dans les dictatures totalitaires, le centre se trouve désormais à l’intérieur même du système, invisible mais omniprésent ; tous ses composants humains, y compris l’élite technique et dirigeante et la prêtrise scientifique sacrée, qui seule a accès au savoir secret qui va permettre le contrôle total, sont eux aussi piégés par la perfection même de l’organisation qu’ils ont inventée. Tels les pharaons de l’âge des pyramides, ces serviteurs du système identifient ses bienfaits à leur propre bien-être ; comme le dieu-roi, leur apologie du système est un acte d’auto-adoration ; et comme le roi encore, ils sont en proie à un besoin irrépressible et irrationnel d’étendre leurs moyens de contrôle et de repousser les limites de leur autorité. Dans ce collectif placé au centre du système, ce Pentagone de la puissance, aucune présence visible ne donne des ordres : contrairement au Dieu de Job, on ne peut pas faire face aux nouvelles divinités, et encore moins s’opposer à elles. Sous prétexte d’alléger le travail, le but ultime de cette technique est d’évincer la vie, ou plutôt d’en transférer les propriétés à la machine et au collectif mécanique, ne légitimant que la partie de l’organisme susceptible d’être contrôlé et manipulé.
Ne vous méprenez pas sur cette analyse. Le danger pour la démocratie ne provient pas de découvertes scientifiques spécifiques ou d’inventions électroniques. Les pulsions humaines qui dominent la technique autoritaire de nos jours remontent à une époque à laquelle la roue n’avait même pas encore été inventée. Le danger vient du fait que, depuis que Francis Bacon et Galilée ont défini les nouveaux buts et méthodes de la technique, nos grandes transformations physiques ont été accomplies par un système qui élimine délibérément la personnalité humaine dans sa totalité, ne tient aucun compte du processus historique, exagère le rôle de l’intelligence abstraite, et fait de la domination de la nature physique, et finalement de l’homme lui-même, le but principal de l’existence. Ce système a pénétré la société occidentale si insidieusement que mon analyse de son détournement et de ses desseins peut effectivement paraître plus discutable – plus choquante en vérité – que les faits eux-mêmes. ( ... )
Le marché qui nous est proposé se présente comme un généreux pot-de-vin. D’après les termes du contrat social démocratico-autoritaire, chaque membre de la communauté peut prétendre à tous les avantages matériels, tous les stimulants intellectuels et émotionnels qu’il peut désirer, dans des proportions jusque-là tout juste accessibles même à une minorité restreinte : nourriture, logement, transports rapides, communication instantanée, soins médicaux, divertissements et éducation. Mais à une seule condition : non seulement que l’on n’exige rien que le système ne puisse pas fournir, mais encore que l’on accepte tout ce qui est offert, dûment transformé et produit artificiellement, homogénéifié et uniformisé, dans les proportions exactes que le système, et non la personne, exige. Si l’on choisit le système, aucun autre choix n’est possible. En un mot, si nous abdiquons notre vie au départ, la technique autoritaire nous rendra tout ce qui peut être calibré mécaniquement, multiplié quantitativement, manipulé et amplifié collectivement. ( ... )
Cela signifie qu’il faut sacrifier sans regret la quantité seule afin de restaurer la possibilité d’un choix qualitatif; il faut transmettre l’autorité, actuellement aux mains de la machine collective, à la personnalité humaine et au groupe autonome ; il faut donner la préférence à la variété et à la complexité écologique au lieu d’accentuer l’uniformité et la standardisation excessives ; et surtout, il faut affaiblir la pulsion qui fait croître le système au lieu de le contenir fermement dans des limites humaines, et par là libérer l’homme pour lui permettre de poursuivre d’autres fins. La question que nous devons nous poser n’est pas de savoir ce qui est bon pour la science, et encore moins pour General Motors, Union Carbide, IBM ou le Pentagone, mais c’est de savoir ce qui est bon pour l’homme : non pas l’homme des masses, soumis à la machine et enrégimenté par le système, mais l’homme en tant que personne, libre de se mouvoir dans tous les domaines de la vie. ( ... )
Compléter et enrichir la technique démocratique est de toute évidence un sujet trop important pour être traité en une ou deux phrases de conclusion : mais j’espère avoir clairement démontré que les avantages authentiques que procure la technique basée sur la science ne peuvent être préservés qu’à condition que nous revenions en arrière, à un point où l’homme pourra avoir le choix, intervenir, faire des projets à des fins entièrement différentes de celles du système. Dans les circonstances actuelles, si la démocratie n’existait pas, il nous faudrait l’inventer afin de sauvegarder le caractère et le génie de l’homme et de recommencer à le perfectionner.
