dimanche 21 octobre 2012

" Le sabotage " par Emile Pouget ( 1911 )


"à mauvaise paye, mauvais travail !" 


Les employeurs déclarent que le travail et l'adresse sont de simples marchandises, comme les chapeaux et les chemises. "Très bien, disons-nous, nous vous prenons au mot."
Si le travail et l'adresse sont des marchandises, les possesseurs de ces marchandises ont le droit de vendre leur travail et leur adresse exactement comme le chapelier vend un chapeau ou le chemisier une chemise.
Ils donnent valeur pour valeur. Pour un prix plus bas vous avez un article inférieur ou de qualité moindre.
Payez au travailleur un bon salaire, et il vous fournira ce qu'il y a de mieux comme travail et comme adresse.
Payez au travailleur un salaire insuffisant et vous n'aurez plus le droit à exiger la meilleure qualité et la plus grande quantité de travail que vous n’en avez eu à exiger un chapeau de 5 francs pour 2 fr. 50. 

C'était vers 1881, les télégraphistes du Bureau central, mécontents du tarif des heures supplémentaires de nuit, adressèrent une pétition au ministre d’alors, M. Ad. Cochery. Ils réclamaient dix francs, au lieu de cinq qu'ils touchaient, pour assurer le service du soir à sept heures du matin. Ils attendirent plusieurs jours la réponse de l'administration. Finalement, celle-ci n’arrivant pas, et, d'un autre côté, les employés du Central ayant été avisés qu'il ne leur serait même pas répondu, une agitation sourde commença à se manifester. La grève était impossible, on eut recours au "mastic". Un beau matin, Paris s'éveilla dépourvu de communications télégraphiques (le téléphone n’était pas encore installé). Pendant quatre ou cinq jours il en fut ainsi. Le haut personnel de l'administration, les ingénieurs avec de nombreuses équipes de surveillants et d’ouvriers vinrent au bureau central, mirent à découvert tous les câbles des lignes, les suivirent de l'entrée des égouts aux appareils. Ils ne purent rien découvrir. Cinq jours après ce "mastic" mémorable dans les annales du Central, un avis de l’administration prévenait le personnel que dorénavant le service de nuit serait tarifé dix francs au lieu de cinq. On n'en demandait pas plus. Le lendemain matin, toutes les lignes étaient rétablies comme par enchantement. Les auteurs du « mastic » ne furent jamais connus et si l'administration en devina le motif, le moyen employé resta toujours ignoré. ( ... )


Le capitaliste oppose une cuirasse d'or aux coups de son adversaire qui, connaissant son infériorité défensive et offensive, tâche d'y suppléer en ayant recours aux ruses de guerre. L'ouvrier, impuissant pour atteindre son adversaire de front, cherche à le prendre de flanc, en l'attaquant dans ses œuvres vives : le coffre-fort.
Il en est alors des prolétaires comme d'un peuple qui, voulant résister à l'invasion étrangère et ne se sentant pas de force à affronter l'ennemi en bataille rangée se lance dans la guerre d'embuscades, de guérillas. Lutte déplaisante pour les grands corps d'armée, lutte tellement horripilante et meurtrière que, le plus souvent, les envahisseurs refusent de reconnaître aux francs-tireurs le caractère de belligérants.
Cette exécration des guérillas pour les armées régulières n'a pas plus lieu de nous étonner que l'horreur inspirée par le sabotage aux capitalistes.
C'est qu'en effet le sabotage est dans la guerre sociale ce que sont les guérillas dans les guerres nationales : il découle des mêmes sentiments, répond aux mêmes nécessités et a sur la mentalité ouvrière d'identiques conséquences.
On sait combien les guérillas développent le courage individuel, l'audace et l'esprit de décision ; autant peut s'en dire du sabotage : il tient en haleine les travailleurs, les empêche de s'enliser dans une veulerie pernicieuse et comme il nécessité une action permanente et sans répit, il a l'heureux résultat de développer l'esprit d'initiative, d'habituer à agir soi-même, de surexciter la combativité.
De ces qualités, l'ouvrier en a grandement besoin, car le patron agit à son égard avec aussi peu de scrupules qu’en ont les armées d'invasion opérant en pays conquis : il rapine le plus qu'il peut ! ( ... )