Lewis Mumford
Discours prononcé à New York, le 21 janvier 1963
et publié dans la revue Technique et Culture, vol. 5 n°1, hiver 1964
L’héritage de l’homme ( 1972 )
Comment expliquer que, depuis le dix-septième siècle, l’homme moderne ait fait
de la technique le centre de sa vie affective ? Pourquoi le Pentagone de la
Puissance, que domine l’idée du progrès technique continu et du gain financier
illimité, s’est-il emparé de toutes les activités humaines ? À quel moment la
croyance en un progrès technique considéré comme un bien en soi a-t-elle
supplanté toute autre conception d’une destinée humaine désirable ? Afin de
répondre à cette question, j’ai dû remonter à l’âge des Pyramides, il y a cinq mille
ans, pour retrouver l’origine de cette absurde obsession de puissance. Mais je
voudrais d’abord attirer l’attention sur la traduction qu’en donne la modernité.
Voici ce qu’on pouvait lire sur une pancarte accueillant le visiteur à l’entrée d’une
exposition universelle à la gloire d’un siècle de progrès : « la science découvre, la
technique exécute, l’homme s’adapte ».
L’homme s’adapte ! Vraiment ! D’où sort cet étrange impératif catégorique ? Pourquoi l’homme, qui ne s’est jamais soumis aux conditions imposées par la nature pour développer sa personnalité, se sent-il obligé, en pleine possession de ses pouvoirs, de capituler sans condition devant sa propre technique ?
C’est pourtant un fait avéré que je ne mets pas en doute. Au cours des deux derniers siècles, une technique centrée sur la puissance s’est emparée d’une activité après l’autre. À présent, une grande partie de la population sur cette planète se sent mal à l’aise, défavorisée, laissée à l’abandon – à vrai dire, coupée de la « réalité » – si elle n’est pas fermement reliée à quelque partie de la mégamachine : une chaîne de montage, un tapis roulant, une automobile, une station de radio ou de télévision, un ordinateur ou une capsule spatiale. Pour consolider cet attachement et rendre cette dépendance universelle, toute activité autonome, autrefois enracinée dans l’organisme humain ou dans le groupe social, a totalement disparu ou a été modifiée par le biais de la formation, de l’endoctrinement et de l’organisation des grandes entreprises fin qu’elle soit conforme aux besoins de la mégamachine. N’est-ce pas étrange que les technocrates qui nous gouvernent ne tiennent aucun compte des processus vitaux importants et des buts humains autres que ceux qui favorisent l’expansion de leur autorité et de leurs prérogatives occultes ?
L’homme qui a une mentalité de technocrate n’est plus à l’aise dans la vie, ni dans le monde vivant ; ce qui signifie qu’il n’est plus à l’aise avec lui-même. Pour paraphraser Alfred Edward Housman , il est devenu un « étranger apeuré » dans un monde qu’a fabriqué sa propre technique. Mais puisqu’au cours du siècle écoulé les sciences biologiques ont considérablement approfondi, révolutionné en fait, notre connaissance du monde organique, pourquoi prenons-nous encore comme modèle la « machine » newtonienne au lieu de « l’organisme » darwinien ? Et pourquoi avons-nous plus de considération pour l’ordinateur que pour l’immense réserve de savoirs et de culture, accumulée au cours des âges, à laquelle il doit d’avoir été inventé ?
Selon cette interprétation, l’objectif majeur de la technique n’est ni d’étendre encore le domaine de la machine, ni d’accélérer la transformation des découvertes scientifiques en inventions rentables, ni d’accroître la production de nouveautés technologiques changeantes et de modes dictatoriales ; ce n’est pas non plus de placer toutes les activités humaines sous la surveillance et le contrôle de l’ordinateur – en bref, ce n’est pas de riveter les parties de la mégamachine planétaire encore indépendantes de manière à ce qu’il n’y ait plus moyen de s’en échapper. Non: la tâche essentielle qui incombe aujourd’hui à tous les intermédiaires humains, et surtout à la technique, est de restituer les qualités autonomes de la vie à une culture qui, sans elles, ne pourra pas survivre aux forces destructrices et irrationnelles qu’ont déclenchées ses réalisations mécaniques initiales. S’il s’avère aujourd’hui que notre principal problème est la maîtrise de l’irrationalité, il devrait être évident que la solution ne se trouve pas dans la seule technique. Le vieux questionnement des Romains : Qui contrôlera le contrôleur ?– nous revient sous une forme nouvelle et plus malaisée. Car que faire dans le cas où les contrôleurs sont aussi devenus irrationnels ? ( ... )
En ressuscitant cette mégamachine invisible, je survolais les sites fouillés par des
archéologues reconnus plutôt que je ne m’y introduisais sans autorisation. Jusque-
là, tout allait bien ! Mais lorsque j’entrepris ensuite d’assimiler la mégamachine
antique et le complexe technique de l’époque actuelle, cela m’obligea à m’avancer
sur un territoire lourdement défendu, où peu de collègues compétents ont eu envie
de s’aventurer. Le résumé des preuves que j’ai rassemblées pour rédiger La cité à
travers l’histoire et Le mythe de la machine ne serait pas à sa place ici. Il me suffira de
faire remarquer que les éléments institutionnels originels du Pentagone de la
Puissance sont toujours parmi nous, et agissent encore plus implacablement, sinon
plus efficacement, que jamais auparavant : l’armée, la bureaucratie, les ingénieurs,
l’élite scientifique – autrefois prêtres, magiciens et devins – et, non des moindres,
le décisionnaire final, le Roi d’essence divine, aujourd’hui le dictateur, le chef d’état-major, le secrétaire du Parti ou le Président et demain l’ordinateur
omniprésent et omniscient.
L’homme s’adapte ! Vraiment ! D’où sort cet étrange impératif catégorique ? Pourquoi l’homme, qui ne s’est jamais soumis aux conditions imposées par la nature pour développer sa personnalité, se sent-il obligé, en pleine possession de ses pouvoirs, de capituler sans condition devant sa propre technique ?
C’est pourtant un fait avéré que je ne mets pas en doute. Au cours des deux derniers siècles, une technique centrée sur la puissance s’est emparée d’une activité après l’autre. À présent, une grande partie de la population sur cette planète se sent mal à l’aise, défavorisée, laissée à l’abandon – à vrai dire, coupée de la « réalité » – si elle n’est pas fermement reliée à quelque partie de la mégamachine : une chaîne de montage, un tapis roulant, une automobile, une station de radio ou de télévision, un ordinateur ou une capsule spatiale. Pour consolider cet attachement et rendre cette dépendance universelle, toute activité autonome, autrefois enracinée dans l’organisme humain ou dans le groupe social, a totalement disparu ou a été modifiée par le biais de la formation, de l’endoctrinement et de l’organisation des grandes entreprises fin qu’elle soit conforme aux besoins de la mégamachine. N’est-ce pas étrange que les technocrates qui nous gouvernent ne tiennent aucun compte des processus vitaux importants et des buts humains autres que ceux qui favorisent l’expansion de leur autorité et de leurs prérogatives occultes ?
L’homme qui a une mentalité de technocrate n’est plus à l’aise dans la vie, ni dans le monde vivant ; ce qui signifie qu’il n’est plus à l’aise avec lui-même. Pour paraphraser Alfred Edward Housman , il est devenu un « étranger apeuré » dans un monde qu’a fabriqué sa propre technique. Mais puisqu’au cours du siècle écoulé les sciences biologiques ont considérablement approfondi, révolutionné en fait, notre connaissance du monde organique, pourquoi prenons-nous encore comme modèle la « machine » newtonienne au lieu de « l’organisme » darwinien ? Et pourquoi avons-nous plus de considération pour l’ordinateur que pour l’immense réserve de savoirs et de culture, accumulée au cours des âges, à laquelle il doit d’avoir été inventé ?