Un exemple de l'efficacité du sabotage est l'application méthodique qu'en on faite les coiffeurs Parisiens :
Habitués à frictionner les têtes, ils se sont avisés d'étendre le système du shampooing aux devantures patronales. C'est au point que, pour les patrons coiffeurs, la crainte du badigeonnage est devenue la plus convaincante des sanctions.
C'est grâce au badigeonnage - pratiqué principalement de 1902 à mai 1906 - que les ouvriers coiffeurs ont obtenu la fermeture des salons à des heures moins tardives et c'est aussi la crainte du badigeonnage qui leur a permis d'obtenir, très rapidement ( avant le vote de la loi sur le repos hebdomadaire) la généralisation de la fermeture des boutiques, un jour par semaine.
Voici en quoi consiste le badigeonnage : en un récipient quelconque, tel un œuf préalablement vidé, le "badigeonneur" enferme un produit caustique ; puis, à l'heure propice, il s'en va lancer contenant et contenu sur la devanture du patron réfractaire.
Ce "shampooing" endolorit la peinture de la boutique et le patron profitant de la leçon reçue devient plus accommodant.
Il y a environ 2300 boutiques de coiffeurs à Paris, sur lesquelles, durant la campagne de badigeonnage, 2000 au moins ont été badigeonnées une fois... sinon plusieurs. "L'Ouvrier coiffeur", l'organe syndical de la Fédération des coiffeurs a estimé approximativement à 200.000 francs les pertes financières occasionnées aux patrons par le procédé du badigeonnage.
Les ouvriers coiffeurs sont enchantés de leur méthode et ils ne sont nullement disposés à l'abandonner. Elle a fait ses preuves, disent-ils, et ils lui attribuent une valeur moralisatrice qu'ils affirment supérieure à toute sanction légale. ( ... )




Contre ce sabotage, qui ne s'attaque qu'aux moyens d'exploitation, aux choses inertes et sans vie, la bourgeoisie n'a pas assez de malédictions. Par contre, les détracteurs du sabotage ouvrier ne s'indignent pas d'un autre sabotage, - véritablement criminel, monstrueux et abominable on ne peut plus, celui-là, - qui est l'essence même de la société capitaliste ;
Ils ne s'émeuvent pas de ce sabotage qui, non content de détrousser ses victimes, leur arrache la santé, s'attaque aux sources même de la vie... à tout ! Il y a à cette impassibilité une raison majeure: c'est que, de ce sabotage-là, ils sont les bénéficiaires !
Saboteurs, les commerçants qui, en tripatouillant le lait, aliment des tout petits, fauchent en herbe les générations qui poussent ;
Saboteurs, les fariniers et les boulangers qui additionnent les farines de talc ou autres produits nocifs, adultérant ainsi le pain, nourriture de première nécessité ;
Saboteurs, les fabricants de chocolat à l'huile de palme ou de coco ; de grains de café à l'amidon, à la chicorée et aux glands ; de poivre à la coque d'amandes ou aux grignons d'olives ; de confitures à la glucose ; de gâteaux à la vaseline; de miel à l'amidon et à la pulpe de châtaigne ; de vinaigre à l'acide sulfurique ; de fromages à la craie ou à la fécule ; de bière aux feuilles de buis, etc., etc.
Saboteurs, les trafiquants, Ô combien patriotes ! - plus et mieux que Bazaine, - qui, en 1870-71, contribuèrent au sabotage de leur patrie en livrant aux soldats des godillots aux semelles de carton et des cartouches à la poudre de charbon ; saboteurs, également, leurs rejetons qui, entrés dans la carrière paternelle avec au cœur le traditionnel bonnet à poil, construisent les chaudières explosives des grands cuirassés, les coques fêlées des sous-marins, fournissent l'armée de "singe" pourri, de viandes avariées ou tuberculeuses, de pain au talc ou aux féveroles, etc.  ( ... )


Tous saboteurs ! tous, sans exceptions !... car, tous, en effet, truquent, bouzillent, falsifient, le plus qu'ils peuvent.
Le sabotage est partout et en tout : dans l'industrie, dans le commerce, dans l'agriculture... partout ! partout ! or , ce sabotage capitaliste qui imprègne la société actuelle, qui constitue l'élément dans le quel elle baigne, - comme nous baignons dans l'oxygène de l'air, - ce sabotage qui ne disparaîtra qu'avec elle, est bien autrement condamnable que le sabotage ouvrier.
Celui-ci, - il faut y insister ! - ne s'en prend qu'au capital, au coffre-fort, tandis que l'autre s'attaque à la vie humaine, ruine la santé, peuple les hôpitaux et les cimetières.
Des blessures que fait le sabotage ouvrier ne gicle que l'or ; de celles produites par le sabotage capitaliste, au contraire, le sang coule à flots.
Le sabotage ouvrier s'inspire de principes généreux et altruistes : il est un moyen de défense et de protection contre les exactions patronales ; il est l'arme du déshérité qui bataille pour son existence et celle de sa famille ; il vise à améliorer les conditions sociales des foules ouvrières et à les libérer de l'exploitation qui les étreint et les écrase... Il est un ferment de vie rayonnante et meilleure.
Le sabotage capitaliste, lui, n'est qu'un moyen d'exploitation intensifiée ; il ne condense que les appétits effrénés et jamais repus ; il est l'expression d'une répugnant rapacité, d'une insatiable soif de richesse qui ne recule pas devant le crime pour se satisfaire... Loin d'engendrer la vie, il ne sème autour de lui que ruines, deuil et mort. 

 infokiosques.net 

Aucun commentaire:

Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste ?

L'optimiste pense que l'on vit dans le meilleur des mondes possibles.
Le pessimiste pense que malheureusement c'est vrai.