Selon cette interprétation, l’objectif majeur de la technique n’est ni d’étendre encore le domaine de la machine, ni d’accélérer la transformation des découvertes scientifiques en inventions rentables, ni d’accroître la production de nouveautés technologiques changeantes et de modes dictatoriales ; ce n’est pas non plus de placer toutes les activités humaines sous la surveillance et le contrôle de l’ordinateur – en bref, ce n’est pas de riveter les parties de la mégamachine planétaire encore indépendantes de manière à ce qu’il n’y ait plus moyen de s’en échapper. Non: la tâche essentielle qui incombe aujourd’hui à tous les intermédiaires humains, et surtout à la technique, est de restituer les qualités autonomes de la vie à une culture qui, sans elles, ne pourra pas survivre aux forces destructrices et irrationnelles qu’ont déclenchées ses réalisations mécaniques initiales. S’il s’avère aujourd’hui que notre principal problème est la maîtrise de l’irrationalité, il devrait être évident que la solution ne se trouve pas dans la seule technique. Le vieux questionnement des Romains : Qui contrôlera le contrôleur ?– nous revient sous une forme nouvelle et plus malaisée. Car que faire dans le cas où les contrôleurs sont aussi devenus irrationnels ? ( ... )
L’Invention de la Mégamachine
Ayant identifié la mégamachine, j’étais, pour la première fois, sur la piste des
agents irrationnels, dans la religion comme dans la science, qui ont miné toutes les
civilisations et menacent maintenant, à une échelle inconcevable jusqu’ici, de
ruiner l’équilibre écologique sur tout la planète. Car il était évident depuis le début
que cette Machine Invisible se présentait sous deux formes contradictoires, celle
de la Machine du Travail et celle de la Machine de Guerre : la première capable de
construire et favorable à la vie, l’autre destructrice et sauvagement hostile à la vie.
Ces deux machines procédaient du même mythe originel, qui donnait autorité
absolue, issue du cosmos même, à une organisation purement humaine et à un
souverain par trop humain. Se révolter contre ce système, douter de sa valeur
morale ou essayer de s’en dégager signifiait désobéir aux dieux de la Puissance. Ces
dieux sont encore parmi nous, à peine masqués. Et la fatalité de leurs
commandements est plus irrésistible que jamais.
En lisant attentivement les légendes sacrées du premier
âge du bronze, on y découvre les mêmes résidus irrationnels que dans notre
système de puissance actuel : obsession de la vitesse et des exploits quantitatifs,
exhibitionnisme technique, rigidité bureaucratique de l’organisation, coercitions et
conscriptions militaires incessantes, hostilité aux processus autonomes non encore
soumis au contrôle d’une autorité centrale. Le lien subjectif entre l’ancienne et la
moderne mégamachine est évident.
Toutes les inventions de notre technique moderne dont nous sommes si fiers sont d’abord apparues dans les rêves intrépides de l’âge du bronze, comme attributs des dieux et de leurs représentants sur terre : le contrôle à distance, le vol humain, le transport supersonique, la communication instantanée, les servomécanismes automatiques, la guerre bactériologique et l’extermination en masse de grandes populations urbaines par le feu de l’enfer, à défaut de fission nucléaire. Si vous ne connaissez pas la littérature sacrée de l’Égypte et de Babylone, vous trouverez assez de renseignements dans l’Ancien Testament biblique pour attester la paranoïa originelle du Système de la Puissance à travers les rêves et les actes quotidiens des dieux et des rois qui le représentaient sur terre.
Tout comme aujourd’hui, l’exhibitionnisme technique sans limites avait pour but de témoigner du pouvoir absolu du monarque et de son élite, à la fois militaire, bureaucratique et scientifique. Aucun de nos exploits techniques actuels n’aurait surpris les premiers potentats totalitaires. Kublaï Khan, qui s’autoproclamait Empereur du Monde, se vanta en présence de Marco Polo du tapis roulant automatique qui acheminait sa nourriture jusqu’à sa table ainsi que du pouvoir que possédaient ses magiciens de maîtriser le climat. Ce qu’ont accompli nos techniques conduites par la science est de rendre non seulement crédibles mais probables des rêves de contrôle absolu encore plus effarants ; et elles ont par là même amplifié leur irrationalité – c’est-à-dire leur divorce d’avec les conditions écologiques et les traditions humines ancestrales qui avaient de fait permis l’épanouissement de la vie sous toutes ses formes, et par-dessus tout celui de la vie humaine consciente. Que la plupart de ces fantasmes anciens soient devenus des réalités de chaque jour ne signifie pas que le mauvais usage, actuel et à venir, que nous en faisons soit moins irrationnel ou moins hostile à la vie.
Ne vous laissez pas abuser par le bel étiquetage scientifique sur l’emballage. Idéologiquement, le système de puissance moderne est aussi obsolète que son précurseur antique, lorsqu’on le juge à l’aune de l’écologie et des valeurs humaines. Malgré toutes ses inventions variées, les dimensions nécessaires à une économie de vie font défaut à notre économie technocratique actuelle, et c’est l’une des raisons pour lesquelles apparaissent des signes alarmants de son effondrement. Nous avons nombre de preuves biologiques qui démontrent que la vie n’aurait pu ni perdurer ni se développer sur cette planète si la maîtrise de la seule énergie physique avait été le critère de la réussite biologique. Dans tous les processus organiques, la qualité est aussi importante que la quantité, et trop est aussi néfaste pour la vie que trop peu. Aucune espèce ne peut exister sans l’aide et le soutien constants de milliers d’autres organismes vivants, chacun obéissant à sa propre structure de vie, suivant le cycle convenu de naissance, croissance, dégénérescence et mort. ( ... )
Toutes les inventions de notre technique moderne dont nous sommes si fiers sont d’abord apparues dans les rêves intrépides de l’âge du bronze, comme attributs des dieux et de leurs représentants sur terre : le contrôle à distance, le vol humain, le transport supersonique, la communication instantanée, les servomécanismes automatiques, la guerre bactériologique et l’extermination en masse de grandes populations urbaines par le feu de l’enfer, à défaut de fission nucléaire. Si vous ne connaissez pas la littérature sacrée de l’Égypte et de Babylone, vous trouverez assez de renseignements dans l’Ancien Testament biblique pour attester la paranoïa originelle du Système de la Puissance à travers les rêves et les actes quotidiens des dieux et des rois qui le représentaient sur terre.
Tout comme aujourd’hui, l’exhibitionnisme technique sans limites avait pour but de témoigner du pouvoir absolu du monarque et de son élite, à la fois militaire, bureaucratique et scientifique. Aucun de nos exploits techniques actuels n’aurait surpris les premiers potentats totalitaires. Kublaï Khan, qui s’autoproclamait Empereur du Monde, se vanta en présence de Marco Polo du tapis roulant automatique qui acheminait sa nourriture jusqu’à sa table ainsi que du pouvoir que possédaient ses magiciens de maîtriser le climat. Ce qu’ont accompli nos techniques conduites par la science est de rendre non seulement crédibles mais probables des rêves de contrôle absolu encore plus effarants ; et elles ont par là même amplifié leur irrationalité – c’est-à-dire leur divorce d’avec les conditions écologiques et les traditions humines ancestrales qui avaient de fait permis l’épanouissement de la vie sous toutes ses formes, et par-dessus tout celui de la vie humaine consciente. Que la plupart de ces fantasmes anciens soient devenus des réalités de chaque jour ne signifie pas que le mauvais usage, actuel et à venir, que nous en faisons soit moins irrationnel ou moins hostile à la vie.
Ne vous laissez pas abuser par le bel étiquetage scientifique sur l’emballage. Idéologiquement, le système de puissance moderne est aussi obsolète que son précurseur antique, lorsqu’on le juge à l’aune de l’écologie et des valeurs humaines. Malgré toutes ses inventions variées, les dimensions nécessaires à une économie de vie font défaut à notre économie technocratique actuelle, et c’est l’une des raisons pour lesquelles apparaissent des signes alarmants de son effondrement. Nous avons nombre de preuves biologiques qui démontrent que la vie n’aurait pu ni perdurer ni se développer sur cette planète si la maîtrise de la seule énergie physique avait été le critère de la réussite biologique. Dans tous les processus organiques, la qualité est aussi importante que la quantité, et trop est aussi néfaste pour la vie que trop peu. Aucune espèce ne peut exister sans l’aide et le soutien constants de milliers d’autres organismes vivants, chacun obéissant à sa propre structure de vie, suivant le cycle convenu de naissance, croissance, dégénérescence et mort. ( ... )
Aucun ingénieur
compétent ne construirait un pont avec un facteur de sécurité aussi bas que celui
que tolère le système de puissance actuel. Plus le système s’automatise totalement
et plus s’étend son mode centralisé de communication et de contrôle, plus la
marge est étroite ; car à mesure que le système est plus unifié, les composants
humains s’appauvrissent, s’atomisent et se paralysent et sont alors incapables de
reprendre les fonctions et les activités qu’ils ont abandonnées trop servilement à la
mégamachine. ( ... )
Mais il convient également de prendre conscience de la pollution de l’esprit et de la profanation de la culture imputables à l’assujettissement de notre héritage culturel accumulé au cours des siècles à nos normes électromécaniques uniformes. Et nous devons notamment mesurer l’étendue des dégâts engendrés par nos produits culturels spécifiques : production de masse d’imprimés, de photographies, de films, d’articles scientifiques et savants, de même que le déluge quotidien déversé par les moyens de communication de masse. Tout ceci a pour effet d’avilir nos esprits tout comme nos conquêtes matérielles ont dégradé notre habitat planétaire. L’accumulation et la mise en mémoire excessives d’informations insignifiantes, la transmission de trop nombreux messages inutiles, la soumission passive au perpétuel bombardement symbolique d’images et de sons de toute nature, culminant dans les extravagances de la « musique » électronique, amplifiée par des haut-parleurs qui mettent les nerfs à rude épreuve, diminuent jusqu’aux accomplissements authentiques de notre culture et les réduisent à un agglomérat aux dimensions astronomiques qui sera inaccessible à l’intelligence. Il n’existe aucun système susceptible de comprimer cette masse ni d’en restaurer séparément certains éléments sans ajouter quantitativement au chaos. ( ... )
Mais il convient également de prendre conscience de la pollution de l’esprit et de la profanation de la culture imputables à l’assujettissement de notre héritage culturel accumulé au cours des siècles à nos normes électromécaniques uniformes. Et nous devons notamment mesurer l’étendue des dégâts engendrés par nos produits culturels spécifiques : production de masse d’imprimés, de photographies, de films, d’articles scientifiques et savants, de même que le déluge quotidien déversé par les moyens de communication de masse. Tout ceci a pour effet d’avilir nos esprits tout comme nos conquêtes matérielles ont dégradé notre habitat planétaire. L’accumulation et la mise en mémoire excessives d’informations insignifiantes, la transmission de trop nombreux messages inutiles, la soumission passive au perpétuel bombardement symbolique d’images et de sons de toute nature, culminant dans les extravagances de la « musique » électronique, amplifiée par des haut-parleurs qui mettent les nerfs à rude épreuve, diminuent jusqu’aux accomplissements authentiques de notre culture et les réduisent à un agglomérat aux dimensions astronomiques qui sera inaccessible à l’intelligence. Il n’existe aucun système susceptible de comprimer cette masse ni d’en restaurer séparément certains éléments sans ajouter quantitativement au chaos. ( ... )
Cet article a été publié pour la première fois dans Technique, pouvoir et évolution de la société (Technics,
Power and Social change), Charles Thrall et Lerold Starr, éditeurs, Lexington, Mass. 1972.
Utopie, machine et société
1 commentaire:
MERCI.
ça fait des mois que ce blog est un puits de science de culture de ressources de lecture pour moi, je suis aux anges, nourrie, intéressée, emmenée vers autre chose à chaque article, c'est tellement rare...
merci, mille fois merci.
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